Œuvres complètes d’Hippocrate (trad. Littré)/tome 1/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile Littré.
Baillière (Tome premierp. 262-291).

CHAPITRE ΧI.

DE LA PUBLICATION DE LA COLLECTION HIPPOCRATIQUE.

Je ne veux pas entrer dans l’examen particulier de chacun des écrits hippocratiques sans consacrer quelques pages à rechercher de quelle manière on peut concevoir que la Collection entière s’est formée. On a vu, dans les chapitres précédents, qu’elle a des incohérences, du décousu, des falsifications dans les noms d’auteurs, des négligences de rédaction qui ne permettent de reconnaître ni l’œuvre d’un seul homme, ni la production d’une seule époque, ni la publication volontaire et soignée d’un écrivain qui achève et polit ses livres avant de les mettre au jour. Là, est une difficulté qu’il faut essayer de résoudre, sinon par des certitudes absolues, au moins par des conjectures très probables. Il s’agit de comprendre comment des fragments, comment de simples notes ont été insérés dans une Collection qui contient des parties si excellentes, si travaillées, si achevées ; il s’agit d’expliquer comment des noms ont été changés, et comment ce qui était l’œuvre de Polybe, par exemple, y a été introduit sous le titre d’œuvre d’Hippocrate. Ce sont des questions que les critiques n’ont jamais abordées ex professo.

On ne peut en espérer la solution que de l’examen de tous les caractères que la Collection hippocratique présente en tant que Collection. Or, huit circonstances principales s’y font remarquer. En les réunissant toutes et en les comparant, on entrevoit comment cette Collection s’est formée.

1o La Collection hippocratique n’existe d’une manière authentique que depuis le temps d’Hérophile et de ses élèves, Philinus et Bacchius.

2o Elle renferme des portions qui (on le sait par des témoignages positifs) appartiennent à d’autres médecins qu’Hippocrate.

3o Elle contient des recueils de notes qu’un écrivain n’aurait jamais publiés lui-même dans cet état d’imperfection.

4o Elle contient des compilations qui sont ou des analyses, ou des extraits, textuellement copiés, d’autres livres qui existent encore aujourd’hui dans cette même Collection.

5o Les traités qui la composent, de même qu’ils ne sont pas d’un seul auteur, ne sont pas non plus d’une seule époque ; il en est de plus récents les uns que les autres.

6o On y voit la preuve que les Hippocratiques avaient composé une foule d’ouvrages qui sont perdus, et qui l’étaient dès le moment de la publication de la Collection.

7o Les plus anciens critiques ont hésité et varié lorsqu’ils ont voulu déterminer à quels auteurs il fallait attribuer les ouvrages qui forment la Collection hippocratique.

8o Il faut excepter un petit nombre d’écrits sur lesquels, à un titre ou à un autre, les critiques anciens se sont accordés unanimement pour en regarder Hippocrate lui-même comme l’auteur.

Revenons sur chacune de ces huit circonstances caractéristiques, et examinons les conclusions qui en découlent naturellement.

En premier lieu, la Collection hippocratique n’existe d’une manière authentique que depuis le temps d’Hérophile et de ses élèves, Philinus et Bacchius : c’est un fait que j’ai démontré ; les commentaires et les renseignements s’arrêtent là pour la Collection en bloc ; dans l’époque antérieure on ne trouve la mention que d’un très petit nombre d’écrits. On est autorisé à conclure de ce fait que la Collection n’a été formée et publiée qu’à ce moment, et qu’auparavant il n’y a rien eu de semblable au recueil qui a été connu plus tard sous le titre commun d’œuvres d’Hippocrate.

En second lieu, il est constant qu’un passage de Polybe se trouve dans la Collection hippocratique. Examinons attentivement cette circonstance : Aristote a, dans sa bibliothèque, les livres du médecin Polybe ; il y emprunte un long morceau qu’il rapporte textuellement ; voilà un premier fait positif. Mais voici un second fait qui est singulier et qui n’est pas moins positif, c’est que le morceau rapporté par Aristote se trouve tout au long dans le livre de la Nature de l’homme, non plus sous le nom de Polybe, mais sous celui d’Hippocrate. Comment s’est faite cette métamorphose ? On n’a pas pu, je l’ai déjà dit, transporter le morceau en question des œuvres d’Aristote dans celles d’Hippocrate, car la publication de la Collection aristotélique est postérieure à celle de la Collection hippocratique. D’un autre côté, les livres de Polybe n’ont pu, non plus, le fournir ; car, si ces livres avaient existé au moment où la Collection hippocratique fut publiée, les premiers commentateurs qui ont travaillé sur les œuvres d’Hippocrate auraient signalé l’emprunt, et nul d’entre eux n’a parlé des livres de Polybe, qui, dans le fait, avaient dès lors péri.

Ainsi un livre de Polybe (car en cela le témoignage d’Aristote est décisif) se trouve postérieurement changé en un livre d’Hippocrate. Un pareil changement n’a pu se faire que sciemment ou insciemment, je veux dire que, ou bien le nom de Polybe a été effacé et celui d’Hippocrate substitué, ou bien le livre n’avait pas de nom d’auteur, et ceux qui l’ont mis alors dans la publicité, l’ayant trouvé avec d’autres qui portaient le titre d’Hippocrate, l’ont décoré du même titre. Cette dernière opinion est la plus probable, et elle l’est d’autant plus que le livre de la Nature de l’homme est évidemment composé d’extraits et de fragments d’un ou plusieurs ouvrages. Cet extrait a pu, par cette raison, n’avoir plus de nom d’auteur, et l’inscription du nom d’Hippocrate a été moins une fraude qu’une erreur.

Ce fait prouve irréfragablement, 1° que la publication de la Collection est postérieure non seulement à Hippocrate, mais à Polybe ; 2° que, du temps d’Aristote, les livres de Polybe existaient avec le nom de cet auteur ; 3° que, comme, dans la Collection hippocratique, ces livres ont perdu le nom de leur véritable auteur, et ne sont plus qu’en extraits très mutilés, la publication de la Collection hippocratique ne peut pas ne pas être postérieure à Aristote. J’ai donc eu raison de regarder la cessation des commentaires et des renseignements vers le temps d’Hérophile et de ses élèves comme une preuve que la publication de la Collection était voisine de leur époque.

En troisième lieu, la Collection hippocratique contient des recueils de notes qu’un écrivain n’aurait jamais publiés lui-même dans un pareil état d’imperfection. Cette vérité a été sentie par tous les critiques de l’antiquité ; aussi ont-ils regardé comme posthume la publication de ces notes. Je rappelle ici ce genre de considérations non pas tant pour démontrer que la Collection hippocratique est une publication postérieure à Hippocrate (cela est établi d’ailleurs d’une manière incontestable) que pour montrer que les livres hippocratiques, tels qu’on les a eus depuis Hérophile jusqu’à nos jours, provenaient, en partie du moins, de papiers long-temps gardés dans une famille ou une école médicale.

