Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 10

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ARTICLE X.[1]


1.

Notre âme est jetée dans le corps, où elle trouve nombre, temps, dimension. Elle raisonne là-dessus, et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose.

L’unité jointe à l’infini ne l’augmente de rien, non plus qu’un pied à une mesure infinie. Le fini s’anéantit en présence de l’infini, et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre justice devant la justice divine

Il n’y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu, qu’entre l’unité et l’infini.

Il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde : or la justice envers les réprouvés est moins énorme et doit moins choquer que la miséricorde envers les élus.

Nous connoissons qu’il y a un infini, et ignorons sa nature. Comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu’il y a un infini en nombre : mais nous ne savons ce qu’il est. Il est faux qu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair ; car, en ajoutant l’unité, il ne change point de nature ; cependant c’est un nombre, et tout nombre est pair ou impair : il est vrai que cela s’entend de tous nombres finis.

Ainsi on peut bien connoître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est. Nous connoissons donc l’existence et la nature du fini, parce que nous sommes finis et étendus comme lui.

Nous connoissons l’existence de l’infini et ignorons sa nature, parce qu’il a étendue comme nous, mais non pas des bornes comme nous. Mais nous ne connoissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni bornes.

Mais par la foi nous connoissons son existence ; par la gloire[2] nous connoîtrons sa nature. Or, j’ai déjà montré qu’on peut bien connoître l’existence d’une chose sans connoître sa nature.

Parlons maintenant selon les lumières naturelles.

S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous : nous sommes donc incapables de connoître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous, qui n’avons aucun rapport à lui.

Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ? Ils déclarent, en l’exposant au monde, que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas ! S’ils la prouvoient, ils ne tiendroient pas parole : c’est en manquant de preuves qu’ils ne manquent pas de sens. Oui ; mais encore que cela excuse ceux qui l’offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent. Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n’est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux.

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n’en savez rien. — Non : mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix ; car, encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier.

Oui, mais il faut parier : cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre, le vrai et le bien ; et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connoissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir, l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, puisqu’il faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé ; mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix, que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter. — Cela est admirable : oui, il faut gager : mais je gage peut-être trop. — Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager. Mais s’il y en avoit trois à gagner, il faudroit jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur. Et cela étant, quand il y auroit une infinité de hasards dont un seul seroit pour vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux, et vous agiriez de mauvais sens, étant obligé à jouer, de refuser de jouer une vie contre trois à un jeu où d’une infinité de hasards il y en a un pour vous, s’il y avoit une infinité de vie infiniment heureuse à gagner. Mais il y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain contre un : nombre fini de hasards de perte, et ce que vous jouez est fini. Cela est tout parti[3] : partout où est l’infini, et où il n’y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner. Et ainsi, quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la raison, pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini, aussi prêt à arriver que la perte du néant.

Car il ne sert de rien de dire qu’il est incertain si on gagnera, et qu’il est certain qu’on hasarde ; et que l’infinie distance qui est entre la certitude de ce qu’on s’expose, et l’incertitude de ce qu’on gagnera, égale le bien fini qu’on expose certainement, à l’infini qui est incertain. Cela n’est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude, et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n’y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu’on s’expose et l’incertitude du gain ; cela est faux. Il y a, à la vérité, infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde, selon la proportion des hasards de gain et de perte ; et de là vient que, s’il y a autant de hasards d’un côté que de l’autre, le parti est à jouer égal contre égal ; et alors la certitude de ce qu’on s’expose est égale à l’incertitude du gain : tant s’en faut qu’elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il yale fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner. Cela est démonstratif ; et si les hommes sont capables de quelques vérités, celle-là l’est.

Je le confesse, je l’avoue. Mais encore n’y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu ? — Oui, l’Écriture, et le reste, etc.

Oui ; mais j’ai les mains liées et la bouche muette : on me force à parier, et je ne suis pas en liberté : on ne me relâche pas, et je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse ?

Il est vrai. Mais apprenez au moins votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez ; travaillez donc, non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi, et vous n’en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l’infidélité, et vous en demandez les remèdes : apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien ; ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé ; c’est en faisant tout comme s’ils croyoient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi ? qu’avez-vous à perdre ?

