Œuvres complètes d’Estienne de La Boétie/Lettre à M. de Lansac

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Œuvres complètes d’Estienne de La Boétie, Texte établi par Paul BonnefonG. Gounouilhou ; J. Rouam & Cie (p. 63-64).

A MONSIEVR
MONSIEVR DE LANSAC,
CHEVALIER DE L’ORDRE DV ROY,
CONSEILLER EN SON CONSEIL PRIVÉ,
SVRINTENDANT DE SES FINANCES,
ET CAPITAINE
DE CENT GENTILS-HOMMES DE SA MAISON.


Monsievr, ie vous enuoye la Meſnagerie de Xenophon miſe en François par feu Monſieur de la Boëtie : preſent qui m’a ſemblé vous eſtre propre, tant pour eſtre party premierement, comme vous ſçavez, de la main d’vn Gentilhomme de merque, treſgrand homme de guerre & de paix, que pour auoir prins ſa ſeconde façon de ce perſonnage que ie ſçay auoir eſté aymé & eſtimé de vous pendant ſa vie. Cela vous ſeruira touſiours d’eſguillon à continuer enuers ſon nom & ſa memoire voſtre bonne opinion & volonté. Et hardiment, Monſieur, ne craignez pas de les accroiſre de quelque choſe : car ne l’ayant gouſté que par les teſmoignages publics qu’il auoit donné de ſoy, c’eſt à moy à vous reſpondre, qu’il auoit tant de degrez de ſuffiſance au delà, que vous eſtes bien loing de l’auoir cogneu tout entier. Il m’a faiſt ceſt honneur, viuant, que ie mets au compte de la meilleure fortune des miennes, de dreſſer auec moy vne couſture d’amitié ſi eſtroicte & ſi ioicte, qu’il n’y a eu biais, mouuement ny reſſort en ſon ame, que ie n’aye peu conſiderer & iuger, au moins ſi ma veuë n’a quelquefois tiré court. Or, ſans mentir, il eſtoit, à tout prendre, ſi pres du miracle, que pour, me iettant hors des barrieres de la vray’-ſemblance, ne me faire meſcroire du tout, il eſt force, parlant de luy, que ie me referre & reſtraigne au deſſoubs de ce que i’en ſçay. Et pour ce coup, Monſieur, ie me contenteray ſeulement de vous ſupplier, pour l’honneur & reuerence que vous deuez à la verité, de teſmoigner & croire, que noſtre Guyenne n’a eu garde de veoir rien pareil à luy parmy les hommes de ſa robbe. Soubs l’eſperance donc que vous luy rendrez cela qui luy eſt treſiuſtement deu, & pour le refreſchir en voſtre memoire, ie vous donne ce liure, qui tout d’vn train auſſi vous reſpondra de ma part, que ſans l’expreſſe defenſe que m’en fait mon inſuffiſance, ie vous preſenterois autant volontiers quelque chofe du mien, en recognoiſance des obligations que ie vous doy, & de l’ancienne faueur & amitié que vous auez portee à ceux de noſtre maiſon. Mais, Monſieur, à faute de meilleure monuoye, ie vous offre en payement vne treſaſſeuree volonté de vous faire humble ſeruice.

Monſieur, ie ſupplie Dieu qu’il vous maintienne en ſa garde.

Voſtre obeiſſant ſeruiteur,
Michel de Montaigne.