C’est ce qui ressort encore plus évidemment du quatrième fait, à savoir que la Collection hippocratique renferme plusieurs morceaux qui sont ou un recueil de passages textuellement copiés, ou une analyse abrégée, faite sur des traités encore existants dans la Collection. En effet, on assiste, là, au travail même qui a produit ce grand nombre de pièces de la Collection hippocratique ; on voit que des morceaux ont été copiés çà et là dans d’autres livres hippocratiques, parce que celui qui les copiait les voulait ou conserver, ou arranger dans un autre ordre ; on voit encore que d’autres livres ont été abrégés et analysés dans un but, soit d’étude, soit d’enseignement ; et ces fragments, ces copies, ces analyses ont été gardés et publiés dans la Collection, avec les pièces originales ; ce qui est la preuve la plus manifeste que les livres hippocratiques sont long-temps demeurés entre des mains médicales qui les ont feuilletés, transcrits, abrégés, usés, perdus ; et c’est ce reste qui, tardivement publié, a constitué la Collection hippocratique : dénomination d’ailleurs méritée ; car la présence, dans cette Collection, de livres qui sont vraiment d’Hippocrate, et d’extraits faits sur ces livres, montre qu’elle est provenue, ou de descendants d'Hippocrate même, ou de gens qui la tenaient de ces descendants.

J’ai rapporté dans le chapitre précédent, p. 253, que deux phrases sans liaison entre elles et avec ce qui les précède, lesquelles terminent l’opuscule du Régime des gens en santé (περὶ διαίτης ὑγιεινῆς), se trouvent, l’une dans l’intérieur du 2e livre des Maladies, l’autre au début du livre des Affections. Un pareil désordre prouve que, lorsque la Collection hippocratique a été mise en circulation, on a publié pêle-mêle tous les papiers (je me sers de ce mot moderne) qui provenaient de la bibliothèque ou d’un médecin, ou d’une famille de médecins. Il faut en dire autant de ce double préambule, le premier en abrégé, le second plus étendu, qui se trouve au commencement du 2e livre des Maladies.

En cinquième lieu, parmi les traités qui forment la Collection, il en est de plus récents les uns que les autres. Cela est encore un argument en faveur de l’opinion qui admet que la Collection est restée, avant sa publication, entre les mains d’une famille ou d’une école médicale. Car, autrement, comment concevoir que des traités d’époques différentes eussent été réunis en un seul corps ? Mais cela se conçoit, du moment que l’on suppose que ces livres se sont accumulés, pendant un long intervalle de temps, dans une famille ou une école. Remarquons en outre qu’il a dû exister des motifs pour que ces livres fussent dits hippocratiques ; ces motifs sont : 1° que ces livres étaient restés ignorés du public médical, ignorance qui a permis de leur donner le nom d’Hippocrate, ce qui n’aurait pu se faire s’ils avaient déjà circulé sous un autre nom ; et, en effet, les ouvrages de Praxagore, de Dioclès et d’Euryphon, composés pendant le même laps de temps, n’ont point été appelés hippocratiques ; leur publicité eût rendu impossible tout changement de ce genre ; 2° que ces livres ont d’autant plus naturellement porté le nom d’Hippocrate qu’ils sortent d’une source hippocratique, c’est-à-dire des mains de gens qui les avaient reçus, par héritage ou tradition, de quelque famille médicale ayant des liaisons avec celle du célèbre médecin de Cos. Et ici un rapprochement me frappe, c’est que, parmi les livres hippocratiques d’époques diverses, les plus récents atteignent seulement le temps d’Aristote et de Praxagore ; pas un ne va jusqu’à Érasistrate et Hérophile ; je l’ai montré dans le chapitre consacré à l’examen de quelques points de chronologie médicale. L’examen intrinsèque de la Collection n’est donc nulle part en contradiction avec l’examen extrinsèque ; car si, d’une part, les renseignements extérieurs sur la Collection ne remontent pas au-delà d’Hérophile, d’autre part, la date des compositions les plus modernes de ce recueil ne descend pas au-delà d’Aristote et de Praxagore. Il y a entre ces deux époques un intervalle dans lequel la Collection a été publiée. Les hippocratiques ont travaillé jusqu’à la première époque ; puis leur famille s’est éteinte ; leur héritage est passé à d’autres mains et, peu de temps après, l’ouverture de la Bibliothèque de Ptolémée Lagus sollicitant la vente des livres, ce qui restait de leurs œuvres a été mis au jour sous le nom du plus célèbre d’entre eux, et sans indice qui pût faire connaître les véritables auteurs de cette masse d’écrits. C’est de cette façon que l’extrait qui subsistait seul encore du livre de Polybe, gendre d’Hippocrate et appartenant par conséquent à cette famille, a été publié dans la Collection avec le nom d’Hippocrate. Le livre de Polybe avait été dans cette bibliothèque ; il y avait péri, et là même il n’en demeurait plus qu’un extrait ; il avait été aussi dans la bibliothèque d’Aristote ; il y avait également péri ; et la seule trace qu’il y ait laissée, est la citation conservée dans l’Histoire des animaux.

En sixième lieu, la Collection hippocratique renferme la mention d’une foule de livres composés par les hippocratiques, livres qui sont perdus et qui l’étaient dès le moment de la publication de la Collection elle-même. Cette mention est très importante ici : en effet, j’y vois la meilleure preuve qui se puisse donner, que les premiers publicateurs de la Collection hippocratique ont été, non point des faussaires qui auraient composé de toutes pièces les livres, mais des gens qui, eux-mêmes, avaient perdu la notion exacte des volumes qu’ils possédaient, et qui se défirent de tout sans plus s’en inquiéter. Car, autrement, comment trouverait-on, dans la Collection hippocratique, l’indication de livres déjà perdus quand la première publication s’en opérait ? Un faussaire n’aurait pas manqué de compléter la collection, ou plutôt il n’aurait jamais mis ces renvois à des traités perdus. Au reste, c’est revenir à une démonstration qu’on obtient par une autre voie, à savoir qu’un faussaire n’aurait jamais publié des notes sans forme, sans rédaction, sans cohérence. Il aurait plus soigné ce qu’il voulait vendre. Rien ne me paraît mieux établi que ces deux faits contradictoires au premier abord : 1° que dans la Collection hippocratique entrent bon nombre de livres qui ne sont pas d’Hippocrate ; 2° que ces livres sont très sincères, en ce sens qu’ils sont l’œuvre de médecins qui ont vécu depuis le temps d’Hippocrate jusqu’à celui de la fondation des bibliothèques. Il faut admettre ensemble ces deux faits ; et leur admission simultanée jette un jour tout nouveau sur le mode de formation de la Collection hippocratique elle-même. À cette époque, les monuments littéraires étaient facilement anéantis. Des livres renfermés dans une maison particulière, et dont il n’y avait peut-être qu’une seule copie, étaient sujets à une foule de chances de destruction. Aussi ont-ils péri en grand nombre. Et cela n’est pas arrivé seulement aux œuvres hippocratiques : Aristote cite les œuvres du médecin Syennésis de Chypre, de Léophanès et de bien d’autres ; tout cela n’a plus été cité par personne, tout cela avait péri avant d’acquérir une publicité étendue, avant d’être déposé dans les bibliothèques publiques. Quand donc elles s’ouvrirent, quand elles offrirent un prix élevé aux vendeurs, ceux qui se trouvaient les derniers nantis de tous ces monuments médicaux, les rassemblèrent et les portèrent en bloc à ceux qui recherchaient cette marchandise. Mais dès lors ils n’avaient plus que des débris de tous les travaux des hippocratiques ; une portion très considérable en était anéantie.

