Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Époques de la nature/Vues de la nature

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome II, Époques de la naturep. 195-212).



VUES DE LA NATURE



Avertissement. — Comme les détails de l’histoire naturelle ne sont intéressants que pour ceux qui s’appliquent uniquement à cette science, et que dans une exposition aussi longue que celle de l’histoire particulière de tous les animaux il règne nécessairement trop d’uniformité, nous avons cru que la plupart de nos lecteurs nous sauraient gré de couper de temps en temps le fil d’une méthode qui nous contraint, par des Discours, dans lesquels nous donnerons nos réflexions sur la nature en général, et traiterons de ses effets en grand. Nous retournerons ensuite à nos détails avec plus de courage : car j’avoue qu’il en faut pour s’occuper continuellement de petits objets dont l’examen exige la plus froide patience et ne permet rien au génie.



PREMIÈRE VUE[NdÉ 1]

La nature est le système des lois établies par le Créateur pour l’existence des choses et pour la succession des êtres. La nature n’est point une chose, car cette chose serait tout ; la nature n’est point un être, car cet être serait Dieu ; mais on peut la considérer comme une puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout, qui, subordonnée à celle du premier Être, n’a commencé d’agir que par son ordre, et n’agit encore que par son concours ou son consentement. Cette puissance est, de la puissance divine, la partie qui se manifeste ; c’est en même temps la cause et l’effet, le mode et la substance, le dessein et l’ouvrage : bien différente de l’art humain, dont les productions ne sont que des ouvrages morts, la nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif, qui sait tout employer, qui travaillant d’après soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de l’épuiser le rend inépuisable : le temps, l’espace et la matière sont ses moyens l’univers son objet, le mouvement et la vie son but.

Les effets de cette puissance sont les phénomènes du monde ; les ressorts qu’elle emploie sont des forces vives que l’espace et le temps ne peuvent que mesurer et limiter sans jamais les détruire ; des forces qui se balancent, qui s’opposent sans pouvoir s’anéantir : les unes pénètrent et transportent les corps, les autres les échauffent et les animent ; l’attraction et l’impulsion sont les deux principaux instruments de l’action de cette puissance sur les corps bruts ; la chaleur et les molécules organiques et vivantes sont les principes actifs qu’elle met en œuvre pour la formation le développement des êtres organisés.

Avec de tels moyens, que ne peut la nature ? Elle pourrait tout si elle pouvait anéantir et créer ; mais Dieu s’est réservé ces deux extrêmes de pouvoir : anéantir et créer sont les attributs de la toute-puissance ; altérer, changer, détruire, développer, renouveler, produire, sont les seuls droits qu’il a voulu céder. Ministre de ses ordres irrévocables, dépositaire de ses immuables décrets, la nature ne s’écarte jamais des lois qui lui ont été prescrites ; elle n’altère rien aux plans qui lui ont été tracés, et dans tous ses ouvrages elle présente le sceau de l’Éternel, cette empreinte divine, prototype inaltérable des existences, est le modèle sur lequel elle opère, modèle dont tous les traits sont exprimés en caractères ineffaçables, et prononcés pour jamais ; modèle toujours neuf, que le nombre des moules ou des copies, quelque infini qu’il soit, ne fait que renouveler.

Tout a donc été créé, et rien encore ne s’est anéanti ; la nature balance entre ces deux limites sans jamais approcher ni de l’une ni de l’autre : tâchons de la saisir dans quelques points de cet espace immense qu’elle remplit et parcourt depuis l’origine des siècles.

Quels objets ! Un volume immense de matière qui n’eût formé qu’une inutile, une épouvantable masse, s’il n’eût été divisé en parties séparées par des espaces mille fois plus immenses ; mais des milliers de globes lumineux, placés à des distances inconcevables, sont les bases qui servent de fondement à l’édifice du monde ; des millions de globes opaques, circulant autour des premiers, en composent l’ordre et l’architecture mouvante : deux forces primitives agitent ces grandes masses, les roulent, les transportent et les animent ; chacune agit à tout instant, et toutes deux, combinant leurs efforts, tracent les zones des sphères célestes, établissent dans le milieu du vide des lieux fixes et des routes déterminées ; et c’est du sein même du mouvement que naît l’équilibre des mondes et le repos de l’univers.

La première de ces forces est également répartie ; la seconde a été distribuée en mesure inégale ; chaque atome de matière a une même quantité de force d’attraction, chaque globe a une quantité différente de force d’impulsion ; aussi est-il des astres fixes et des astres errants, des globes qui ne semblent être faits que pour attirer, et d’autres pour pousser ou pour être poussés, et des sphères qui ont reçu une impulsion commune dans le même sens, d’autres une impulsion particulière, des astres solitaires et d’autres accompagnés de satellites, des corps de lumière et des masses de ténèbres, des planètes dont les différentes parties ne jouissent que successivement d’une lumière empruntée, des comètes qui se perdent dans l’obscurité des profondeurs de l’espace, et reviennent après des siècles se parer de nouveaux feux ; des soleils qui paraissent, disparaissent et semblent alternativement se rallumer et s’éteindre, d’autres qui se montrent une fois et s’évanouissent ensuite pour jamais. Le ciel est le pays des grands événements ; mais à peine l’œil humain peut-il les saisir : un soleil qui périt et qui cause la catastrophe d’un monde, ou d’un système de mondes, ne fait d’autre effet à nos yeux que celui d’un feu follet qui brille et qui s’éteint ; l’homme, borné à l’atome terrestre sur lequel il végète, voit cet atome comme un monde, et ne voit les mondes que comme des atomes.

Car cette terre qu’il habite, à peine reconnaissable parmi les autres globes, et tout à fait invisible pour les sphères éloignées, est un million de fois plus petite que le soleil qui l’éclaire, et mille fois plus petite que d’autres planètes qui, comme elle, sont subordonnées à la puissance de cet astre, et forcées à circuler autour de lui. Saturne, Jupiter, Mars, la Terre, Vénus, Mercure et le Soleil occupent la petite partie des cieux que nous appelons notre univers. Toutes ces planètes, avec leurs satellites, entraînées par un mouvement rapide dans le même sens et presque dans le même plan, composent une roue d’un vaste diamètre dont l’essieu porte toute la charge, et qui tournant lui-même avec rapidité a dû s’échauffer, s’embraser et répandre la chaleur et la lumière jusqu’aux extrémités de la circonférence : tant que ces mouvements dureront (et ils seront éternels, à moins que la main du premier moteur ne s’oppose et n’emploie autant de force pour les détruire qu’il en a fallu pour les créer), le soleil brillera et remplira de sa splendeur toutes les sphères du monde ; et comme dans un système où tout s’attire, rien ne peut ni se perdre ni s’éloigner sans retour, la quantité de matière restant toujours la même, cette source féconde de lumière et de vie ne s’épuisera, ne tarira jamais : car les autres soleils, qui lancent aussi continuellement leurs feux, rendent à notre soleil tout autant du lumière qu’ils en reçoivent de lui.

