Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 11

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Hachette (tome Ip. 307-312).
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ARTICLE XI.[1]


1.

La vraie religion doit avoir pour marque d’obliger à aimer son Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune autre que la nôtre ne l’a ordonné ; la nôtre l’a fait. Elle doit encore avoir connu la concupiscence et l’impuissance ; la nôtre l’a fait. Elle doit y avoir apporté les remèdes ; l’un est la prière. Nulle religion n’a demandé à Dieu de l’aimer et de le suivre.


2.

La vraie nature de l’homme, son vrai bien, et la vraie vertu, et la vraie religion, font choses dont la connoissance est inséparable. Après avoir entendu la nature de l’homme. — Il faut, pour qu’une religion soit vraie, qu’elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse, et la raison de l’une et de l’autre. Qui l’a connue, que la chrétienne ?


3.

Les autres religions, comme les païennes, sont plus populaires ; car elles sont en extérieur : mais elles ne sont pas pour les gens habiles. Une religion purement intellectuelle seroit plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne serviroit pas au peuple. La seule religion chrétienne est proportionnée à tous, étant mêlée d’extérieur et d’intérieur. Elle élève le peuple à l’intérieur, et abaisse les superbes à l’extérieur[2] ; et n’est pas parfaite sans les deux, car il faut que le peuple entende l’esprit de la lettre, et que les habiles soumettent leur esprit à la lettre.


4.

Nulle autre religion n’a proposé de se haïr. Nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent, et qui cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là, s’ils n’avoient jamais ouï parler de la religion d’un Dieu humilié, l’embrasseroient incontinent.

Nulle autre n’a connu que l’homme est la plus excellente créature. Les uns, qui ont bien connu la réalité de son excellence, ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentimens bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes ; et les autres, qui ont bien connu combien cette bassesse est effective, ont traité d’une superbe ridicule ces sentimens de grandeur, qui sont aussi naturels à l’homme.

« Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a fait pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez la suivre.» Et les autres disent : « Baissez vos yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon. »

Que deviendra donc l’homme ? Sera-t -il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que serons-nous donc ? Qui ne voit partout cela que l’homme est égaré, qu’il est tombé de sa place, qu’il la cherche avec inquiétude, qu’il ne la peut plus retrouver ? Et qui l’y adressera donc ? les plus grands hommes ne l’ont pu.

Nulle religion que la nôtre n’a enseigné que l’homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l’a dit : nulle n’a donc dit vrai.


5.

Que Dieu s’est voulu cacher. — S’il n’y avoit qu’une religion, Dieu y seroit bien manifeste. S’il n’y avoit des martyrs qu’en notre religion, de même.

... Dieu étant ainsi caché, toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable ; et toute religion qui n’en rend pas la raison n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela : Vere tu es Deus absconditus.

Perpétuité. — Cette religion, qui consiste à croire que l’homme est déchu d’un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et d’éloignement de Dieu, mais qu’après cette vie nous serons rétablis par un Messie qui devoit venir, a toujours été sur la terre. Toutes choses ont passé, et celle-là a subsisté pour laquelle sont toutes les choses.

Les hommes dans le premier âge du monde ont été emportés dans toutes sortes de désordres, et il y avoit cependant des saints, comme Enoch, Lamech et d’autres, qui attendoient en patience le Christ promis dès le commencement du monde. Noé a vu la malice des hommes au plus haut degré ; et il a mérité de sauver le monde en sa personne, par l’espérance du Messie dont il a été la figure. Abraham étoit environné d’idolâtres, quand Dieu lui fit connoître le mystère du Messie, qu’il a salué de loin. Au temps d’Isaac et de Jacob, l’abomination s’étoit répandue sur toute la terre : mais ces saints vivoient en la foi ; et Jacob, mourant et bénissant ses enfans, s’écrie, par un transport qui lui fait interrompre son discours : « J’attends, ô mon Dieu ! le Sauveur que vous avez promis : Salutare tuum exspectabo, domine[3]

Les Égyptiens étoient infectés et d’idolâtrie et de magie ; le peuple de Dieu même étoit entraîné par leurs exemples. Mais cependant Moïse et d’autres croyoient celui qu’ils ne voyoient pas, et l’adoroient en regardant aux dons éternels qu’il leur préparoit.