« Des auteurs, dit Galien, n’ont pas publié leurs écrits de leur vivant, et, après leur mort, il ne restait plus qu’une ou deux copies, qui ont péri. D’autres fois, des écrits ont peu de faveur ; on ne les recopie plus, et ils disparaissent. Enfin il y a des gens qui, par pure jalousie cachent et détruisent les livres des anciens ; d’autres enfin en font autant pour s’approprier ce qui a été dit[1]. » Indépendamment des causes que signale Galien, cette perte des livres a été particulièrement considérable dans l’intervalle qui a précédé l’établissement des grandes bibliothèques publiques. Cela a dû être ; car, dans cette période de l’antique librairie, le papyrus n’était pas aussi commun qu’il le fut après la conquête de l’Égypte par les Grecs, et le parchemin n’était pas inventé. Il était donc fort difficile de se procurer des matières propres à copier les livres, et le nombre des exemplaires ne pouvait qu’être extrêmement restreint. On cite à cette époque (tant ils sont rares !) les particuliers et les princes qui ont eu des bibliothèques.

Aristote fut au nombre de ceux qui se firent une bibliothèque, et, à en juger par les auteurs qu’il cite dans ses ouvrages, il est certain qu’il fut riche en livres. Mais quiconque lira ses œuvres avec quelque attention verra que, parmi ces livres qu’il cite, beaucoup n’ont plus été cités par personne. Ils ont péri avant de recevoir une publicité véritable, et d’être inscrits au catalogue des grandes bibliothèques qui se fondèrent plus tard en Égypte, à Pergame et ailleurs. Quelques hommes jaloux de la gloire d’Aristote ont, dans l’antiquité, prétendu qu’il avait détruit volontairement les livres qu’il avait ramassés, afin d’augmenter ses mérites, et de s’attribuer des travaux, des découvertes et une gloire qui auraient dû appartenir à d’autres. Je ne donne aucun crédit à cette calomnie ; et cependant je crois qu’il y a quelque chose de fondé en ce bruit, qui a couru dans les temps anciens ; je crois qu’Aristote a été la cause, non pas volontaire, mais innocente, de la destruction de beaucoup de livres ; sa bibliothèque passa dans les mains de Théophraste, de là dans celles de Nélée, puis des héritiers de Nélée, gens ignorants qui enfouirent les livres, et les laissèrent long-temps exposés à l’humidité et à la moisissure. C’est dans cette transmission que des livres dont souvent Aristote possédait l’unique exemplaire, se détruisirent : c’est ainsi, pour rester dans mon sujet, que périt le livre de Polybe, qu’Aristote avait dans sa bibliothèque, et dont les hippocratiques ne conservèrent qu’un extrait.

En général, on pourrait dire que les collecteurs de livres, avant la période alexandrine si florissante pour la librairie antique, ont été des artisans de la perte des livres, c’est-à-dire pendant tout le temps où les matériaux pour copier ont été rares, et les exemplaires de chaque ouvrage très peu nombreux. Ils les achetaient fort cher, retiraient des mains des détenteurs la seule copie qui souvent en existait ; il ne s’en faisait plus de transcription ; et, si quelque malheur frappait la bibliothèque, le livre était perdu sans retour.

C’est de cette manière qu’on peut concevoir aussi que beaucoup de livres des hippocratiques ont disparu. Ces livres se sont accumulés dans le sein d’une famille ; ils ont peu circulé au dehors, ils ont formé une bibliothèque privée ; la destruction a agi là comme ailleurs, et une multitude d’ouvrages était détruite, ou réduite à des fragments au moment où les immenses dépôts d’Alexandrie les recueillirent.

Galien rapporte un exemple curieux qui prouve à la fois quelle passion Ptolémée Évergète avait pour les vieux livres, quelle munificence il déployait pour s’en procurer, et combien les exemplaires des plus fameux ouvrages étaient peu multipliés. Ptolémée n’avait sans doute dans sa bibliothèque que des copies, incomplètes ou infidèles, des tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ; il demanda aux Athéniens l’exemplaire qu’ils possédaient des œuvres de ces poètes, afin d’en faire prendre seulement copie, promettant de le leur rendre intact ; et, pour gage, il déposa entre leurs mains quinze talents d’argent (ce qui fait 64,680 fr. de notre monnaie, si l’on suppose qu’il s’agit seulement du petit talent attique, lequel vaut 4,312 fr., d’après le calcul de M. Saigey, Métrologie, pag. 42.). Après avoir fait copier les tragédies avec luxe, sur le plus beau papyrus, il retint l’ancien exemplaire et envoya aux Athéniens le nouveau, leur disant qu’ils n’avaient qu’à garder l’argent en compensation de ce que lui gardait la copie confiée. « Quand même, dit Galien, il aurait retenu l’ancien exemplaire sans en remettre un nouveau, les Athéniens, qui avaient reçu le dépôt d’argent à condition de se l’approprier si le roi ne leur rendait pas les livres de leurs poètes, n’auraient rien eu de mieux à faire. Aussi ils prirent la riche copie faite par l’ordre de Ptolémée, et ils gardèrent les quinze talents[2]. » L’on voit, par ce récit, combien les livres étaient peu répandus ; la bibliothèque d’Alexandrie n’avait pas un exemplaire authentique des trois tragiques grecs ; il n’y en avait de copie certaine qu’à Athènes, et, si un incendie avait dévoré le lieu où les Athéniens conservaient ces monuments du génie de leurs concitoyens, la perte eût peut-être été irréparable. Il serait arrivé aux grands tragiques d’Athènes ce que Galien nous apprend être arrivé à plusieurs poètes comiques et tragiques : « On trouve, dit-il, chez les Athéniens, le nom de poètes comiques et tragiques qui ont glorieusement remporté les prix du théâtre et dont les pièces ont péri[3]. » Rapprochons ce fait d’un autre fait plus ancien, il est vrai, mais également significatif. Les Athéniens pris dans la malheureuse expédition de Sicile et réduits en esclavage, adoucirent singulièrement leur sort en répétant des fragments de leurs grands poètes à leurs maîtres, qui, émus d’une aussi belle poésie, allégèrent les chaînes des captifs. Mais cela même montre que les vers de Sophocle et d’Euripide étaient nouveaux pour les Siciliens, que les œuvres de ces tragiques n’étaient connues que par les représentations scéniques, et que les exemplaires n’en circulaient que peu dans la Grèce.

