Œuvres complètes de Bernard Palissy/Appendice/Avertissement de l’éditeur

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AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.




V oici l’opuscule que les éditeurs de 1777 se sont efforcés d’attribuer à Bernard Palissy et qu’ils ont regardé comme son premier ouvrage. Bien que nous soyons loin de partager leur opinion, nous avons réimprimé textuellement cet écrit, afin que notre édition ne parût pas moins complète que la précédente ; mais nous avons dû y joindre en même temps les motifs de nos doutes sur son authenticité.

La recherche que firent Gobet et Faujas de Saint-Fond de cet opuscule était fondée sur une phrase insérée par Bernard Palissy, à la fin de son ouvrage intitulé Recepte véritable, etc. : « Si je connois ce mien second livre être approuvé, je mettray en lumière le troisième livre que je feray ci-après, lequel traitera… de diverses espèces de terres, tant des argileuses que des autres ; aussi sera parlé de la marne qui sert à fumer les autres terres, » etc.

C’est uniquement sur cette expression de second livre que les deux savants éditeurs se mirent en quête de découvrir le premier livre que Palissy semblait avoir désigné. Des recherches laborieuses finirent par placer dans leurs mains l’ouvrage suivant, dont nous devons faire connaître le sujet, en rappelant à quelle occasion il fut composé.

Un médecin de Fontenay-le-Comte, en Poitou, Sébastien Colin, auteur de quelques traductions et dissertations peu connues, avait publié une diatribe violente et d’assez mauvais goût, sous ce titre : Declaration des abus et tromperies que font les apothicaires ; fort utile à ung chascun studieux et curieux de sa santé ; par Me Lisset-Benancio (anagramme de Sébastien Colin). Tours, 1553 ; in-16. Ce petit livre, réimprimé à Rouen et à Lyon, suscita une réponse ayant pour titre : Declaration des abus et ignorances des medecins ; œuvre très-utile et proufitable à un chascun studieux et curieux de sa santé ; composé par Pierre Braillier, marchand apothicaire de Lyon ; in-16. L’épître dédicatoire est datée du 1er janvier 1557.

C’est dans ce dernier pamphlet que Faujas de Saint-Fond et Gobet ont voulu voir le premier ouvrage de Bernard Palissy ; aussi l’ont-ils inséré dans leur édition, précédé d’une dissertation bibliographique dans laquelle leur opinion se fondait sur des conjectures plus ou moins spécieuses, ainsi que sur une certaine conformité entre les caractères, les vignettes du livre intitulé Recepte véritable et les mêmes signes typographiques de la Declaration des abus et ignorances des medecins. Voici, à notre tour, sur quels arguments nous nous appuyons pour émettre une opinion tout à fait contraire.

Commençons par dire que ces expressions de Palissy, « ce mien second livre, » peuvent s’expliquer en ce sens que la Recepte véritable est divisée, dans l’édition originale, non en quatre traités, comme l’ont fait sans raison les éditeurs de 1777, mais en deux parties seulement. La première renferme tout ce qui se rapporte à l’histoire naturelle, à l’agriculture, ainsi que la description du jardin délectable, le tout sans distinction de chapitres ni de paragraphes ; la seconde partie, qui est tout à fait détachée de la première, commence un recto de page et a pour titre : de la ville de forteresse. C’est à la fin de cette seconde partie que se trouve la phrase « si je connois ce mien second livre être approuvé, » etc. Or on sait qu’il n’est pas rare, chez les anciens auteurs, de voir confondre le mot livre avec ceux de chapitre ou de traité. Voilà, ce me semble, l’explication la plus naturelle et la plus simple des expressions de Palissy.

Gobet et Faujas tirent un nouvel argument de ce que dit Palissy, dans ses Discours admirables, au traité des sels (voy. p. 245), ainsi qu’au traité de la marne (p. 225), savoir, que le petit livre qu’il rappelle fut imprimé dès les premiers troubles. Or on sait que les premiers troubles religieux du milieu du seizième siècle ne commencèrent réellement qu’en 1562, au massacre de Vassi, à la surprise d’Orléans par le prince de Condé, et qu’ils se terminèrent en 1563, après la bataille de Dreux.