Les Grecs et les Latins ensuite ont fait régner les fausses déités ; les poëtes ont fait cent diverses théologies ; les philosophes se sont séparés en mille sectes différentes : et cependant il y avoit toujours au cœur de la Judée des hommes choisis qui prédisoient la venue de ce Messie, qui n’étoit connu que d’eux.

Il est venu enfin en la consommation des temps : et depuis, on a vu naître tant de schismes et d’hérésies, tant renverser d’États, tant de changemens en toutes choses ; et cette Église, qui adore celui qui a toujours été adoré, a subsisté sans interruption. Et ce qui est admirable, incomparable et tout à fait divin, c’est que cette religion, qui a toujours duré, a toujours été combattue. Mille fois elle a été à la veille d’une destruction universelle ; et toutes les fois qu’elle a été en cet état, Dieu l’a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance. C’est ce qui est étonnant, et qu’elle s’est maintenue sans fléchir et plier sous la volonté des tyrans. Car il n’est pas étrange qu’un État subsiste, lorsque l’on fait quelquefois céder ses lois à la nécessité, mais que...

Figures. — Dieu voulant se former un peuple saint, qu’il sépareroit de toutes les autres nations, qu’il délivreroit de ses ennemis, qu’il mettroit dans un lieu de repos, a promis de le faire, et a prédit par ses prophètes le temps et la manière de sa venue. Et cependant, pour affermir l’espérance de ses élus dans tous les temps, il leur en a fait voir l’image sans les laisser jamais sans des assurances de sa puissance et de sa volonté pour leur salut. Car, dans la création de l’homme, Adam en étoit le témoin, et le dépositaire de la promesse du Sauveur, qui devoit naître de la femme. Lorsque les hommes étoient encore si proches de la création, qu’ils ne pouvoient avoir oublié leur création et leur chute, lorsque ceux qui avoient vu Adam n’ont plus été au monde, Dieu a envoyé Noé, et il l’a sauvé, et noyé toute la terre, par un miracle qui marquoit assez et le pouvoir qu’il avoit de sauver le monde, et la volonté qu’il avoit de le faire, et de faire naître de la semence de la femme celui qu’il avoit promis. Ce miracle suffisoit pour affermir l’espérance des hommes....

La mémoire du déluge étant encore si fraîche parmi les hommes, lorsque Noé vivoit encore, Dieu fit ses promesses à Abraham, et lorsque Sem vivoit encore, Dieu envoya Moïse, etc.


6.

Les États périroient, si on ne faisoit plier souvent les lois à la nécessité. Mais jamais la religion n’a souffert cela, et n’en a usé. Aussi il faut ces accommodemens, ou des miracles. Il n’est pas étrange qu’on se conserve en ployant, et ce n’est pas proprement se maintenir ; et encore périssent-ils enfin entièrement : il n’y en a point qui ait duré mille ans. Mais que cette religion se soit toujours maintenue, et inflexible, cela est divin.


7.

Il y auroit trop d’obscurité, si la vérité n’avoit pas des marques visibles. C’en est une admirable qu’elle se soit toujours conservée dans une Église et une assemblée visible. Il y auroit trop de clarté s’il n’y avoit qu’un sentiment dans cette Église ; mais pour reconnoître quel est le vrai, il n’y a qu’à voir quel est celui qui a toujours été ; car il est certain que le vrai y a toujours été, et qu’aucun faux n’y a toujours été.

Perpétuité. — Ainsi, le Messie a toujours été cru. La tradition d’Adam étoit encore nouvelle en Noé et en Moïse. Les prophètes l’ont prédit depuis, en prédisant toujours d’autres choses, dont les événemens. Qui arrivoient de temps en temps à la vue des hommes, marquoient la vérité de leur mission, et par conséquent celle de leurs promesses touchant le Messie : Jésus-Christ a fait des miracles, et les apôtres aussi, qui ont converti tous les païens ; et par là toutes les prophéties étant accomplies, le Messie est prouvé pour jamais.


8.

En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connoissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on auroit porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveilleroit sans connoître où il est, et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi, d’une semblable nature : je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi ; ils me disent que non ; et sur cela, ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux, et ayant vu quelques objets plaisans, s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi, je n’ai pu y prendre d’attache, et, considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois, j’ai recherché si ce Dieu n’auroit point laissé quelques marques de soi.