En septième lieu, les plus anciens critiques ont hésité pour décider à quels auteurs on devait attribuer les ouvrages qui forment la Collection hippocratique. Il ne faut pas croire, en effet, que l’impossibilité de reporter cette Collection au-delà du temps de Philinus et d’Hérophile n’existe que pour nous, critiques modernes qui examinons ce point d’histoire littéraire, privés d’une foule de documents, de pièces et de livres qui abondaient dans l’antiquité. Galien n’y a pas réussi ; et, toutes les fois qu’il se trouve en face des difficultés que présente l’explication de la Collection hippocratique, il hésite, il attribue au gendre, aux fils, aux petits-fils d’Hippocrate les traités qui, évidemment, ne peuvent appartenir à Hippocrate lui-même ; il assure que ceux qui manquent de tout ordre, de toute rédaction, ont été publiés, après sa mort, par ses descendants, dans l’état où il les avait laissés ; mais nulle part il n’articule aucun fait positif, aucun témoignage qui prouvent que cette Collection existât avant l’époque que j’ai indiquée. Il importe de se rappeler en même temps que, dès cette époque aussi, elle avait toutes les incohérences, tout le désordre qui y ont été remarqués plus tard. Un récit conservé par Galien servira à comprendre comment les plus anciens critiques n’ont pu aller au-delà du terme fixé plus haut.

Le même Ptolémée avait donné l’ordre qu’on demandât à tous les marchands et navigateurs qui affluaient à Alexandrie les livres qu’ils avaient avec eux. On en prenait copie ; on rendait cette copie au possesseur, et l’original était déposé dans la Bibliothèque avec cette inscription : Livre des navires (τὰ ἐκ πλοίων). On y ajoutait le nom de celui qui l’avait apporté.

Ces détails s’appliquent immédiatement à un des livres de la Collection hippocratique. Certaines histoires de malades, dans le 3e livre des Épidémies, sont terminées par des caractères dont l’interprétation et l’origine ont beaucoup exercé les commentateurs anciens ; je ne m’occuperai ici que de l’origine. Les uns prétendaient que le 3e livre des Épidémies avait été apporté par Mnémon, de Sida en Pamphylie, médecin attaché à la doctrine de Cléophante, avec les caractères ; ils disaient que cet exemplaire portait la suscription de Livre des navires, d’après la correction de Mnémon (κατὰ διορθωτὴν Μνήμονα) ; mais il y avait divergence à cet égard, et quelques-uns assuraient que le nom seul de Mnémon était inscrit sur le livre suivant l’usage signalé plus haut. Les autres soutenaient que Mnémon avait emprunté l’exemplaire de la Bibliothèque royale d’Alexandrie, et l’avait rendu après y avoir inscrit les caractères qui ont tant tourmenté les critiques. Cette dernière version est, comme le remarque Galien, très peu probable ; car quelle foi de tels caractères auraient-ils méritée, s’ils avaient été ajoutés par un médecin inconnu, et s’ils n’avaient été attachés primitivement au livre ? Zénon avait composé un livre sur ces caractères, et il s’attira de vives contradictions. Zeuxis soutint contre lui qu’ils ne venaient pas d’Hippocrate lui-même, et il les attribua à Mnémon, soit que celui-ci eût apporté le livre avec les caractères, soit qu’il les eût ajoutés à l’exemplaire de la Bibliothèque. Mais un autre adversaire de Zénon, Apollonius Biblas, voulant montrer que ce commentateur avait changé arbitrairement les caractères pour les expliquer plus commodément, cite trois exemplaires du 3e livre des Épidémies comme d’une autorité à peu près égale, et qui tous présentaient les caractères autrement que Zénon ne les avait exposés. Ce sont : 1o l’exemplaire trouvé dans la Bibliothèque royale ; 2o l'exemplaire des Navires ; 3o l’édition de Bacchius[4]. On peut affirmer qu’Apollonius Biblas nous a instruits du véritable état des choses. Il y avait dans la Bibliothèque royale un exemplaire qui y était arrivé d’une façon ou d’une autre ; un second, apporté ou non par Mnémon, était venu par les Navires, et en avait reçu la dénomination ; enfin l’édition de Bacchius prenait rang à côté de ces exemplaires. Remarquez que ces trois exemplaires portaient les caractères ; ce qui détruit complètement l’opinion de ceux qui prétendaient qu’ils avaient été ajoutés par Mnémon. Du temps de Galien, aucun de ces exemplaires ne subsistait plus ; lui-même témoigne que, dans ses recherches actives pour remonter aux sources et aux vieux manuscrits, il n’en put trouver, soit à Rome, soit à Pergame, qui eussent plus de trois cents ans de date[5].

Apollonius Biblas nous apprend par ce peu de mots que dans la bibliothèque d’Alexandrie il pouvait y avoir, pour le même ouvrage, deux sortes d’exemplaires, l’un venu directement, l’autre venu par les Navires. En effet, la bibliothèque fondée par Ptolémée fils de Lagus et agrandie par Ptolémée Philadelphe, son successeur, contenait déjà un grand nombre de livres, avant que Ptolémée Évergète, qui fut le troisième roi grec de l’Égypte, eût eu l’idée d’intéresser à son goût les navigateurs qui abordaient à Alexandrie ; et c’étaient ces premiers livres qui avaient formé le fond de la bibliothèque alexandrine, et dont les doubles avaient souvent été apportés par les Navires. Quant à la Collection hippocratique, le fait est établi pour le 3e livre des Épidémies : une copie provenait des Navires, une autre n’en provenait pas. Il y a plus : cette Collection existait dans la bibliothèque avant l’arrivée des livres des Navires ; car Bacchius et Philinus, disciples d’Hérophile, et un peu antérieurs à Ptolémée Evergète, en avaient expliqué les mots difficiles, sans parler d’Hérophile, qui avait commenté le Pronostic ; sans parler de Xénocrite, qui, avant Bacchius, avait expliqué certains mots hippocratiques ; sans rappeler que la partie du livre du Régime dans les maladies aiguës que Galien regarde comme ajoutée par une main étrangère au livre d’Hippocrate, y était réunie dès le temps d’Érasistrate[6]. Ainsi il est vrai de dire que la Collection hippocratique est antérieure à Ptolémée Évergète et à l’arrivée des livres des Navires dans la bibliothèque d’Alexandrie.

Le récit que j’ai transcrit plus haut, nous fournit donc quelques notions sur les plus anciens manuscrits connus du 3e livre des Épidémies. Si l’on met de côté l’édition de Bacchius, on voit que la Bibliothèque royale en avait deux exemplaires. Ce fait est important : en effet, s’il n’y avait eu du 3e livre des Épidémies que l’exemplaire apporté par Mnémon, on pourrait supposer que les six autres livres existaient isolément, et que des arrangeurs postérieurs l’ont intercalé à la place qu’il occupe encore aujourd’hui : mais si, les six autres livres des Épidémies existant déjà, celui que nous appelons le 3e eût été intercalé postérieurement, les commentateurs auraient signalé une circonstance aussi singulière touchant les Épidémies, qui, ne comptant d’abord que six livres, auraient été portées au nombre de sept, et cela par une intercalation entre le 2e et le 4e livre. Ainsi rien de plus certain, par cette raison et par la citation d’Apollonius Biblas, que l’existence des sept livres dans la Bibliothèque avant l’arrivée de l’exemplaire de Mnémon.