Mais pour vous montrer que cela y mène, c’est que cela diminuera les passions, qui sont vos grands obstacles, etc.

Fin de ce discours. — Or, quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnoissant, bienfaisant, sincère ami, véritable. A la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices ; mais n’en aurez-vous point d’autres ?

Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie ; et qu’à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous reconnoîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné.

Oh ! ce discours me transporte, me ravit, etc.

Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après pour prier cet Être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien. de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire ; et qu’ainsi la force s’accorde avec cette bassesse.

Ceux qui espèrent leur salut sont heureux en cela, mais ils ont pour contre-poids la crainte de l’enfer. — Qui a plus de sujet de craindre l’enfer, ou celui qui est dans l’ignorance s’il y a un enfer, et dans la certitude de damnation, s’il y en a ; ou celui qui est dans une certaine persuasion[4] qu’il y a un enfer, et dans l’espérance d’être sauvé, s’il est ?

« J’aurois bientôt quitté les plaisirs, disent-ils, si j’avois la foi. » Et moi, je vous dis : « Vous auriez bientôt la foi, si vous aviez quitté les plaisirs. Or, c’est à vous à commencer. Si je pouvois, je vous donnerois la foi. Je ne puis le faire, ni partant éprouver la vérité de ce que vous dites. Mais vous pouvez bien quitter les plaisirs, et éprouver si ce que je dis est vrai. »

Quiconque n’ayant plus que huit jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire que tout cela n’est pas un coup du hasard....

Or, si les passions ne nous tenoient point, huit jours et cent ans sont une même chose.


2.

Préface. — Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu’elles frappent peu ; et quand cela serviroit à quelques-uns, ce ne seroit que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés.

Quod curiositate cognoverint superbia amiserunt[5].

C’est ce que produit la connoissance de Dieu qui se tire sans Jésus-Christ, qui est de communiquer sans médiateur avec le Dieu qu’on a connu sans médiateur. Au lieu que ceux qui ont connu Dieu par médiateur connoissent leur misère.

Jésus-Christ est l’objet de tout et le centre où tout tend. Qui le connoît connoît la raison de toutes choses.

Ceux qui s’égarent ne s’égarent que manque de voir une de ces deux choses. On peut donc bien connoître Dieu sans sa misère, et sa misère sans Dieu ; mais on ne peut connoître Jésus-Christ sans connoître tout ensemble et Dieu et sa misère.

Et c’est pourquoi je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non-seulement parce que je ne me sentirois pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connoissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme seroit persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles, et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.


3.

C’est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu. Tous tendent à le faire croire : David, Salomon. etc. jamais n’ont dit : « Il n’y a point de vide, donc il y a un Dieu. » Il falloit qu’ils fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus depuis, qui s’en sont tous servis. Cela est très-considérable.

… Si c’est une marque de foiblesse de prouver Dieu par la nature, n’en méprisez pas l’Écriture[6] ; si c’est une marque de force d’avoir connu ces contrariétés, estimez-en l’Écriture.


4.

Car il ne faut pas se méconnoître, nous sommes automate autant qu’esprit et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration[7]. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues : elle incline l’automate, qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour, et que nous mourrons ? et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade ; c’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance, qui nous échappe à toute heure ; car d’en avoir toujours les preuves présentes, c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l’habitude, qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction, et que l’automate est incliné à croire le contraire, ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos.deux pièces : l’esprit, par les raisons, qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie ; et l’automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum. Deus[8].



  1. Article III de la seconde partie, dans Bossut.
  2. La gloire, c’est-à-dire l’état glorieux des élus dans le ciel.
  3. Tout parti, tout décidé.
  4. « Dans une persuasion certaine »
  5. « Ce que la curiosité leur a fait trouver, l’orgueil le leur fait perdre. »
  6. « Ne méprisez pas l’Écriture pour n’avoir pas fait cette démonstration. »
  7. « N’est pas la démonstration seule. »
  8. Ps. CXVIII, 36.