Je vois plusieurs religions contraires, et par conséquent toutes fausses, excepté une. Chacune veut être crue par sa propre autorité, et menace les incrédules. Je ne les crois donc pas là-dessus ; chacun peut dire cela, chacun peut se dire prophète. Mais je vois la chrétienne où je trouve des prophéties, et c’est ce que chacun ne peut pas faire.


9.

La seule religion contre nature, contre le sens commun, contre nos plaisirs, est la seule qui ait toujours été.


10.

Toute la conduite des choses doit avoir pour objet l’établissement et la grandeur de la religion ; les hommes doivent avoir en eux-mêmes des sentimens conformes à ce qu’elle nous enseigne : et enfin elle doit être tellement l’objet et le centre où toutes choses tendent, que qui en saura les principes puisse rendre raison et de toute la nature de l’homme en particulier, et de toute la conduite du monde en général.

… Ils blasphèment ce qu’ils ignorent. La religion chrétienne consiste en deux points. Il importe également aux hommes de les connoître, et il est également dangereux de les ignorer. Et il est également de la miséricorde de Dieu d’avoir donné des marques des deux.

Et cependant ils prennent sujet de conclure qu’un de ces points n’est pas, de ce qui leur devroit faire conclure l’autre. Les sages qui ont dit qu’il y a un Dieu ont été persécutés, les Juifs haïs, les chrétiens encore plus. Ils ont vu par lumière naturelle que, s’il y a une véritable religion sur la terre, la conduite de toutes choses doit y tendre comme à son centre. Et sur ce fondement, ils prennent lieu de blasphémer la religion chrétienne, parce qu’ils la connoissent mal. Ils s’imaginent qu’elle consiste simplement en l’adoration d’un Dieu considéré comme grand, et puissant, et éternel ; ce qui est proprement le déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme, qui y est tout à fait contraire. Et de là ils concluent que cette religion n’est pas véritable, parce qu’ils ne voient pas que toutes choses concourent à l’établissement de ce point, que Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l’évidence qu’il pourroit faire.

Mais qu’ils en concluent ce qu’ils voudront contre le déisme, ils n’en concluront rien contre la religion chrétienne, qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui, unissant en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine.

Elle enseigne donc aux hommes ces deux vérités : et qu’il y a un Dieu dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connoître l’un et l’autre de ces points ; et il est également dangereux à l’homme de connoître Dieu sans connoître sa misère, et de connoître sa misère sans connoître le Rédempteur qui l’en peut guérir. Une seule de ces connoissances fait ou l’orgueil des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connoissent leur misère sans Rédempteur. Et ainsi, comme il est également de la nécessité de l’homme de connoître ces deux points, il est aussi également de la miséricorde de Dieu de nous les avoir fait connoître. La religion chrétienne le fait ; c’est en cela qu’elle consiste. Qu’on examine l’ordre du monde sur cela, et qu’on voie si toutes choses ne tendent pas à l’établissement des deux chefs de cette religion.


11.

Si l’on ne se connoît plein de superbe, d’ambition, de concupiscence, de foiblesse, de misère et d’injustice, on est bien aveugle. Et si en le connoissant on ne désire d’en être délivré, que peut on dire d’un homme ?. Que peut-on donc avoir que de l’estime pour une religion qui connoît si bien les défauts de l’homme, et que du désir pour la vérité d’une religion qui y promet des remèdes si souhaitables ?


12.

Preuve. — 1° La religion chrétienne, par son établissement : par elle-même établie si fortement, si doucement, étant si contraire à la nature. — 2° La sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne. — 3° Les merveilles de l’Écriture sainte. — 4° Jésus-Christ en particulier. — 5° Les apôtres en particulier. — 6° Moïse et les prophètes en particulier. — 7° Le peuple juif. — 8° Les prophéties. — 9° La perpétuité. Nulle religion n’a la perpétuité. — 10° La doctrine, qui rend raison de tout. — 11° La sainteté de cette loi. — 12° Par la conduite du monde.

Il est indubitable qu’après cela on ne doit pas refuser, en considérant ce que c’est que la vie, et que cette religion, de suivre l’inclination de la suivre, si elle nous vient dans le cœur ; et il est certain qu’il n’y a nul lieu de se moquer de ceux qui la suivent.



  1. Article IV de la seconde partie, dans Bossut.
  2. « Elle élève le peuple aux méditations intérieures, et abaisse les superbes aux pratiques extérieures. »
  3. Genèse, XLIX, 18.