Ces détails, curieux en eux-mêmes, je ne les ai pas tant rapportés pour les caractères ajoutés au 3e livre des Épidémies, que pour l’intérêt même de la question que je discute touchant la formation de la Collection hippocratique. Les exemplaires avaient afflué dans la Bibliothèque, mais c’était marchandise mêlée ; tellement qu’on ne les y déposait qu’après un examen, et que des bibliothécaires appelés séparateurs (χωρίζοντες) les révisaient et en donnaient leur opinion. Les livres jugés bons étaient mis à part avec le titre de livres de la petite table[7]. Il est fâcheux que nous ne sachions pas quels étaient les ouvrages de la Collection hippocratique auxquels les honneurs de la petite table avaient été accordés.

Rien de plus ancien n’est su touchant les manuscrits d’Hippocrate. On voit donc sans peine maintenant ce qui embarrassa les critiques, même les premiers venus et les plus voisins des sources. Car ce qui était arrivé pour le 3e livre des Épidémies, était aussi arrivé pour les autres traités de la Collection hippocratique : on les trouva dans les bibliothèques, comme dit Apollonius Biblas. Quand il fallut trier cette masse de livres, il advint que pour quelques-uns, soit qu’ayant circulé antérieurement, ils eussent été cités, soit que, de toute autre façon, leur authenticité fût reconnue, on eut la certitude qu’ils appartenaient véritablement à l’auteur dont ils portaient le nom. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple, l’exemplaire que les Athéniens remirent à Ptolémée de leurs trois tragiques, était manifestement authentique, et là-dessus il ne pouvait y avoir le plus léger nuage. Mais quand quelqu’une des marques décisives qu’il est facile de supposer, faisait défaut, la critique n’avait plus que des conjectures pour se guider.

Finalement, en huitième lieu, quelques écrits hippocratiques, écrits en très petit nombre autant que nous pouvons le savoir, avaient eu une publicité avant la formation de la Collection elle-même. Le chapitre IV, où j’ai réuni tous les témoignages sur Hippocrate, le montre ; Platon, Ctésias, Dioclès, Aristote, ont tenu, consulté, cité des livres d’Hippocrate lui-même ; Aristote a cité un livre de Polybe. Le fait est donc incontestable ; et aussi c’est dans ce fait, c’est-à-dire dans la publicité d’un certain nombre d’écrits du vivant même d’Hippocrate et de Polybe, ou immédiatement après leur mort, que l’antiquité a vu la meilleure preuve de l’authenticité de certains ouvrages contenus dans la Collection. « N’y a-t-il pas eu, dans les lettres profanes, dit Saint-Augustin[8], des auteurs très certains sous le nom desquels des ouvrages ont été publiés, puis rejetés, soit parce qu’ils ne concordaient pas avec les ouvrages qui leur appartenaient incontestablement, soit parce qu’ils n’ont pas mérité, dans le temps où ces auteurs ont écrit, d’être répandus et d’être transmis à la postérité, ou par les auteurs eux-mêmes, ou par leurs amis ? Et, pour omettre les autres, n’est-il pas vrai que, sous le nom d’Hippocrate, médecin très célèbre, des livres ont paru qui n’ont pas été reçus par les médecins ? Il ne leur a servi de rien d’avoir une certaine ressemblance dans les choses et dans les mots avec les écrits véritables ; car, comparés avec ces écrits, ils ont été jugés inférieurs, et ils n’avaient pas été reçus comme siens dès le temps même où ses autres livres devenaient publics. » Tout le reste demeure frappé d’un caractère d’incertitude.

Un livre de l’antiquité prend une complète authenticité surtout du moment où il est cité et commenté. Or, les grandes bibliothèques publiques, avec leurs catalogues, avec l’érudition qu’elles favorisèrent, avec les commentaires qu’elles firent naître, furent une nouvelle ère pour la consécration des livres. Galien accuse parfois les faussaires d’Alexandrie d’avoir altéré les œuvres hippocratiques : Galien se trompe ; c’est auparavant qu’elles ont été altérées, si vraiment elles l’ont été, et c’est depuis la fondation des bibliothèques qu’elles ont été mises à l’abri des interpolations et des substitutions de noms.

En effet, du moment qu’un livre fut déposé dans une bibliothèque où chacun pouvait le consulter, du moment qu’il eut été le sujet de commentaires, il se trouva bien mieux garanti contre des altérations préméditées. Et Galien lui-même le constate dans sa polémique contre les éditeurs qui changeaient témérairement les vieilles leçons qu’ils ne pouvaient interpréter ; il ne manque pas de leur objecter qu’il faut bien reconnaître l’authenticité du texte, puisque ce texte a été lu de la même façon par Héraclide, par Glaucias, par Apollonius, par Bacchius. En un mot, tant que les livres restaient cachés, hors de la circulation, il était facile d’en changer le titre, d’y ajouter des portions hétérogènes, de substituer un nom d’auteur à un autre ; et c’est ce qui arriva sans nul doute lorsque les grandes bibliothèques publiques s’ouvrirent, et appelèrent de toutes parts les livres qu’elles payaient fort cher. On se mit à l’œuvre : les uns forgèrent des livres, les autres effacèrent les véritables noms et, à la place, en inscrivirent d’autres qui se vendaient à un plus haut prix. Mais il n’est pas moins vrai que, du moment que ces livres, tels quels, furent arrivés dans ces bibliothèques, ils ne furent plus sujets ni à changements, ni à substitutions. Être placés dans ces dépôts publics, ce fut pour eux un certificat d’authenticité, qui se transmit de siècle en siècle, de catalogue en catalogue, de commentaire en commentaire. Cela est tellement positif, que la Collection hippocratique (puisqu’ici il n’est question que d’elle) ne subit pas une seule altération depuis cette époque, et que Galien l’a connue telle que l’avaient connue les plus vieux commentateurs, tandis que, durant les temps antérieurs au premier dépôt dans les bibliothèques d’Alexandrie, elle avait été manifestement interpolée, puisqu’on y trouve un écrit qui est de Polybe, suivant le témoignage d’Aristote, seul décisif en ceci. Je ne prétends pas dire que, du moment que les bibliothèques publiques furent ouvertes, les apocryphes devinrent impossibles ; l’histoire littéraire serait là pour me réfuter ; et ils ne sont pas impossibles même aujourd’hui, bien qu’ils soient rendus bien plus difficiles par tous les moyens de vérification que nous possédons. Je veux seulement dire que le dépôt dans les grandes bibliothèques mit des entraves à ce genre de contrefaçon ; que la circonstance que des livres restent long-temps celés au public, et entre les mains d’une famille, d’une école, d’une secte, est la circonstance la plus favorable pour qu’on les interpole, pour qu’on y ajoute, pour qu’on en retranche, pour qu’on change les noms ; et le fait est, pour la Collection hippocratique, qu’elle ne changea plus depuis le premier moment où elle fut formée, jusqu’à Galien. J’ai montré qu’elle a changé un peu de Galien jusqu’à nous, c’est-à-dire qu’il y est entré un certain nombre de morceaux peu importants et inconnus à l’antiquité : c’est qu’en effet, dans cet intervalle, les bibliothèques brûlèrent bien des fois, les livres redevinrent rares, la culture des sciences s’affaiblit notablement, et alors il s’introduisit, sans autorité, dans la Collection hippocratique, des morceaux dont nous constaterons aujourd’hui l’illégitimité, justement parce qu’ils n’ont pas figuré dans les anciens dépôts publics, parce qu’ils n’ont pas été expliqués par les commentateurs, parce qu’ils n’ont pas été mentionnés par les auteurs qui se sont succédé dans l’intervalle.

