Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Idylles/Fragmens

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FRAGMENS


Œta, mont ennobli par cette nuit ardente,
Quand l’infidèle époux d’une épouse imprudente
Reçut de son amour un présent trop jaloux,
Victime du centaure immolé par ses coups.
Il brise tes forêts : ta cime, épaisse et sombre
En un bûcher immense amoncèle sans nombre
Les sapins résineux que son bras a ployés.
Il y porte la flamme ; il monte : sous ses piés
Étend du vieux lion la dépouille héroïque ;
Et l’œil au ciel, la main sur fa massue antique,
Attend sa récompense et l’heure d’être un dieu.
Le vent souffle et mugit. Le bûcher tout en feu
Brille autour du héros ; et la flamme rapide
Porte aux palais divins l’ame du grand Alcide !


J’étais un faible enfant qu’elle était grande et belle :
Elle me souriait et m’appelait près d’elle.
Debout sur ses genoux, mon innocente main
Parcourait ses cheveux, son visage, son sein,

Et sa main quelquefois aimable et caressante
Feignait de châtier mon enfance imprudente.
C’est devant ses amans, auprès d’elle confus,
Que la fière beauté me caressait le plus.
Que de fois (mais hélas ! que sent-on à cet âge ?)
Les baisers de sa bouche ont pressé mon visage ;
Et les bergers disaient, me voyant triomphant :
« Ô que de biens perdus ! Ô trop heureux enfant ! »


Toujours ce souvenir m’attendrit et me touche,
Quand lui-même appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m’asseyant sur lui, près de son cœur,
M’appelait son rival et déjà son vainqueur.
Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre
À souffler une haleine harmonieuse et pure.
Et ses savantes mains prenant mes jeunes doigts,
Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois,
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
À fermer tour à tour les trous du buis sonore.



(IMITÉ DE PLATON.)


LA reposait l’Amour, et sur sa joue en fleur B
D’une pomme brillante éclatait la couleur.
Je vis, dès que j’entrai sous cet épais bocage,
Son arc et son carquois suspendus au feuillage.

Sur des monceaux de rose, au calice embaumé,
Il dormait. Un souris sur sa bouche formé
L’entr’ouvrait mollement ; et de jeunes abeilles
Venaient cueillir le miel de ses lèvres vermeilles.


J’apprends, pour disputer un prix si glorieux,
Le bel art d’Erychton, mortel prodigieux,
Qui sur l’herbe glissante, en longs anneaux mobiles,
Jadis homme et serpent traînait ses pieds agiles.
Elevé sur un axe Erychton le premier
Aux liens du timon attacha le coursier,
Et vainqueur près des mers, sur les sables arides,
Fit voler à grand bruit les quadriges rapides.
Le Lapithe hardi dans ses jeux turbulens
Le premier des coursiers osa presser les flancs.
Sous lui dans un long cercle achevant leur carrière
Ils surent aux liens livrer leur tête altière,
Blanchir un frein d’écume, et légers, bondissans,
Agiter, mesurer leurs pas retentissans.


Je sais, quand le midi leur fait désirer l’ombre,
Entrer à pas muets sous le roc frais et sombre,
D’où parmi le cresson et l’humide gravier
La naïade se fraie un oblique sentier.
Là j’épie à loisir la nymphe blanche et nue
Sur un banc de gazon mollement étendue,

Qui dort ; et sur sa main, au murmure des eaux,
Laisse tomber son front couronné de roseaux.


Tu gémis sur l’Ida, mourante, échevelée,
Ô reine ! ô de Minos épouse désolée !
Heureuse si jamais, dans ses riches travaux,
Cérès n’eût pour le joug élevé des troupeaux !
Tu voles épier sous quelle yeuse obscure
Tranquille il ruminait son antique pâture,
Quel lit de fleurs reçut ses membres nonchalans,
Quelle onde a ranimé l’albâtre de ses flancs.
Ô nymphes, entourez, fermez, nymphes de Crète,
De ces vallons fermez, entourez la retraite.
Ô craignez que vers lui des vestiges épars
Ne viennent à guider ses pas et ses regards.
Insensée, à travers ronces, forêts, montagnes,
Elle court. Ô fureur ! dans les vertes campagnes,
Une belle génisse, à son superbe amant,
Adressait devant elle un doux mugissement.
La perfide mourra. Jupiter la demande.
Elle-même à son front attache la guirlande,
L’entraîne, et sur l’autel prenant le fer vengeur
« Sois belle maintenant, et plais à mon vainqueur. »
Elle frappe. Et sa haine à la flamme lustrale
Rit de voir palpiter le cœur de sa rivale.


(IMITÉ DE THOMPSON.)


Ah ! prends un cœur humain, laboureur trop avide,
Lorsque d’un pas tremblant l’indigence timide
De tes larges moissons vient, le regard confus,
Recueillir après toi les restes superflus.
Souviens-toi que Cybèle est la mère commune.
Laisse la probité, que trahit la fortune,
Comme l’oiseau du ciel se nourrir à tes pieds
De quelques grains épars sur la terre oubliés.



(TRADUIT D’EURIPIDE.)


Au sang de ses enfans, de, vengeance égarée,
Une mère plongea sa main dénaturée.
Et l’amour, l’amour seul avait conduit sa main.
Mère, tu fus impie, et l’amour inhumain.
Mère ! amour ! qui des deux eut plus de barbarie ?
L’amour fut inhumain ; mère tu fus impie.
Plût aux dieux que la Thrace aux rameurs de Jason
Eût fermé le Bosphore, orageuse prison ;
Que Minerve abjurant leur fatale entreprise,
Pélion n’eût jamais, aux bords du bel Amphryse,
Vu le chêne, le pin, ses plus antiques fils,
Former, lancer aux flots, sous la main de Typhis,
Ce navire animé, fier conquérant du Phase,
Qui sut ravir aux bois du menaçant Caucase

L’or du bélier divin, présent de Néphélé,
Téméraire nageur qui fit périr Hellé !


FILLE du vieux pasteur, qui d’une main agile
Le soir emplis de lait trente vases d’argile,
Crains la génisse pourpre, au farouche regard,
Qui marche toujours seule et qui paît à l’écart.
Libre, elle lutte et fuit intraitable et rebelle ;
Tu ne presseras point sa féconde mamelle,
À moins qu’avec adresse un de ses pieds lié
Sous un cuir souple et lent ne demeure plié.


(TIRÉ DE MOSCHUS.)


Nouveau cultivateur, armé d’un aiguillon
L’Amour guide le soc et trace le sillon ;
Il presse sous le joug les taureaux qu’il enchaîne.
Son bras porte le grain qu’il sème dans la plaine.
Levant le front, il crie au monarque des dieux :
« Toi, mûris mes moissons, de peur que loin des cieux
Au joug d’Europe encor ma vengeance puissante.
» Ne te fasse courber ta tête mugissante. »