Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 13

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Hachette (tome Ip. 317-319).


ARTICLE XIII.[1]


1.

La dernière démarche de la raison, c’est de connoître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que foible, si elle ne va jusqu’à connoître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ?

Soumission. — Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut et se soumettre où il faut[2]. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y en a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connoître en démonstration ; ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre ; ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger.


2.

Si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux ni de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule.

Saint Augustin. La raison ne se soumettroit jamais si elle ne jugeoit qu’il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle se doit soumettre.


3.

La piété est différente de la superstition. Soutenir la piété jusqu’à la superstition, c’est la détruire. Les hérétiques nous reprochent cette soumission superstitieuse. C’est faire ce qu’ils nous reprochent...

Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.

Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison.


4.

La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient. Elle est au-dessus, et non pas contre.


5.

« Si j’avois vu un miracle, disent-ils, je me convertirois. » Comment assurent-ils qu’ils feroient ce qu’ils ignorent ? Ils s’imaginent que cette conversion consiste en une adoration qui se fait de Dieu comme un commerce et une conversation telle qu’ils se la figurent. La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois, et qui peut vous perdre légitimement à toute heure ; à reconnoître qu’on ne peut rien sans lui, et qu’on n’a mérité rien de lui que sa disgrâce. Elle consiste à connoître qu’il ya une opposition invincible entre Dieu et nous, et que, sans un médiateur, il ne peut y avoir de commerce.


6.

Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux-mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais d’une créance utile et de foi, si Dieu n’incline le cœur ; et on croira dès qu’il l’inclinera. Et c’est ce que David connoissoit bien, lorsqu’il disoit : Inclina cor meum, Deus, in testimonia tua.


7.

Ceux qui croient sans avoir lu les Testamens, c’est parce qu’ils ont une disposition intérieure toute sainte, et que ce qu’ils entendent dire de notre religion y est conforme. Ils sentent qu’un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu ; ils ne veulent haïr qu’eux-mêmes. Ils sentent qu’ils n’en ont pas la force d’eux-mêmes ; qu’ils sont incapables d’aller à Dieu ; et que, si Dieu ne vient à eux, ils ne peuvent avoir aucune communication avec lui. Et ils entendent dire dans notre religion qu’il ne faut aimer que Dieu, et ne haïr que soi-même : mais qu’étant tous corrompus, et incapables de Dieu, Dieu s’est fait homme pour s’unir à nous. Il n’en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur, et qui ont cette connoissance de leur devoir et de leur incapacité.


8.

Ceux que nous voyons chrétiens sans la connoissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d’en juger aussi bien que ceux qui ont cette connoissance. Ils en jugent par le cœur, comme les autres en jugent par l’esprit. C’est Dieu lui-même qui les incline à croire ; et ainsi ils sont très-efficacement persuadés[3].

J’avoue bien qu’un de ces chrétiens qui croient sans preuves n’aura peut-être pas de quoi convaincre un infidèle qui en dira, autant de soi. Mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu, quoiqu’il ne pût le prouver lui-même. Car Dieu ayant dit dans ses prophètes (qui sont indubitablement prophètes[4]) que dans le règne de Jésus-Christ il répandroit son esprit sur les nations, et que les fils, les filles et les enfans de l’Église prophétiseroient, il est sans doute que l’esprit de Dieu est sur ceux-là, et qu’il n’est point sur les autres.



  1. Article VI de la seconde partie, dans Bossut.
  2. Pascal avait écrit d’abord : « Il faut avoir ces trois qualités, pyrrhonien, géomètre, chrétien soumis ; et elles s’accordent et se tempèrent, en doutant où il faut, en assurant où il faut, en se soumettant où il faut.  »
  3. Pascal avait d’abord écrit cette phrase, qu’il a barrée : « On répondra que les infidèles diront la même chose ; mais je réponds à cela que nous avons des preuves que Dieu incline véritablement ceux qu’il aime à croire la religion chrétienne, et que les infidèles n’ont aucune preuve de ce qu’ils disent : et ainsi nos propositions étant semblables dans les termes, elles diffèrent en ce que l’une est sans aucune preuve, et l’autre est solidement prouvée. »
  4. Joël, II, 28.