Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Chapitre I

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 143-153).

CHAPITRE PREMIER

COMPARAISON DES ANIMAUX ET DES VÉGÉTAUX

Dans la foule d’objets que nous présente ce vaste globe dont nous venons de faire la description, dans le nombre infini des différentes productions dont la surface est couverte et peuplée, les animaux tiennent le premier rang, tant par la conformité qu’ils ont avec nous, que par la supériorité que nous leur connaissons sur les êtres végétants ou inanimés. Les animaux ont par leurs sens, par leur forme, par leur mouvement, beaucoup plus de rapports avec les choses qui les environnent que n’en ont les végétaux. Ceux-ci, par leur développement, par leur figure, par leur accroissement et par leurs différentes parties, ont aussi un plus grand nombre de rapports avec les objets extérieurs que n’en ont les minéraux ou les pierres, qui n’ont aucune sorte de vie ou de mouvement ; et c’est par ce plus grand nombre de rapports que l’animal est réellement au-dessus du végétal, et le végétal au-dessus du minéral. Nous-mêmes, à ne considérer que la partie matérielle de notre être, nous ne sommes au-dessus des animaux que par quelques rapports de plus, tels que ceux que nous donnent la langue et la main ; et, quoique les ouvrages du Créateur soient en eux-mêmes tous également parfaits[NdÉ 1], l’animal est, selon notre façon d’apercevoir, l’ouvrage le plus complet de la nature, et l’homme en est le chef-d’œuvre.

En effet, que de ressorts, que de forces, que de machines et de mouvements sont renfermés dans cette petite partie de matière qui compose le corps d’un animal ! Que de rapports, que d’harmonie, que de correspondance entre les parties ! Combien de combinaisons, d’arrangements, de causes, d’effets, de principes, qui tous concourent au même but, et que nous ne connaissons que par des résultats si difficiles à comprendre qu’ils n’ont cessé d’être des merveilles que par l’habitude que nous avons prise de n’y point réfléchir !

Cependant, quelque admirable que cet ouvrage nous paraisse, ce n’est pas dans l’individu qu’est la plus grande merveille ; c’est dans la succession, dans le renouvellement et dans la durée des espèces que la nature paraît tout à fait inconcevable. Cette faculté de produire son semblable, qui réside dans les animaux et dans les végétaux, cette espèce d’unité toujours subsistante et qui paraît éternelle, cette vertu procréatrice qui s’exerce perpétuellement sans se détruire jamais, est pour nous un mystère dont il semble qu’il ne nous est pas permis de sonder la profondeur.

Car la matière inanimée, cette pierre, cette argile qui est sous nos pieds, a bien quelques propriétés : son existence seule en suppose un très grand nombre, et la matière la moins organisée ne laisse pas que d’avoir, en vertu de son existence, une infinité de rapports avec toutes les autres parties de l’univers. Nous ne dirons pas, avec quelques philosophes, que la matière, sous quelque forme qu’elle soit, connaît son existence et ses facultés relatives : cette opinion tient à une question de métaphysique que nous ne nous proposons pas de traiter ici ; il nous suffira de faire sentir que, n’ayant pas nous-mêmes la connaissance de tous les rapports que nous pouvons avoir avec les objets extérieurs, nous ne devons pas douter que la matière inanimée n’ait infiniment moins de cette connaissance, et que d’ailleurs nos sensations ne ressemblant en aucune façon aux objets qui les causent, nous devons conclure par analogie que la matière inanimée n’a ni sentiment, ni sensation, ni conscience d’existence, et que de lui attribuer quelques-unes de ces facultés, ce serait lui donner celle de penser, d’agir et de sentir à peu près dans le même ordre et de la même façon que nous pensons, agissons et sentons, ce qui répugne autant à la raison qu’à la religion.

Nous devons donc dire qu’étant formés de terre et composés de poussière, nous avons en effet avec la terre et la poussière des rapports communs qui nous lient à la matière en général ; telles sont l’étendue, l’impénétrabilité, la pesanteur, etc. ; mais, comme nous n’apercevons pas ces rapports purement matériels, comme ils ne font aucune impression au dedans de nous-mêmes, comme ils subsistent sans notre participation, et qu’après la mort ou avant la vie ils existent et ne nous affectent point du tout, on ne peut pas dire qu’ils fassent partie de notre être. C’est donc l’organisation, la vie, l’âme, qui fait proprement notre existence ; la matière, considérée sous ce point de vue, en est moins le sujet que l’accessoire : c’est une enveloppe étrangère dont l’union nous est inconnue et la présence nuisible[NdÉ 2], et cet ordre de pensées, qui constitue notre être, en est peut-être tout à fait indépendant.