Ainsi donc, résumant tout ce qui vient d’être dit, rappelant que la Collection hippocratique ne remonte pas, dans sa forme actuelle, au-delà d’Hérophile, qu’elle présentait dès lors tout le désordre qu’elle a présenté plus tard, que les premiers critiques n’ont pas pu mieux que les autres assigner la part de chaque auteur dans cette masse de livres ; que par conséquent la publication s’en était faite sans qu’il restât des indices suffisants pour décider ces questions ; qu’elle porte, en elle-même, la preuve que les traités qui la composent ne sont pas contemporains, et embrassent un laps de temps assez considérable ; qu’elle contient des livres qui sont de Polybe et non d’Hippocrate ; qu’elle renferme des notes, des extraits, des fragments que nul auteur n’aurait publiés de son vivant ; je conclus 1° que cette Collection, après être restée long-temps dans des mains médicales, était tombée en la possession de gens qui n’avaient plus connaissance ni de l’origine détaillée des livres, ni de leur valeur ; 2° qu’ils savaient seulement qu’elle provenait des hippocratiques ; 3° que la publication s’en est faite peu de temps après l’ouverture des grandes bibliothèques à Alexandrie.

Les résultats auxquels j’arrive paraîtront peut-être bien précis sur un sujet qui est enveloppé de tant d’obscurité. Mais il faut considérer qu’ils sont donnés par l’examen comparatif de toutes les circonstances, auxquelles on ne peut satisfaire que de cette façon. J’ai marché pas à pas, et j’ai tenu à montrer que la liaison des faits et une induction attentive pouvaient mener fort loin dans la recherche de détails dont l’ensemble a péri, mais dont il reste çà et là quelques traces. Maintenant cette méthode rigoureuse n’acquerra-t-elle pas quelque force, si je montre qu’en faisant ainsi, d’après un petit nombre de données éparses et fugitives, l’histoire de la Collection hippocratique, j’ai reproduit, dans tout ce qu’elle a d’essentiel, l’histoire de la publication d’une autre collection non moins fameuse, de celle des œuvres aristotéliques ? Ceci vaut la peine d’être exposé de plus près ; car il y a là une comparaison qui aide à tout comprendre.

« Nélée, dit Strabon[9] hérita de la bibliothèque de Théophraste, où se trouvait aussi celle d’Aristote. Aristote l’avait léguée à Théophraste, comme il lui confia la direction de son école ; Aristote, à notre connaissance, est le premier qui ait rassemblé des livres, et il apprit ainsi aux rois d’Égypte à composer une bibliothèque. Théophraste transmit sa bibliothèque à Nélée, qui la fit porter à Scepsis, et la laissa à ses successeurs, gens sans instruction, qui gardèrent les livres renfermés sous clef, et n’y donnèrent aucun soin. Plus tard, quand on apprit avec quel empressement les rois descendants d’Attale et maîtres de Scepsis faisaient rechercher des livres pour former la Bibliothèque de Pergame, les héritiers de Nélée enfouirent les leurs dans un souterrain. L’humidité et les vers les y avaient gâtés, lorsque, long-temps après, la famille de Nélée vendit à un prix fort élevé tous les livres d’Aristote et de Théophraste à Apellicon de Téos ; mais Apellicon était plus bibliomane que philosophe. Aussi, dans les copies nouvelles qu’il fit faire pour réparer tous les dommages que ces livres avaient soufferts, les restaurations ne furent pas heureuses, et son édition fut remplie de fautes. Les anciens péripatéticiens, successeurs de Théophraste, n’avaient eu à leur disposition qu’un petit nombre d’ouvrages d’Aristote, et principalement les exotériques ; ils ne purent donc travailler sur les textes eux-mêmes, et furent réduits à des déclamations sur des propositions. »

Remarquez combien ces détails coïncident minutieusement avec ceux auxquels je suis arrivé sur la Collection hippocratique par la seule voie de conséquence et de raisonnement. La masse des livres aristotéliques, comme la masse des livres hippocratiques, a été complètement ignorée du public pendant un laps de temps ; un petit nombre de livres aristotéliques, comme un petit nombre de livres hippocratiques, ont été dès l’origine dans la circulation et y sont restés. La Collection aristotélique, comme la Collection hippocratique, a fait soudainement son apparition au jour de la publicité. Celle d’Aristote était restée enfouie entre les mains de gens ignorants à qui ces livres étaient arrivés par la circonstance fortuite d’un héritage ; ils n’avaient aucune notion détaillée de ces livres ; ils ne connaissaient pas l’origine précise de chacun d’eux ; ils ne savaient s’ils étaient tous d’Aristote, ou si quelques-uns étaient l’œuvre de Théophraste, de Nélée, de tel autre disciple inconnu du chef de l’école péripatéticienne. Néanmoins ils ont tout vendu au riche Apellicon sous l’appellation commune d’Aristote, sans s’inquiéter des apocryphes qui pouvaient s’y trouver, et sans se soucier des embarras qu’ils allaient donner aux critiques. Qu’ai-je dit pour Hippocrate ? la Collection hippocratique, quoique composée de parties hétérogènes, n’a-t-elle pas reçu un nom commun ? cette collection n’a-t-elle pas paru tout à coup dans le monde littéraire ? avant elle, n’est-ce pas un fait que peu de livres hippocratiques seulement étaient connus du public ? quelle ressemblance plus minutieuse peut-on trouver ? et les circonstances de la formation de la collection aristotélique coïncidant si exactement avec les circonstances de la formation de la Collection hippocratique, ne confirment-elles pas tout ce que j’ai cherché à établir dans ce chapitre ?