Au traité de l’Or potable (p. 224), Palissy cite le livre dans lequel il a déjà montré que l’or ne peut servir de restaurant. La Recepte véritable contient en effet une dissertation à ce sujet (p. 54-57), où l’on trouve les mêmes arguments que dans le traité spécial de 1580. À la vérité, il est aussi question d’or potable dans la Declaration des abus et ignorances des medecins, mais non dans les mêmes termes, ni en se fondant sur des raisonnements semblables, comme le prétend Gobet. Du reste, cette opinion était également professée par Sébastien Colin dans la diatribe à laquelle répondait Pierre Braillier ; les arguments que l’auteur y fait valoir se rapportent même mieux que ceux de Pierre Braillier aux arguments de Palissy : et qu’y aurait-il d’étonnant que ce dernier, ayant adopté une opinion qui lui paraissait fondée, l’eût reproduite quelques années plus tard, en lui donnant plus de force et de développement ?

Quant à la prétendue conformité des signes et des caractères typographiques que les précédents éditeurs ont cru remarquer entre le livre de Pierre Braillier et le premier ouvrage authentique de Bernard Palissy, on sait combien les éditions de cette époque offraient de points de ressemblance, alors que la gravure et la fonderie typographiques ne comptaient encore qu’un très-petit nombre d’ateliers.

Mais ce n’est pas seulement à ces remarques que l’on doit s’arrêter pour établir que l’ouvrage que Gobet et Faujas attribuent à Palissy n’est point sorti de sa plume. Il est évident pour tout homme qui a étudié cet auteur que ce n’est là ni son langage, ni sa logique, ni sa manière vive, serrée, pleine de verve et de couleur. Le ton général de l’écrit est lâche, diffus, redondant. C’est sans aucun doute l’ouvrage d’un homme du métier, car il en connaît trop bien tous les détails. Palissy était chimiste, mais nullement apothicaire, et à peine est-il question de chimie dans la réponse de Pierre Braillier. Tout au plus pourrait-on croire que le véritable auteur en ait fourni le fond à Palissy ; mais ce dernier était-il homme à écrire pour un autre sur des matières qui lui étaient en partie étrangères ? Si l’on y réfléchit davantage, on voit que cette époque de 1557 coïncide précisément à celle où il était le plus occupé de la recherche de ses émaux, où il eut le plus à lutter contre les difficultés de son art, contre l’ingratitude de la fortune ; l’époque où, lancé dans la controverse religieuse, il s’associait avec d’autres artisans pour fonder à Saintes la nouvelle église ; et comment supposer que de si nombreuses, de si graves préoccupations lui eussent permis de s’occuper de Sébastien Colin, et de répondre à un pamphlet qui, du reste, n’avait aucunement trait à ce qui l’intéressait le plus ? Quant à l’opuscule en lui-même, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’indépendamment de la faiblesse du style et des raisonnements, la physique en est souvent fausse et contradictoire. L’auteur parle des quatre éléments d’Aristote et des quatre humeurs qui y correspondent, suivant la doctrine de Galien ; il compare le microcosme au macrocosme, conformément aux idées de Pythagore, que Palissy ne connaissait point, ou qu’il n’eût sans doute pas adoptées s’il en eut eu connaissance. Il se moque des médecins qui ne savent ni le latin ni le grec, ce qui, à ses yeux, n’eût certes pas été un crime. Il contredit, comme doctrine, toutes les idées de Palissy sur la physique générale et la géologie, sur la formation des pierres et l’origine des métaux ; enfin, cet écrit eût été opposé comme forme, à sa manière d’argumenter toujours pleine de force et de logique, comme au ton habituel de sa discussion, toujours grave, sérieux et réservé. Ajoutons que c’eût été le seul dans lequel il eût négligé la forme de dialogue, qui donne partout à son argumentation tant d’intérêt et de mouvement.

Quoi qu’il en soit, cet ouvrage fût-il sorti de la plume de Bernard Palissy, il faut reconnaître que la gloire de cet homme de génie en serait peu augmentée, et que, comme œuvre scientifique, il eût ajouté peu de chose aux lumières de l’époque où il fut composé.