Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Élégie, XV

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ÉLÉGIE XV


Souvent le malheureux songe à quitter la vie,
L’espérance crédule à vivre le convie.
Le soldat sous la tente espère avec la paix,
Le repos, les chansons, les danses, les banquets.
Gémissant sur le soc, le laboureur d’avance,
Voit ses guérêts chargés d’une heureuse abondance.
Moi, l’espérance amie est bien loin de mon cœur.
Tout se couvre à mes yeux d’un voile de langueur ;
Des jours amers, des nuits plus amères encore.
Chaque instant est trempé du fiel qui me dévore ;
Et je trouve partout mon ame et mes douleurs,
Le nom de Lycoris et la honte et les pleurs.
Ingrate Lycoris à feindre accoutumée,
Avez-vous pu trahir qui vous a tant aimée ?

Avez-vous pu trouver un passe-temps si doux
À déchirer un cœur qui n’adorait que vous ?
Amis, pardonnez-lui ; que jamais vos injures
N’osent lui reprocher ma mort et ses parjures ;
Je ne veux point pour moi que son cœur soit blessé,
Ni que pour l’outrager mon nom soit prononcé.
Ces amis m’étaient chers ; ils aimaient ma présence.
Je ne veux qu’être seul, je les fuis, les offense,
Ou bien, en me voyant, chacun avec effroi
Balance à me connaître et doute si c’est moi.

Est-ce là cet ami, compagnon de leur joie,
À de jeunes désirs comme eux toujours en proie,
Jeune amant des festins, des vers, de la beauté ?
Ce front pâle et mourant, d’ennuis inquiété,
Est celui d’un vieillard appesanti par l’âge,
Et qui déjà d’un pied touche au fatal rivage.
Sans doute, Lycoris, oui, j’ai fini mon sort
Quand tu ne n’aimes plus et souhaites ma mort.
Amis, oui, j’ai vécu ; ma course est terminée.
Chaque heure m’est un jour, chaque jour une année.
Les amans malheureux vieillissent en un jour,
Ah ! n’éprouvez jamais les douleurs de l’amour :
Elles hâtent encor nos fuseaux si rapides,
Et non moins que le Temps la Tristesse a des rides.
Quoi, Gallus ! quoi le sort, si près de ton berceau,
Ouvre à tes jeunes pas ce rapide tombeau ?
Hélas ! mais quand j’aurai subi ma destinée,
Du Léthé bienfaisant la rive fortunée
Me prépare un asile et des ombrages verts :

Là, les danses, les jeux, les Suaves concerts,
Et la fi niche Naïade, en ses grottes de mousse,
S’écoulant sur des fleurs, mélancolique et douce.
Là jamais la beauté ne pleure ses attraits :
Elle aime, elle est constante, elle ne ment jamais ;
Là tout choix est heureux, toute ardeur mutuelle,
Et tout plaisir durable et tout serment fidèle.
Que dis-je ? on aime alors sans trouble ; et les amans
Ignorant le parjure, ignorent les sermens.

Venez me consoler, aimables héroïnes :
Ô Léthé ! fais-moi voir leurs retraites divines ;
Viens me verser la paix et l’oubli de mes maux.
Ensevelis au fond de tes dormantes eaux
Le nom de Lycoris, ma douleur, mes outrages.
Un jour peut-être aussi, sous tes rians bocages,
Lycoris, quand ses yeux ne verront plus le jour,
Reviendra toute en pleurs demander mon amour ;
Me dire que le Styx me la rend plus sincère,
Qu’à moi seul désormais elle aura soin de plaire,
Que cent fois, rappelant notre antique lien,
Elle a vu que son cœur avait besoin du mien.
Lycoris à mes yeux ne sera plus charmante :
Pourtant… Ô Lycoris ! ô trop funeste amante !
Si tu l’avais voulu, Gallus plein de sa foi,
Avec toi voulait vivre et mourir avec toi.