Les comètes, en beaucoup plus grand nombre que les planètes, et dépendantes comme elles de la puissance du soleil, pressent aussi sur ce foyer en augmentent la charge, et contribuent de tout leur poids à son embrasement : elles font partie de notre univers, puisqu’elles sont sujettes, comme les planètes, à l’attraction du soleil ; mais elles n’ont rien de commun entre elles, ni avec les planètes, dans leur mouvement d’impulsion ; elles circulent chacune dans un plan différent et décrivent des orbes plus ou moins allongés dans des périodes différentes de temps, dont les unes sont de plusieurs années, et les autres de quelques siècles : le soleil tournant sur lui-même, mais au reste immobile au milieu du tout[NdÉ 2], sert en même temps de flambeau de foyer, de pivot à toutes ces parties de la machine du monde.

C’est par sa grandeur même qu’il demeure immobile et qu’il régit les autres globes ; comme la force a été donnée proportionnellement à la masse, qu’il est incomparablement plus grand qu’aucune des comètes, et qu’il contient mille fois plus de matière que la plus grosse planète, elles ne peuvent ni le déranger, ni se soustraire à sa puissance, qui s’étendant à des distances immenses les contient toutes, et lui ramène au bout d’un temps celles qui s’éloignent le plus ; quelques-unes même à leur retour s’en approchent si près, qu’après avoir été refroidies pendant des siècles, elles éprouvent une chaleur inconcevable ; elles sont sujettes à des vicissitudes étranges par ces alternatives de chaleur et de froid extrêmes, aussi bien que par les inégalités de leur mouvement, qui tantôt est prodigieusement accéléré, et ensuite infiniment retardé : ce sont, pour ainsi dire, des mondes en désordre, en comparaison des planètes, dont les orbites étant plus régulières, les mouvements plus égaux, la température toujours la même, semblent être des lieux de repos, où, tout étant constant, la nature peut établir un plan, agir uniformément, se développer successivement dans toute son étendue. Parmi ces globes choisis entre les astres errants, celui que nous habitons paraît encore être privilégié ; moins froid, moins éloigné que Saturne, Jupiter, Mars, il est aussi moins brûlant que Vénus et Mercure, qui paraissent trop voisins de l’astre de lumière.

Aussi, avec quelle magnificence la nature ne brille-t-elle pas sur la terre ? une lumière pure, s’étendant de l’orient au couchant, dore successivement les hémisphères de ce globe ; un élément transparent et léger l’environne ; une chaleur douce et féconde anime, fait éclore tous les germes de vie ; des eaux vives et salutaires servent à leur entretien, à leur accroissement ; des éminences distribuées dans le milieu des terres arrêtent les vapeurs de l’air, rendent ces sources intarissables et toujours nouvelles ; des cavités immenses faites pour les recevoir partagent les continents : l’étendue de la mer est aussi grande que celle de la terre ; ce n’est point un élément froid et stérile, c’est un nouvel empire aussi riche, aussi peuplé que le premier. Le doigt de Dieu a marqué leurs confins ; si la mer anticipe sur les plages de l’occident, elle laisse à découvert celles de l’orient : cette masse immense d’eau, inactive par elle-même, suit les impressions des mouvements célestes, elle balance par des oscillations régulières de flux et de reflux, elle s’élève et s’abaisse avec l’astre de la nuit ; elle s’élève encore plus lorsqu’il concourt avec l’astre du jour, et que tous deux, réunissant leurs forces dans le temps des équinoxes, causent les grandes marées : notre correspondance avec le ciel n’est nulle part mieux marquée. De ces mouvements constants et généraux résultent des mouvements variables et particuliers, des transports de terre, des dépôts qui forment au fond des eaux des éminences semblables à celles que nous voyons sur la surface de la terre ; des courants qui, suivant la direction de ces chaînes de montagnes, leur donnent une figure dont tous les angles se correspondent, et coulant au milieu des ondes comme les eaux coulent sur la terre, sont en effet les fleuves de la mer.

L’air, encore plus léger, plus fluide que l’eau, obéit aussi à un plus grand nombre de puissances ; l’action éloignée du soleil et de la lune, l’action immédiate de la mer, celle de la chaleur, qui le raréfie, celle du froid, qui le condense, y causent des agitations continuelles ; les vents sont ses courants, ils poussent, ils assemblent les nuages, ils produisent les météores et transportent au-dessus de la surface aride des continents terrestres les vapeurs humides des plages maritimes ; ils déterminent les orages, répandent et distribuent les pluies fécondes et les rosées bienfaisantes ; ils troublent les mouvements de la mer, ils agitent la surface mobile des eaux, arrêtent ou précipitent les courants ; les font rebrousser, soulèvent les flots, excitent les tempêtes, la mer irritée s’élève vers le ciel, et vient en mugissant se briser contre des digues inébranlables qu’avec tous ses efforts elle ne peut ni détruire ni surmonter.

La terre élevée au-dessus du niveau de la mer est à l’abri de ses irruptions ; sa surface émaillée de fleurs, parée d’une verdure toujours renouvelée, peuplée de mille et mille espèces d’animaux différents, est un lieu de repos, un séjour de délices où l’homme, placé pour seconder la nature, préside à tous les êtres ; seul entre tous, capable de connaître et digne d’admirer, Dieu l’a fait spectateur de l’univers et témoin de ses merveilles ; l’étincelle divine dont il est animé le rend participant aux mystères divins : c’est par cette lumière qu’il pense et réfléchit, c’est par elle qu’il voit et lit dans le livre du monde comme dans un exemplaire de la Divinité.