Qu’on suppose un moment que le récit que nous a transmis Strabon ne fût pas arrivé jusqu’à nous, et que nous fussions sans renseignement sur le mode de publication des œuvres aristotéliques. En voyant qu’un petit nombre de ces livres seulement est cité avant le temps d’Apellicon, n’aurions-nous pas conclu que la collection dès lors n’était pas publique ? En la voyant constituée immédiatement après cette époque, n’aurions-nous pas conclu que c’était alors qu’elle était entrée dans le domaine public ? En l’étudiant et en reconnaissant qu’elle contient des livres qui ne sont pas d’Aristote, d’autres qui sont dans le plus étrange désordre, n’aurions-nous pas conclu qu’elle n’avait pas été livrée telle qu’elle était sortie des mains du philosophe, et que les détenteurs, à quelque titre qu’ils le fussent, avaient vendu un fonds de bibliothèque, et non l’œuvre d’un homme ? et en apprenant que les plus anciens critiques hésitaient sur les caractères d’authenticité, n’aurions-nous pas conclu que l’incertitude tirait sa source du fait même qui avait donné publicité à la collection, sans donner, en même temps, sur les divers écrits, des renseignements que les derniers propriétaires n’avaient plus ?

De ce fait que la formation de la Collection hippocratique est postérieure à Aristote, de cet autre fait, qu’elle est antérieure à Hérophile, je suis autorisé à placer cette formation dans l’intervalle qui sépare Aristote d’Hérophile, et probablement au moment où le premier Ptolémée fonda la bibliothèque d’Alexandrie, bibliothèque qui prit de si grands accroissements sous Ptolémée Philadelphe et sous Ptolémée Évergète, et qui, excitant la rivalité des rois de Pergame, fut cause de l’invention du parchemin. C’est vers l’an 320 avant J.-C., que Ptolémée fils de Lagus établit sa bibliothèque ; c’est vers l’an 300 qu’Hérophile a particulièrement fleuri comme médecin et comme écrivain ; et de son temps la Collection était formée et publiée. Ces deux faits établissent, avec une approximation suffisante, la date de la publication de la Collection hippocratique. D’un autre côté, si l’on se rappelle que l’examen intrinsèque de la Collection nous a conduits à placer la composition des plus récents traités vers le temps d’Aristote et de Praxagore, si l’on se rappelle encore que les derniers hippocratiques ont pratiqué la médecine auprès de Roxane, d’Antipater et de Cassandre, on sera porté à admettre que cette illustre famille s’est éteinte vers cette époque même ; que les débris de sa bibliothèque ont été, peu d’années après, vendus par ceux qui en étaient devenus possesseurs ; et que c’est ainsi que la Collection hippocratique est entrée dans la publicité, avec toutes les traces du désordre et de la mutilation, et sans critérium qui pût assigner à chaque livre l’auteur dont il émanait.

Ce n’est pas une date positive que je fixe ici ; c’est une date approximative. Les derniers hippocratiques sont du temps d’Alexandre et d’Antipater ; les derniers livres de la Collection sont du temps de l’enseignement d’Aristote : et la Collection apparaît formée du temps d’Érasistrate, d’Hérophile, de Xénocrite, de Bacchius. Par conséquent on a un intervalle que l’on peut alonger ou rétrécir, et qui comprend soixante, cinquante ou quarante ans. Il y a donc ici une double approximation : celle où je suppose que les travaux des hippocratiques se sont arrêtés, et que leur famille s’est éteinte, et celle où je suppose que la Collection a été publiée, et connue dans son état actuel. Ni l’une ni l’autre date n’est fixée ; mais l’une et l’autre ont des limites au-delà desquelles on ne peut les porter. Ainsi la publication de la Collection ne peut être dite plus moderne qu’Hérophile, Érasistrate et Philinus ; la composition de certains écrits, et l’époque de certains hippocratiques ne peuvent être plus anciennes qu’Aristote.

Je prie le lecteur de bien distinguer ici entre ce qui est fait positif et ce qui est hypothèse de ma part. Il est certain que la Collection comprend des écrits d’Hippocrate, de Polybe et d’autres hippocratiques postérieurs ; il est certain que cette Collection renferme en elle-même, soit par la mention d’ouvrages qui n’existent plus, soit par la présence d’extraits, de notes et d’abrégés, la preuve qu’elle a subi une longue élaboration et des remaniements qui coïncident avec l’existence d’une série de médecins hippocratiques ; il est certain que, par une troisième coïncidence, les notions anatomiques et physiologiques qui y sont consignées montrent un développement et embrassent un laps de temps qui va depuis Hippocrate et Polybe jusqu’à l’époque de l’enseignement d’Aristote et de Praxagore ; il est certain que les commentaires s’arrêtent à Bacchius, Philinus, Xénocrite et Hérophile, et que par conséquent là aussi s’arrête la consécration de l’existence de cette Collection dans son ensemble ; il est certain encore que dès lors le désordre qu’elle présente existait, et que ces premiers commentateurs avaient perdu les moyens de reconnaître le véritable auteur de chacun des traités.

Voilà les faits positifs. Voici l’hypothèse : j’ai supposé, pour expliquer ces faits, qui doivent être tous admis simultanément, que la bibliothèque des hippocratiques, dont la famille était venue à s’éteindre, avait passé, mutilée, tronquée, dépareillée, dans les mains de possesseurs qui n’en avaient pas la connaissance détaillée, et de là dans le domaine public. Comme les derniers hippocratiques et leurs derniers livres atteignent l’époque d’Alexandre et d’Antipater, d’Aristote et de Praxagore, j’ai supposé que la publication de la Collection devait être postérieure. Comme elle est connue, citée, commentée par Hérophile, Xénocrite, Philinus et Bacchius, il a fallu non plus supposer, mais admettre qu’elle leur était antérieure ; c’est ainsi que j’ai déterminé les deux limites entre lesquelles j’ai placé la publication. Enfin, comme à ce même temps les grandes bibliothèques d’Alexandrie se sont ouvertes, comme Ptolémée fils de Lagus, peu après la mort d’Alexandre, a fondé la sienne, beaucoup augmentée par son successeur Ptolémée Philadelphe, et comme cette fondation et cet agrandissement des bibliothèques sont justement du temps d’Hérophile, de Xénocrite, de Philinus et de Bacchius, j’ai pensé que la publication avait été déterminée par l’ouverture de ces grands dépôts de livres.

C’est là une hypothèse, je le sais, et je la donne aussi pour telle ; cependant elle me paraît approcher beaucoup de la certitude. Elle résulte tellement de la nature des choses, que Galien, sans en faire un système explicite comme je l’ai fait moi-même, en a cependant admis toutes les données fondamentales. Il pense que certains livres de la Collection sont de Thessalus, de Polybe, d’Hippocrate, fils de Dracon, et de ceux qu’il appelle les asclépiades postérieurs ; c’est admettre, comme j’ai fait, dans cette Collection, une collaboration d’auteurs qui sont postérieurs les uns aux autres ; il pense que certains traités ont été augmentés, arrangés par les descendants d’Hippocrate ; c’est admettre, comme j’ai fait, des remaniements dans ces traites restés entre les mains des médecins héritiers de leur illustre aïeul ; enfin il pense que le zèle des Ptolémée pour les livres a déterminé, non seulement la publication des livres hippocratiques, mais encore les additions, aux vrais traités d’Hippocrate, de ces parties qu’il regarde généralement comme dues à quelqu’un des hippocratiques ; c’est admettre que les publicateurs possédaient ces fragments des livres des hippocratiques. Ainsi Galien a été tellement dominé par les conditions du problème, qu’à son insu, pour ainsi dire, il a posé toutes les bases de la solution.

