Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Élégie, IV

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ÉLÉGIE IV


Ah ! je les reconnais et mon cœur réveille.
Ô sons ! Ô douces voix chères à mon oreille,
Ô mes Muses, c’est vous. Vous, mon premier amont,
Vous, qui m’avez aimé dès que j’ai vu le jour.
Leurs bras, à mon berceau dérobant mon enfance,
Me portaient sous la grotte où Virgile eut naissance,
Où j’entendais le bois murmurer et frémir,
Où leurs yeux dans les fleurs me regardaient dormir.-
Ingrat ! ô de l’amour trop coupable folie !
Souvent je les outrage et fuis et les oublie ;
Et sitôt que mon cœur est en proie au chagrin.
Je les vois revenir le front doux et serein.
J’étais seul, je mourais. Seul, Lycoris absent,
De soupçons inquiets m’agite et me tourmente.
Je vois tous ses appas et je vois mes dangers ;
Ah ! je la vois livrée à des bras étrangers.
Elles viennent ! leurs voix, leur aspect me rassure ;
Leur chant mélodieux : assoupit ma blessure
Je me fuis, je m’oublie, et mes esprits distraits

Se plaisent à les suivre et retrouvent la paix.
Par vous, Muses, par vous, franchissant les collines,
Soit que j’aime l’aspect des campagnes Sabines,
Soit Catile ou Falerne et leurs riches côteaux,
Ou l’air de Blandusie et l’azur de ses eaux :
Par vous de l’Anio j’admire le rivage,
Par vous de Tivoli le poétique ombrage,
Et de Bacchus assis sous des antres profonds,
La Nymphe et le Satyre écoutant les chansons.
Par vous la rêverie errante, vagabonde,
Livre à vos favoris la nature et le monde ;
Par vous, mon ame au gré de ses illusions
Vole et franchit les temps, les mers, les nations
Va vivre en d’autres corps, s’égare, se promène ;
Est tout ce qu’il lui plaît, car tout est son domaine.

Ainsi, bruyante abeille, au retour du matin
Je vais changer en miel les délices du thim.
Rose, un sein palpitant est ma tombe divine.
Frêle atome d’oiseau, dé leur molle étamine
Je vais sous d’autres cieux dépouiller d’autres fleurs..
Le papillon plus grand offre moins de couleurs.
Et l’Orénoque impur, la Floride fertile,
Admirent qu’un oiseau si tendre, si débile ;
Mêle tant d’or, de pourpre, en ses riches habits ;
Et pensent dans les airs voir nager des rubis.
Sur un fleuve souvent l’éclat de mon plumage
Fait à quelque Léda souhaiter mon hommage.
Souvent, fleuve moi-même, en mes humides bras
Je presse mollement des membres délicats,

Mille fraîches beautés que partout j’environne ;
Je les tiens, les soulève, et murmure et bouillonne.
Mais surtout, Lycoris, Protée insidieux
Partout autour de toi je veille, j’ai des yeux.
Partout, Sylphe ou Zéphire, invisible et rapide,
Je te vois. Si ton cœur complaisant et perfide
Livre à d’autres baisers une infidèle main,
Je suis là. C’est moi seul dont le transport soudain,
Agitant tes rideaux ou ta porte secrète,
Par un bruit imprévu t’épouvante et t’arrête.
C’est moi, remords jaloux, qui rappelle en ton cœur
Mon nom et tes sermens et ma juste fureur.

Mais périsse l’amant que satisfait la crainte.
Périsse la beauté qui m’aime par contrainte,
Qui voit dans ses sermens une pénible loi,
Et n’a point de plaisir à me garder sa foi !