La nature est le trône extérieur de la magnificence divine ; l’homme qui la contemple, qui l’étudie, s’élève par degrés au trône intérieur de la toute-puissance : fait pour adorer le Créateur, il commande à toutes les créatures ; vassal du ciel, roi de la terre, il l’ennoblit, la peuple et l’enrichit ; il établit entre les êtres vivants l’ordre, la subordination, l’harmonie ; il embellit la nature même, il la cultive, l’étend et la polit, en élague le chardon et la ronce, y multiplie le raisin et la rose. Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l’homme n’a jamais résidé : couvertes, ou plutôt hérissées de bois épais et noirs dans toutes les parties élevées, des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté ; d’autres, en plus grand nombre, gisant au pied des premiers pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les germes prêts à éclore. La nature, qui partout ailleurs brille par sa jeunesse, paraît ici dans la décrépitude ; la terre, surchargée par le poids, surmontée par les débris de ses productions, n’offre, au lieu d’une verdure florissante, qu’un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d’agarics, fruits impurs de la corruption : dans toutes les parties basses, des eaux mortes et croupissantes, faute d’être conduites et dirigées ; des terrains fangeux, qui, n’étant ni solides ni liquides, sont inabordables, et demeurent également inutiles aux habitants de la terre et des eaux ; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes vénéneux et servent de repaire aux animaux immondes. Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas, et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées, s’étendent des espèces de landes, des savanes, qui n’ont rien de commun avec nos prairies ; les mauvaises herbes y surmontent, y étouffent les bonnes : ce n’est point ce gazon fin qui semble faire le duvet de la terre, ce n’est point cette pelouse émaillée qui annonce sa brillante fécondité ; ce sont des végétaux agrestes, des herbes dures, épineuses, entrelacées les unes dans les autres, qui semblent moins tenir à la terre qu’elles ne tiennent entre elles, et qui, se desséchant et repoussant successivement les unes sur les autres, forment une bourre grossière épaisse de plusieurs pieds. Nulle route, nulle communication, nul vestige d’intelligence dans ces lieux sauvages ; l’homme, obligé de suivre les sentiers de la bête farouche, s’il veut les parcourir ; contraint de veiller sans cesse pour éviter d’en devenir la proie ; effrayé de leurs rugissements, saisi du silence même de ces profondes solitudes, il rebrousse chemin et dit : La nature brute est hideuse et mourante ; c’est moi, moi seul qui peux la rendre agréable et vivante : desséchons ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler, formons-en des ruisseaux, des canaux ; employons cet élément actif et dévorant qu’on nous avait caché et que nous ne devons qu’à nous-mêmes ; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consommées ; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n’aura pu consumer : bientôt, au lieu du jonc, du nénuphar, dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraître la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires ; des troupeaux d’animaux bondissants fouleront cette terre jadis impraticable ; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante ; ils se multiplieront pour se multiplier encore : servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage ; que le bœuf soumis au joug emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre, qu’elle rajeunisse par la culture : une nature nouvelle va sortir de nos mains.

Quelle est belle, cette nature cultivée ! que par les soins de l’homme elle est brillante et pompeusement parée ! Il en fait lui-même le principal ornement, il en est la production la plus noble, en se multipliant il en multiplie le germe le plus précieux, elle-même aussi semble se multiplier avec lui ; il met au jour par son art tout ce qu’elle recélait dans son sein : que de trésors ignorés, que de richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains, perfectionnés, multipliés à l’infini ; les espèces utiles d’animaux transportées, propagées, augmentées sans nombre ; les espèces nuisibles réduites, confinées, reléguées : l’or, et le fer plus nécessaire que l’or, tirés des entrailles de la terre : les torrents contenus, les fleuves dirigés, resserrés ; la mer même soumise, reconnue, traversée d’un hémisphère à l’autre ; la terre accessible partout, partout rendue aussi vivante que féconde ; dans les vallées de riantes prairies, dans les plaines de riches pâturages, ou des moissons encore plus riches ; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets couronnés d’arbres utiles et de jeunes forêts ; les déserts devenus des cités habitées par un peuple immense, qui, circulant sans cesse, se répand de ces centres jusqu’aux extrémités ; des routes ouvertes et fréquentées, des communications établies partout comme autant de témoins de la force et de l’union de la société : mille autres monuments de puissance et de gloire démontrent assez que l’homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la surface entière, et que de tout temps il partage l’empire avec la nature.

Cependant il ne règne que par droit de conquête ; il jouit plutôt qu’il ne possède, il ne conserve que par ses soins toujours renouvelés ; s’ils cessent, tout languit, tout s’altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature ; elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l’homme, couvre de poussière et de mousse ses plus fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d’avoir perdu par sa faute ce que ses ancêtres avaient conquis par leurs travaux. Ces temps où l’homme perd son domaine, ces siècles de barbarie pendant lesquels tout périt, sont toujours préparés par la guerre, et arrivent avec la disette et la dépopulation. L’homme, qui ne peut que par le nombre, qui n’est fort que par sa réunion, qui n’est heureux que par la Paix, a la fureur de s’armer pour son malheur et de combattre pour sa ruine : excité par l’insatiable avidité, aveuglé par l’ambition encore plus insatable, il renonce aux sentiments d’humanité, tourne toutes ses forces contre lui-même, cherche à s’entre-détruire, se détruit en effet ; et après ces jours de sang et de carnage, lorsque la fumée de la gloire s’est dissipée, il voit d’un œil triste la terre dévastée, les arts ensevelis, les nations dispersées, les peuples affaiblis, son propre bonheur ruiné, et sa puissance réelle anéantie.

« Grand Dieu ! dont la seule présence soutient la nature et maintient l’harmonie des lois de l’univers ; vous qui, du trône immobile de l’empyrée voyez rouler sous vos pieds toutes les sphères célestes sans choc et sans confusion ; qui, du sein du repos, reproduisez à chaque instant leurs mouvements immenses, et seul régissez dans une paix profonde ce nombre infini de cieux et de mondes, rendez, rendez enfin le calme à la terre agitée ! qu’elle soit dans le silence ! qu’à votre voix la discorde et la guerre cessent de faire retentir leurs clameurs orgueilleuses ! Dieu de bonté, auteur de tous les êtres, vos regards paternels embrassent tous les objets de la création ; mais l’homme est votre être de choix, vous avez éclairé son âme d’un rayon de votre lumière immortelle ; comblez vos bienfaits en pénétrant son cœur d’un trait de votre amour : ce sentiment divin se répandant partout réunira les natures ennemies ; l’homme ne craindra plus l’aspect de l’homme, le fer homicide n’armera plus sa main ; le feu dévorant de la guerre ne fera plus tarir la source des générations ; l’espèce humaine maintenant affaiblie, mutilée, moissonnée dans sa fleur, germera de nouveau et se multipliera sans nombre ; la nature, accablée sous le poids des fléaux, stérile, abandonnée, reprendra bientôt avec une nouvelle vie son ancienne fécondité ; et nous, Dieu bienfaiteur, nous la seconderons, nous la cultiverons, nous l’observerons sans cesse pour vous offrir à chaque instant un nouveau tribut de reconnaissance et d’admiration. »