En effet, il n’y a, ce me semble, que deux manières de concevoir la formation de la Collection hippocratique : l’une est celle que je viens de proposer ; l’autre, qui n’en est qu’une modification, consisterait à supposer que les livres qui la constituent étaient épars dans diverses mains, qu’ils sont arrivés de différents côtés dans les bibliothèques avec le nom d’Hippocrate, lequel y avait été mis par les vendeurs pour que le prix fût meilleur, et que là ils ont formé cette collection considérable où les critiques ont ensuite essayé de porter l’ordre. Ce qui m’empêche d’adopter cette opinion, ce sont les rapports qui unissent ces livres entr’eux, les communautés de doctrines, les passages copiés l’un sur l’autre, les citations de livres perdus, la présence de fragments, de notes, d’extraits : toutes choses qui me paraissent exclure la dissémination de ces livres entre des mains diverses. Avec ces conditions, on doit admettre qu’ils ont été élaborés dans un même foyer ; car, on n’y reconnaîtrait pas toutes ces liaisons, s’ils provenaient de médecins qui n’auraient pas eu des rapports et d’enseignement et de tradition les uns avec les autres ; on n’y trouverait pas non plus des notes décousues et des morceaux sans rédaction véritable, si Thessalus, Dracon, Hippocrate III, Hippocrate IV et les autres les avaient composés pour les publier ; et il n’a guère été possible d’y inscrire le nom du grand Hippocrate, que parce que les pièces qui sont dépourvues de toute rédaction étaient des papiers conservés sans nom d’auteur. C’est ainsi que les extraits du livre de Polybe ont été gardés, puis ont été publiés comme appartenant à Hippocrate, le livre lui-même ne s’étant conservé nulle part, pas même dans la bibliothèque d’Aristote. On est donc toujours forcé d’en revenir à ce point, à savoir que la publicité des livres hippocratiques, à part sans doute quelques traités, a été excessivement restreinte avant la fondation des bibliothèques, et que le désordre primitif où s’est trouvée cette Collection dès le temps des plus anciens critiques, annonce bien plutôt une réunion de livres et de papiers qui, étant restés longtemps dans l’usage d’une famille, y ont été plus ou moins abrégés, dépareillés et mutilés, que la réunion, dans la bibliothèque d’Alexandrie, de traités qui, ayant été publiés au fur et à mesure de leur composition, se seraient ainsi trouvés entre les mains de possesseurs divers.

Si l’on avait, d’une part, la liste exacte des livres hippocratiques compris dans l’exemplaire de la Collection qui, suivant Apollonius Biblas, se trouvait dans la Bibliothèque royale d’Alexandrie, et, d’autre part, la liste exacte des livres hippocratiques apportés par les Navires, on pourrait avec probabilité considérer ceux-ci comme représentant les traités qui avaient joui d’une certaine publicité, et ceux-là comme représentant les livres venus directement de la famille des hippocratiques.

En définitive, tout ce qui, de la Collection hippocratique, se trouve authentiquement consacré par les travaux des anciens critiques, réunit un tel ensemble de conditions qu’il est difficile d’en concevoir la publication autrement que d’une manière analogue à celle dont Strabon nous a conservé le récit pour la collection aristotélique.

Prosper Marcian dit, dans la préface de son Commentaire sur Hippocrate : « Si tous les livres appelés hippocratiques ne sont pas d’Hippocrate, par quel hasard ont-ils reçu son nom ? j’en assignerai deux causes : la première, qu’après la mort d’Hippocrate, tous les livres qui ont été trouvés dans sa bibliothèque sans nom d’auteur, ont été publiés avec le sien ; la seconde, que le nom d’Hippocrate peut avoir été appliqué justement à des œuvres de divers auteurs, attendu qu’il y a eu plusieurs Hippocrate. »

Mercuriali suppose que les livres hippocratiques ont pu, comme ceux d’Aristote, rester inconnus pendant quelque temps. Sa remarque, on le voit, est vraie ; mais il en abuse parce qu’il prolonge, ce semble, cette ignorance jusqu’au temps de Galien ; le défaut de publicité n’a duré que jusqu’au temps d’Hérophile et d’Érasistrate. J’ai voulu rapporter ces opinions de Mercuriali et de Prosper Martian, pour montrer que je n’ai guère fait que développer et appuyer de raisonnements et de preuves l’idée émise, pour ainsi dire en passant, par ces deux savants médecins.

J’ai satisfait à toutes les conditions du problème que j’ai énumérées en tête de ce chapitre ; et c’est parce que je me les suis posées, que j’ai pu essayer de le résoudre. Ainsi s’explique la présence de fragments tronqués, de livres sans commencement ou sans fin, de notes sans liaison. Ainsi s’explique l’introduction, dans la Collection hippocratique, de plusieurs traités qui ne sont certainement pas d’Hippocrate, et qui cependant ne sont pas dus à un faussaire. Après Hippocrate, les médecins, ses successeurs, écrivent, et augmentent le fond qui leur a été légué. Mais, d’un autre côté, les causes de destruction agissent ; des livres dont il n’existait qu’un ou deux exemplaires disparaissent sans retour ; et, quand la publication littéraire est sollicitée par la formation des bibliothèques et la multiplication des lecteurs, les derniers détenteurs réunissent tout ce qu’ils ont, bon ou mauvais, livres entiers et fragments, traités faits avec soin et notes jetées pour un usage personnel ; et ils publient cette masse sous le nom commun du grand homme dont Platon avait vanté la science et le génie.

  1. T. v, p. 4, Éd. Basil.
  2. Tome v, p. 412, Éd.. Basil.
  3. Tome v, p. 4.
  4. Οὔτε τὸ κατὰ τὴν βασιλικὴν βιβλιοθηκὴν εὑρεθὲν, οὔτε τὸ ἐκ τῶν πλοίων, οὔτε τὴν ὑπὸ Βακχείου γενομένην ἔκδοσιν. Gal., t. v, p. 413, Éd. Basil.
  5. Tome v, p. 661, Éd. Basil.
  6. Τοῦτο τὸ βιβλίον, εἰ καὶ μὴ Ἱπποκράτους ἐστὶ σύγγραμμα, παλαιὸν γοῦν ἐστιν ὡς κατὰ τοὺς Ἐρασιστράτου χρόνους ἤδη προσκεῖσθαι τῷ γνησίῳ. Gal., tome v, p. 89, Éd. Basil.
  7. Τὰ ἐκ τοῦ μικροῦ πινακιδίου. Gal., t. iii, p. 181, Éd. Basil.
  8. Contra Faustum Manichæum, I. XXXIII, 6, p. 493, t. VI, Éd. Frob. 1556.
  9. Lib. XIII, p. 608.