SECONDE VUE[NdÉ 3]

Un individu, de quelque espèce qu’il soit, n’est rien dans l’univers ; cent individus, mille, ne sont encore rien : les espèces sont les seuls êtres de la nature ; êtres perpétuels, aussi anciens, aussi permanents qu’elle[NdÉ 4] ; que pour mieux juger, nous ne considérons plus comme une collection ou une suite d’individus semblables, mais comme un tout indépendant du nombre, indépendant du temps ; un tout toujours vivant, toujours le même ; un tout qui a été compté pour un dans les ouvrages de la création, et qui par conséquent ne fait qu’une unité dans la nature. De toutes ces unités, l’espèce humaine est la première ; les autres, de l’éléphant jusqu’à la mite, du cèdre jusqu’à l’hysope, sont en seconde et en troisième ligne ; et quoique différentes par la forme, par la substance et même par la vie, chacune tient sa place, subsiste par elle-même, se défend des autres, et toutes ensemble composent et représentent la nature vivante, qui se maintient et se maintiendra comme elle s’est maintenue : un jour, un siècle, un âge, toutes les portions du temps ne font pas partie de sa durée ; le temps lui-même n’est relatif qu’aux individus, aux êtres dont l’existence est fugitive ; mais celle des espèces étant constante, leur permanence fait la durée, et leur différence le nombre. Comptons donc les espèces comme nous l’avons fait, donnons-leur à chacune un droit égal à la mense de la nature : elles lui sont toutes également chères, puisqu’à chacune elle a donné les moyens d’être et de durer aussi longtemps qu’elle.

Faisons plus, mettons aujourd’hui l’espèce à la place de l’individu ; nous avons vu quel était pour l’homme le spectacle de la nature, imaginons quelle en serait la vue pour un être qui représenterait l’espèce humaine entière. Lorsque dans un beau jour de printemps nous voyons la verdure renaître, les fleurs s’épanouir, tous les germes éclore, les abeilles revivre, l’hirondelle arriver, le rossignol chanter l’amour, le bélier en bondir, le taureau en mugir, tous les êtres vivants se chercher et se joindre pour en produire d’autres, nous n’avons d’autre idée que celle d’une reproduction et d’une nouvelle vie. Lorsque dans la saison noire du froid et des frimas l’on voit les natures devenir indifférentes, se fuir au lieu de se chercher, les habitants de l’air déserter nos climats, ceux de l’eau perdre leur liberté sous des voûtes de glace, tous les insectes disparaître ou périr, la plupart des animaux s’engourdir, se creuser des retraites, la terre se durcir, les plantes se sécher, les arbres dépouillés se courber, s’affaisser sous le poids de la neige et du givre, tout présente l’idée de la langueur et de l’anéantissement. Mais ces idées de renouvellement et de destruction, ou plutôt ces images de la mort et de la vie, quelque grandes, quelque générales qu’elles nous paraissent, ne sont qu’individuelles et particulières : l’homme, comme individu, juge ainsi la nature grandement, plus généralement ; il ne voit dans cette destruction, dans ce renouvellement, dans toutes ces successions, que permanence et durée ; la saison d’une année est pour lui la même que celle de l’année précédente, la même que celle de tous les siècles ; le millième animal dans l’ordre des générations est pour lui le même que le premier animal. Et en effet, si nous vivions, si nous subsistions à jamais, si tous les êtres qui nous environnent subsistaient aussi tels qu’ils sont pour toujours, et que tout fût perpétuellement comme tout est aujourd’hui, l’idée du temps s’évanouirait, et l’individu deviendrait l’espèce.

Eh ! pourquoi nous refuserions-nous de considérer la nature pendant quelques instants sous ce nouvel aspect ? À la vérité, l’homme en venant au monde arrive des ténèbres ; l’âme aussi nue que le corps, il naît sans connaissance comme sans défense, il n’apporte que des qualités passives, il ne peut que recevoir les impressions des objets et laisser affecter ses organes, la lumière brille longtemps à ses yeux avant que de l’éclairer : d’abord il reçoit tout de la nature et ne lui rend rien ; mais dès que ses sens sont affermis, dès qu’il peut comparer ses sensations, il se réfléchit vers l’univers, il forme des idées, il les conserve, les étend, les combine ; l’homme, et surtout l’homme instruit, n’est plus un simple individu, il représente en grande partie l’espèce humaine entière, il a commencé par recevoir de ses pères les connaissances qui leur avaient été transmises par ses aïeux ; ceux-ci ayant trouvé l’art divin de tracer la pensée et de la faire passer à la postérité, se sont, pour ainsi dire, identifiés avec leurs neveux ; les nôtres s’identifieront avec nous : cette réunion, dans un seul homme, de l’expérience de plusieurs siècles, recule à l’infini les limites de son être ; ce n’est plus un individu simple, borné, comme les autres, aux sensations de l’instant présent, aux expériences du jour actuel ; c’est à peu près l’être que nous avons mis à la place de l’espèce entière ; il lit dans le passé, voit le présent, juge de l’avenir ; et dans le torrent des temps qui amène, entraîne, absorbe tous les individus de l’univers, il trouve les espèces constantes, la nature invariable : la relation des choses étant toujours la même, l’ordre des temps lui paraît nul ; les lois du renouvellement ne font que compenser à ses yeux celles de la permanence ; une succession continuelle d’êtres, tous semblables entre eux, n’équivaut, en effet, qu’à l’existence perpétuelle d’un seul de ces êtres.

À quoi se rapporte donc ce grand appareil des générations, cette immense profusion de germes dont il en avorte mille et mille pour un qui réussit ? Qu’est-ce que cette propagation, cette multiplication des êtres, qui, se détruisant et se renouvelant sans cesse, n’offrent toujours que la même scène, et ne remplissent ni plus ni moins la nature ? D’où viennent ces alternatives de mort et de vie, ces lois d’accroissement et de dépérissement, toutes ces vicissitudes individuelles, toutes ces représentations renouvelées d’une seule et même chose ? elles tiennent à l’essence même de la nature, et dépendent du premier établissement de la machine du monde : fixe dans son tout et mobile dans chacune de ses parties, les mouvements généraux des corps célestes ont produit les mouvements particuliers du globe de la terre ; les forces pénétrantes dont ces grands corps sont animés, par lesquels ils agissent au loin et réciproquement les uns sur les autres, animent aussi chaque atome de matière, et cette propension mutuelle de toutes ces parties les unes consistance vers les autres est le premier lien des êtres, le principe de la consistance des choses, et le soutien de l’harmonie de l’univers[NdÉ 5]. Les grandes combinaisons ont produit tous les petits rapports ; le mouvement de la terre sur son axe ayant partagé en jours et en nuits les espaces de la durée, tous les êtres vivants qui habitent la terre ont leur temps de lumière et leur temps de ténèbres, la veille et le sommeil : une grande portion de l’économie animale, celle de l’action des sens et du mouvement des membres, est relative à cette première combinaison. Y aurait-il des sens ouverts à la lumière dans un monde où la nuit serait perpétuelle ?

L’inclinaison de l’axe de la terre produisant, dans son mouvement annuel autour du soleil, des alternatives durables de chaleur et de froid, que nous avons appelées des saisons, tous les êtres végétants ont aussi, en tout ou en partie, leur saison de vie et leur saison de mort. La chute des feuilles et des fruits, le dessèchement des herbes, la mort des insectes, dépendent en entier de cette seconde combinaison : dans les climats où elle n’a pas lieu, la vie des végétaux n’est jamais suspendue, chaque insecte vit son âge ; et ne voyons-nous pas sous la ligne, où les quatre saisons n’en font qu’une, la terre toujours fleurie, les arbres continuellement verts, et la nature toujours au printemps ?

La constitution particulière des animaux et des plantes est relative à la température générale du globe de la terre, et cette température dépend de sa situation, c’est-à-dire de la distance à laquelle il se trouve de celui du soleil : à une distance plus grande, nos animaux, nos plantes, ne pourraient ni vivre ni végéter ; l’eau, la sève, le sang, toutes les autres liqueurs, perdraient leur fluidité ; à une distance moindre, elles s’évanouiraient et se dissiperaient en vapeurs ; la glace et le feu sont les éléments de la mort ; la chaleur tempérée est le premier germe de la vie.

Les molécules vivantes répandues dans tous les corps organisés sont relatives, et pour l’action et pour le nombre, aux molécules de la lumière, qui frappent toute matière et la pénètrent de leur chaleur ; partout où les rayons du soleil peuvent échauffer la terre, sa surface se vivifie, se couvre de verdure et se peuple d’animaux : la glace même, dès qu’elle se résout en eau, semble se féconder ; cet élément est plus fertile que celui de la terre, il reçoit avec la chaleur le mouvement et la vie ; la mer produit à chaque saison plus d’animaux que la terre n’en nourrit ; elle produit moins de plantes ; et tous ces animaux qui nagent à la surface des eaux, ou qui en habitent les profondeurs, n’ayant pas, comme ceux de la terre, un fond de subsistance assuré sur les substances végétales, sont forcés de vivre les uns sur les autres, et c’est à cette combinaison que tient leur immense multiplication, ou plutôt leur pullulation sans nombre.

Chaque espèce et des uns et des autres ayant été créée, les premiers individus ont servi de modèle à tous leurs descendants. Le corps de chaque animal ou de chaque végétal est un moule auquel s’assimilent indifféremment les molécules organiques de tous les animaux ou végétaux détruits par la mort et consumés par le temps ; les parties brutes qui étaient entrées dans leur composition retournent à la masse commune de la matière brute ; les parties organiques, toujours subsistantes, sont reprises par les corps organisés[NdÉ 6] : d’abord repompées par les végétaux, ensuite absorbées par les animaux qui se nourrissent de végétaux, elles servent au développement, à l’entretien, à l’accroissement et des uns et des autres ; elles constituent leur vie, et circulant continuellement de corps en corps, elles animent tous les êtres organisés. Le fond des substances vivantes est donc toujours le même ; elle ne varient que par la forme, c’est-à-dire par la différence des représentations : dans les siècles d’abondance, dans les temps de la plus grande population, le nombre des hommes, des animaux domestiques et des plantes utiles, semble occuper et couvrir en entier la surface de la terre ; celui des animaux féroces, des insectes nuisibles, des plantes parasites, des herbes inutiles, reparaît et domine à son tour dans les temps de disette et de dépopulation. Ces variations, si sensibles pour l’homme, sont indifférentes à la nature ; le ver à soie, si précieux pour lui, n’est pour elle que la chenille du mûrier : que cette chenille du luxe disparaisse, que d’autres chenilles dévorent les herbes destinées à engraisser nos bœufs, que d’autres enfin minent, avant la récolte, la substance de nos épis, qu’en général l’homme et les espèces majeures dans les animaux soient affamées par les espèces infimes, la nature n’en est ni moins remplie, ni moins vivante ; elle ne protège pas les unes aux dépens des autres, elle les soutient toutes ; mais elle méconnaît le nombre dans les individus, et ne les voit que comme des images successives d’une seule et même empreinte, des ombres fugitives dont l’espèce est le corps.

Il existe donc sur la terre, et dans l’air et dans l’eau, une quantité déterminée de matière organique que rien ne peut détruire ; il existe en même temps un nombre déterminé de moules capables de se l’assimiler, qui se détruisent et se renouvellent à chaque instant ; et ce nombre de moules ou d’individus, quoique variable dans chaque espèce, est au total toujours le même, toujours proportionné à cette quantité de matière vivante. Si elle était surabondante, si elle n’était pas, dans tous les temps, également employé et entièrement absorbée par les moules existants, il s’en formerait d’autres et l’on verrait paraître des espèces nouvelles, parce que cette matière vivante ne peut demeurer oisive, parce qu’elle est toujours agissante, et qu’il suffit qu’elle s’unisse avec des parties brutes pour former des corps organisés. C’est à cette grande combinaison, ou plutôt à cette invariable proportion, que tient la forme même de la nature.

Et comme son ordonnance est fixe pour le nombre, le maintien et l’équilibre des espèces, elle se présenterait toujours sous la même face, et serait dans tous les temps et sous tous les climats, absolument et relativement la même, si son habitude ne variait pas autant qu’il est possible dans toutes les formes individuelles. L’empreinte de chaque espèce est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais, mais toutes les touches accessoires varient, aucun individu ne ressemble parfaitement à un autre, aucune espèce n’existe sans un grand nombre de variétés[NdÉ 7] : dans l’espèce humaine, sur laquelle le sceau divin a le plus appuyé, l’empreinte ne laisse pas de varier du blanc au noir, du petit au grand, etc. ; le Lapon, le Patagon, le Hottentot, l’Européen, l’Américain, le Nègre, quoique tous issus du même père, sont bien éloignés de se ressembler comme frères.

Toutes les espèces sont donc sujettes aux différences purement individuelles ; mais les variétés constantes, et qui se perpétuent par les générations, n’appartiennent pas également à toutes : plus l’espèce est élevée, plus le type en est ferme, et moins elle admet de ces variétés[NdÉ 8]. L’ordre, dans la multiplication des animaux, étant en raison inverse de l’ordre de grandeur, et la possibilité des différences en raison directe du nombre dans le produit de leur génération, il était nécessaire qu’il y eût plus de variétés dans les petits animaux que dans les grands, il y a aussi, et par la même raison, plus d’espèces voisines ; l’unité de l’espèce étant plus resserrée dans les grands animaux, la distance qui la sépare des autres est aussi plus étendue : que de variétés et d’espèces voisines accompagnent, suivent ou précèdent l’écureuil, le rat et les autres petits animaux, tandis que l’éléphant marche seul et sans pair à la tête de tous !

La matière brute qui compose la masse de la terre n’est pas un limon vierge, une substance intacte et qui n’ait pas subi des altérations ; tout a été remué par la force des grands et des petits agents, tout a été manié plus d’une fois par la main de la nature ; le globe de la terre a été pénétré par le feu, et ensuite recouvert et travaillé par les eaux ; le sable, qui en remplit le dedans, est une matière vitrée ; les lits épais de glaise qui le recouvrent dehors ne sont que ce même sable décomposé par le séjour des eaux ; le roc vif, le granit, le grès, tous les cailloux, tous les métaux, ne sont encore que cette même matière vitrée, dont les parties se sont réunies, pressées ou séparées selon les lois de leur affinité. Toutes ces substances sont parfaitement brutes, elles existent et existeraient indépendamment des animaux et des végétaux ; mais d’autres substances en très grand nombre, et qui paraissent également brutes, tirent leur origine du détriment des corps organisés ; les marbres, les pierres à chaux, les graviers, les craies, les marnes, ne sont composés que de débris de coquillages et des dépouilles de ces petits animaux, qui, transformant l’eau de la mer en pierre, produisent le corail et tous les madrépores, dont la variété est innombrable et la quantité presque immense. Les charbons de terre, les tourbes et les autres matières qui se trouvent aussi dans les couches extérieures de la terre, ne sont que le résidu des végétaux plus ou moins détériorés, pourris et consumés. Enfin d’autres matières en moindre nombre, telles que les pierres ponces, les soufres, les mâchefers, les amiantes, les laves, ont été jetées par les volcans, et produites par une seconde action du feu sur les matières premières. L’on peut réduire à ces trois grandes combinaisons tous les rapports des corps bruts, et toutes les substances du règne minéral.

Les lois d’affinités par lesquelles les parties constituantes de ces différentes substances se séparent des autres pour se réunir entre elles et former des matières homogènes, sont les mêmes que la loi générale par laquelle tous les corps célestes agissent les uns sur les autres[NdÉ 9] ; elles s’exercent également et dans les mêmes rapports des masses et des distances ; un globule d’eau, de sable ou de métal, agit sur un autre globule comme le globe de la terre agit sur celui de la lune : et si jusqu’à ce jour l’on a regardé ces lois d’affinité comme différentes de celles de la pesanteur, c’est faute de les avoir bien conçues, bien saisies, c’est faute d’avoir embrassé cet objet dans toute son étendue. La figure, qui dans les corps célestes ne fait rien ou presque rien à la loi de l’action des uns sur les autres, parce que la distance est très grande, fait au contraire presque tout lorsque la distance est très petite ou nulle. Si la lune et la terre, au lieu d’une figure sphérique, avaient toutes deux celle d’un cylindre court et d’un diamètre égal à celui de leurs sphères, la loi de leur action réciproque ne serait pas sensiblement altérée par cette différence de figure, parce que la distance de toutes les parties de la lune à celles de la terre n’aurait aussi que très peu varié ; mais si ces mêmes globes devenaient des cylindres très étendus et voisins l’un de l’autre, la loi de l’action réciproque de ces deux corps paraîtrait fort différente, parce que la distance de chacune de leurs parties entre elles, et relativement aux parties de l’autre, aurait prodigieusement changé : ainsi, dès que la figure entre comme élément dans la distance, la loi paraît varier, quoiqu’au fond elle soit toujours la même.

D’après ce principe, l’esprit humain peut encore faire un pas, et pénétrer plus avant dans le sein de la nature : nous ignorons quelle est la figure des parties constituantes des corps ; l’eau, l’air, la terre, les métaux, toutes les matières homogènes sont certainement composées de parties élémentaires semblables entre elles, mais dont la forme est inconnue ; nos neveux pourront, à l’aide du calcul, s’ouvrir ce nouveau champ de connaissances et savoir à peu près de quelle figure sont les éléments des corps ; ils partiront du principe que nous venons d’établir, ils le prendront pour base : « Toute matière s’attire en raison inverse du carré de la distance, et cette loi générale ne paraît varier, dans les attractions particulières, que par l’effet de la figure des parties constituantes de chaque substance, parce que cette figure entre comme élément dans la distance. » Lorsqu’ils auront donc acquis, par des expériences réitérées, la connaissance de la loi d’attraction d’une substance particulière, ils pourront trouver par le calcul la figure de ces parties constituantes. Pour le faire mieux sentir, supposons, par exemple, qu’en mettant du vif-argent sur un plan parfaitement poli, on reconnaisse par des expériences que ce métal fluide s’attire toujours en raison de inverse du cube de la distance, il faudra chercher par des règles de fausse position quelle est la figure qui donne cette expression ; et cette figure sera celle des parties constituantes du vif-argent ; si l’on trouvait par ces expériences que ce métal s’attire en raison inverse du carré de la distance, il serait démontré que ses parties constituantes sont sphériques, puisque la sphère est la seule figure qui donne cette loi, et qu’à quelque distance que l’on place des globes, la loi de leur attraction est toujours la même.

Newton bien soupçonné que les affinités chimiques, qui ne sont autre chose que les attractions particulières dont nous venons de parler, se faisaient par des lois assez semblables à celles de la gravitation ; mais il ne paraît pas avoir vu que toutes ces lois particulières n’étaient que de simples modifications de la loi générale, et qu’elles n’en paraissaient différentes que parce qu’à une très petite distance la figure des atomes qui s’attirent fait autant et plus que la masse pour l’expression de la loi, cette figure entrant alors pour beaucoup dans l’élément de la distance.

C’est cependant à cette théorie que tient la connaissance intime de la composition des corps bruts ; le fond de toute matière est le même, la masse et le volume, c’est-à-dire la forme, serait aussi la même, si la figure des parties constituantes était semblable. Une substance homogène ne peut différer d’une autre qu’autant que la figure de ses parties primitives est différente ; celle dont toutes les molécules sont sphériques doit être spécifiquement une fois plus légère qu’une autre dont les molécules seraient cubiques, parce que les premières ne pouvant se toucher que par des points, laissent des intervalles égaux à l’espace qu’elles remplissent, tandis que les parties supposées cubiques peuvent se réunir toutes sans laisser le moindre intervalle, et former par conséquent une matière une fois plus pesante que la première. Et quoique les figures puissent varier à l’infini, il paraît qu’il n’en existe pas autant dans la nature que l’esprit pourrait en concevoir : car elle a fixé les limites de la pesanteur et de la légèreté : l’or et l’air sont les deux extrêmes de toute densité ; toutes les figures admises, exécutées par la nature, sont donc comprises entre ces deux termes, et toutes celles qui auraient pu produire des substances plus pesantes ou plus légères ont été rejetées.

Au reste, lorsque je parle des figures employées par la nature, je n’entends pas qu’elles soient nécessairement ni même exactement semblables aux figures géométriques qui existent dans notre entendement : c’est par supposition que nous les faisons régulières, et par abstraction que nous les rendons simples. Il n’y a peut-être ni cubes exacts, ni sphères parfaites dans l’univers ; mais comme rien n’existe sans forme, et que selon la diversité des substances les figures de leurs éléments sont différentes, il y en a nécessairement qui approchent de la sphère ou du cube et de toutes les autres figures régulières que nous avons imaginées : le précis, l’absolu, l’abstrait, qui se présentent si souvent à notre esprit, ne peuvent se trouver dans le réel, parce que tout y est relatif, tout s’y fait par nuances, tout s’y combine par approximation. De même, lorsque j’ai parlé d’une substance qui serait entièrement pleine, parce qu’elle serait composée de parties cubiques, et d’une autre substance qui ne serait qu’à moitié pleine, parce qu’elle serait composée de parties cubiques, et d’une autre substance qui ne serait qu’à moitié pleine, parce que toutes ces parties constituantes seraient sphériques, je ne l’ai dit que par comparaison, et je n’ai pas prétendu que ces substances existassent dans la réalité ; car l’on voit par l’expérience des corps transparents, tels que le verre, qui ne laisse pas d’être dense et pesant, que la quantité de matière y est très petite en comparaison de l’étendue des intervalles ; et l’on peut démontrer que l’or, qui est la matière la plus dense, contient beaucoup plus de vide que de plein.

La considération des forces de la nature est l’objet de la mécanique rationnelle ; celui de la mécanique sensible n’est que la combinaison de nos forces particulières, et se réduit à l’art de faire des machines : cet art a été cultivé de tout temps par la nécessité et pour la commodité ; les anciens y ont excellé comme nous ; mais la mécanique rationnelle est une science née, pour ainsi dire, de nos jours ; tous les philosophes, depuis Aristote à Descartes, ont raisonné comme le peuple sur la nature du mouvement ; ils ont unanimement pris l’effet pour la cause ; ils ne connaissaient d’autres forces que celle de l’impulsion, encore la connaissaient-ils mal, ils lui attribuaient les effets des autres forces, ils voulaient y ramener tous les phénomènes du monde ; pour que le projet eût été plausible et la chose possible, il aurait au moins fallu que cette impulsion, qu’ils regardaient comme cause unique fût un effet général et constant qui appartînt à toute matière, qui s’exerçât continuellement dans tous les lieux, dans tous les temps : le contraire leur était démontré ; ne voyaient-ils pas que dans les corps en repos cette force n’existe pas, que dans les corps lancés son effet ne subsiste qu’un petit temps, qu’il est bientôt détruit par les résistances, que pour le renouveler il faut une nouvelle impulsion, que par conséquent bien loin qu’elle soit une cause générale, elle n’est au contraire qu’un effet particulier et dépendant d’effets plus généraux ?

Or, un effet général est ce qu’on doit appeler une cause, car la cause réelle de cet effet général ne nous sera jamais connue, parce que nous ne connaissons rien que par comparaison, et que l’effet étant supposé général et appartenant également à tout, nous ne pouvons le comparer à rien, ni par conséquent le connaître autrement que par le fait : ainsi l’attraction, ou, si l’on veut, la pesanteur, étant un effet général et commun à toute matière, et démontré par le fait, doit être regardée comme une cause, et c’est à elle qu’il faut rapporter les autres causes particulières et même l’impulsion, puisqu’elle est moins générale et moins constante. La difficulté ne consiste qu’à voir en quoi l’impulsion peut dépendre en effet de l’attraction : si l’on réfléchit à la communication du mouvement par le choc, on sentira bien qu’il ne peut se transmettre d’un corps à un autre que par le moyen du ressort, et l’on reconnaîtra que toutes les hypothèses que l’on a faites sur la transmission du mouvement dans les corps durs, ne sont que des jeux de notre esprit qui ne pourraient s’exécuter dans la nature : un corps parfaitement dur n’est en effet qu’un être de raison, comme un corps parfaitement élastique n’est encore qu’un autre être de raison : ni l’un ni l’autre n’existent dans la réalité, parce qu’il n’y existe rien d’absolu, rien d’extrême, et que le mot et l’idée de parfait n’est jamais que l’absolu ou l’extrême de la chose.

S’il n’y avait point de ressort dans la matière, il n’y aurait donc nulle force d’impulsion ; lorsqu’on jette une pierre, le mouvement qu’elle conserve ne lui a-t-il pas été communiqué par le ressort du bras qui l’a lancée ? Lorsqu’un corps en mouvement en rencontre un autre en repos, comment peut-on concevoir qu’il lui communique son mouvement, si ce n’est en comprimant le ressort des parties élastiques qu’il renferme, lequel se rétablissant immédiatement après la compression, donne à la masse totale la même force qu’il vient de recevoir ; on ne comprend point comment un corps parfaitement dur pourrait admettre cette force, ni recevoir du mouvement ; et d’ailleurs il est très inutile de chercher à le comprendre, puisqu’il n’en existe point de tel. Tous les corps au contraire sont doués de ressort ; les expériences sur l’électricité prouvent que sa force élastique appartient généralement à toute matière ; quand il n’y aurait donc dans l’intérieur des corps d’autre ressort que celui de cette matière électrique, il suffirait pour la communication du mouvement, et par conséquent c’est à ce grand ressort, comme effet général, qu’il faut attribuer la cause particulière de l’impulsion.

Maintenant si nous réfléchissons sur la mécanique du ressort nous trouverons que sa force dépend elle-même de celle de l’attraction ; pour le voir clairement, figurons-nous le ressort le plus simple, un angle solide de fer ou de toute autre matière dure : qu’arrive-t-il lorsque nous le comprimons ? nous forçons les parties voisines du sommet de l’angle de fléchir, c’est-à-dire de s’écarter un peu les unes des autres ; et dans le moment que la compression cesse, elles se rapprochent et se rétablissent comme elles étaient auparavant ; leur adhérence, de laquelle résulte la cohésion du corps, est, comme l’on sait, un effet de leur attraction mutuelle ; lorsque l’on presse le ressort, on ne détruit pas cette adhérence, parce que, quoiqu’on écarte les parties, on ne les éloigne pas assez les unes des autres pour les mettre hors de leur sphère d’attraction mutuelle, et par conséquent dès qu’on cesse de presser, cette force qu’on remet pour ainsi dire en liberté s’exerce, les parties séparées se rapprochent, et le ressort se rétablit : si au contraire, par une pression trop forte on les écarte au point de les faire sortir de leur sphère d’attraction, le ressort se rompt, parce que la force de la compression a été plus grande que celle de la cohérence, c’est-à-dire plus grande que celle de l’attraction mutuelle qui réunit les parties ; le ressort ne peut donc s’exercer qu’autant que les parties de la matière ont de la cohérence, c’est-à-dire, autant qu’elles sont unies par la force de leur attraction mutuelle, et par conséquent le ressort en général, qui seul peut produire l’impulsion, et l’impulsion elle-même, se rapportent à la force d’attraction, et en dépendent comme des effets particuliers d’un effet général.

Quelque nettes que me paraissent ces idées, quelque fondées que soient ces vues, je ne m’attends pas à les voir adopter ; le peuple ne raisonnera jamais que d’après ses sensations, et le vulgaire des physiciens d’après des préjugés : or il faut mettre à part les unes, et renoncer aux autres pour juger de ce que nous proposons ; peu de gens en jugeront donc, et c’est le lot de la vérité ; mais aussi très peu de gens lui suffisent, elle se perd dans la foule ; et quoique toujours auguste et majestueuse, elle est souvent obscurcie par de vieux fantômes, ou totalement effacée par des chimères brillantes. Quoiqu’il en soit, c’est ainsi que je vois, que j’entends la nature (et peut-être est-elle encore plus simple que ma vue) ; une seule force est la cause de tous les phénomènes de la matière brute, et cette force, réunie avec celle de la chaleur, produit les molécules vivantes desquelles dépendent tous les effets des substances organisées.


Notes de l’éditeur
  1. Cette « Vue de la nature » a été publiée par Buffon en 1764, au début du XIIe volume de l’édition in-4o de l’Imprimerie royale.
  2. Le soleil n’est pas, comme le dit Buffon, « immobile au milieu du tout », il se meut dans l’espace, en décrivant une immense ellipse et entraînant après lui la terre et toutes les planètes qui font partie de son système. [Note de Wikisource : ajoutons que ni le mouvement du Soleil ni celui des planètes n’échauffent cet astre, comme le prétend Buffon, car l’attraction entre le Soleil et les planètes est une action à distance, dans le vide le plus total, donc sans contact et sans échauffement. L’énergie du Soleil est en réalité alimentée par des réactions nucléaires en son sein.]
  3. Cette seconde vue a été publiée par Buffon en 1765, en tête du XIIIe volume de l’édition in-4o de l’Imprimerie royale.
  4. Les idées émises ici par Buffon relativement à l’espèce sont tout à fait contradictoires de celles qu’il expose en maints endroits de ses œuvres. Il considère ici l’espèce comme « perpétuelle » et « permanente », tandis que dans tous les autres Mémoires, il insiste sur la facilité avec laquelle les espèces se transforment sous l’influence du climat, de la nourriture, etc. Pour ce motif et vu le style très ampoulé des « Vues de la nature », je pense qu’il ne faut voir dans ce que dit ici Buffon de l’espèce comparée à l’individu qu’une simple antithèse littéraire.
  5. Cette pensée est très juste.
  6. On voit que Buffon est resté fidèle pendant toute sa vie à sa théorie des « molécules organiques ».
  7. Cela est très exact ; ajoutons que les variétés servent à relier les espèces les unes aux autres.
  8. Cela est faux. Les espèces les plus élevées, c’est-à-dire les plus parfaites, sont soumises comme les autres à la variation, mais à la condition qu’elles soient d’origine relativement récente. Les espèces qui ne varient plus ou qui ne varient que difficilement sont des espèces anciennes, des espèces vieilles, si l’on peut leur appliquer ce mot. [Note de Wikisource : Cela est faux : il n’y a aucune espèce qui ait cessé d’évoluer. Seulement, le rythme des mutations est plus rapide pour certaines espèces que pour d’autres, principalement pour des raisons de fréquence de la reproduction, et, à l’intérieur d’une espèce donnée, plus rapides à certaines époques que d’autres, lorsqu’ont lieu, souvent à cause de changements environnementaux, une réduction de la taille des populations ou une séparation entre populations (phénomènes de goulot d’étranglement ou d’effet fondateur).]
  9. Pensée très exacte. L’affinité n’est qu’une forme de l’attraction, et celle-ci n’était elle-même qu’une forme du mouvement. [Note de Wikisource : Pensée très inexacte. Les « affinités » chimiques sont de nature électromagnétique ; or, aujourd’hui encore, l’union de la physique quantique (qui unit en une même théorie trois des quatre interactions fondamentales, dont l’électromagnétisme) avec la relativité générale (qui explique la dernière interaction, l’attraction gravitationnelle) est l’un des problèmes les moins compris de la science contemporaine.]