Nous existons donc sans savoir comment, et nous pensons sans savoir pourquoi ; mais, quoi qu’il en soit de notre manière d’être ou de sentir, quoi qu’il en soit de la vérité ou de la fausseté, de l’apparence ou de la réalité de nos sensations, les résultats de ces mêmes sensations n’en sont pas moins certains par rapport à nous. Cet ordre d’idées, cette suite de pensées qui existe au dedans de nous-mêmes, quoique fort différente des objets qui les causent, ne laisse pas que d’être l’affection la plus réelle de notre individu, et de nous donner des relations avec les objets extérieurs, que nous pouvons regarder comme des rapports réels, puisqu’ils sont invariables et toujours les mêmes relativement à nous : ainsi nous ne devons pas douter que les différences ou les ressemblances que nous apercevons entre les objets ne soient des différences et des ressemblances certaines et réelles dans l’ordre de notre existence par rapport à ces mêmes objets. Nous pouvons donc légitimement nous donner le premier rang dans la nature ; nous devons ensuite donner la seconde place aux animaux, la troisième aux végétaux, et enfin la dernière aux minéraux ; car, quoique nous ne distinguions pas bien nettement les qualités que nous avons en vertu de notre animalité de celles que nous avons en vertu de la spiritualité de notre âme[NdÉ 3], nous ne pouvons guère douter que les animaux étant doués, comme nous, des mêmes sens, possédant les mêmes principes de vie et de mouvement, et faisant une infinité d’actions semblables aux nôtres, ils n’aient avec les objets extérieurs des rapports du même ordre que les nôtres et que, par conséquent, nous ne leur ressemblions réellement à bien des égards. Nous différons beaucoup des végétaux ; cependant nous leur ressemblons plus qu’ils ne ressemblent aux minéraux, et cela parce qu’ils ont une espèce de forme vivante, une organisation animée, semblable en quelque façon à la nôtre, au lieu que les minéraux n’ont aucun organe.

Pour faire donc l’histoire de l’animal, il faut d’abord reconnaître avec exactitude l’ordre général des rapports qui lui sont propres, et distinguer ensuite les rapports qui lui sont communs avec les végétaux et les minéraux. L’animal n’a de commun avec le minéral que les qualités de la matière prise généralement ; sa substance a les mêmes propriétés virtuelles, elle est étendue, pesante, impénétrable comme tout le reste de la matière, mais son économie est toute différente. Le minéral n’est qu’une matière brute, inactive, insensible, n’agissant que par la contrainte des lois de la mécanique, n’obéissant qu’à la force généralement répandue dans l’univers, sans organisation, sans puissance, dénuée de toutes facultés, même de celle de se reproduire, substance informe, faite pour être foulée aux pieds par les hommes et les animaux, laquelle, malgré le nom de métal précieux, n’en est pas moins méprisée par le sage, et ne peut avoir qu’une valeur arbitraire, toujours subordonnée à la volonté et dépendante de la convention des hommes. L’animal réunit toutes les puissances de la nature, les forces qui l’animent lui sont propres et particulières[NdÉ 4] : il veut, il agit, il se détermine, il opère, il communique par ses sens avec les objets les plus éloignés ; son individu est un centre où tout se rapporte, un point où l’univers entier se réfléchit, un monde en raccourci : voilà les rapports qui lui sont propres ; ceux qui lui sont communs avec les végétaux sont les facultés de croître, de se développer, de se reproduire et de se multiplier.

La différence la plus apparente entre les animaux et les végétaux paraît être cette faculté de se mouvoir et de changer de lieu, dont les animaux sont doués, et qui n’est pas donnée aux végétaux : il est vrai que nous ne connaissons aucun végétal qui ait le mouvement progressif, mais nous voyons plusieurs espèces d’animaux, comme les huîtres, les galle-insectes, etc., auxquelles ce mouvement paraît avoir été refusé ; cette différence n’est donc pas générale et nécessaire.

Une différence plus essentielle pourrait se tirer de la faculté de sentir, qu’on ne peut guère refuser aux animaux, et dont il semble que les végétaux soient privés ; mais ce mot sentir renferme un si grand nombre d’idées qu’on ne doit pas le prononcer avant que d’en avoir fait l’analyse ; car, si par sentir nous entendons seulement faire une action de mouvement à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, nous trouverons que la plante appelée sensitive est capable de cette espèce de sentiment, comme les animaux ; si au contraire on veut que sentir signifie apercevoir et comparer des perceptions, nous ne sommes pas sûrs que les animaux aient cette espèce de sentiment ; et si nous accordons quelque chose de semblable aux chiens, aux éléphants, etc., dont les actions semblent avoir les mêmes causes que les nôtres, nous le refuserons à une infinité d’espèces d’animaux, et surtout à ceux qui nous paraissent être immobiles et sans action. Si l’on voulait que les huîtres, par exemple, eussent du sentiment comme les chiens, mais à un degré fort inférieur, pourquoi n’accorderait-on pas aux végétaux ce même sentiment dans un degré encore au-dessous ? Cette différence entre les animaux et les végétaux non seulement n’est pas générale, mais même n’est pas bien décidée[NdÉ 5].

Une troisième différence paraît être dans la manière de se nourrir : les animaux, par le moyen de quelques organes extérieurs, saisissent les choses qui leur conviennent, ils vont chercher leur pâture, ils choisissent leurs aliments ; les plantes, au contraire, paraissent être réduites à recevoir la nourriture que la terre veut bien leur fournir ; il semble que cette nourriture soit toujours la même, aucune diversité dans la manière de se la procurer, aucun choix dans l’espèce : l’humidité de la terre est leur seul aliment. Cependant, si l’on fait attention à l’organisation et à l’action des racines et des feuilles, on reconnaîtra bientôt que ce sont là les organes extérieurs dont les végétaux se servent pour pomper la nourriture, on verra que les racines se détournent d’un obstacle ou d’une veine de mauvais terrain pour aller chercher la bonne terre, que même ces racines se divisent, se multiplient, et vont jusqu’à changer de forme pour procurer de la nourriture à la plante ; la différence entre les animaux et les végétaux ne peut donc pas s’établir sur la manière dont ils se nourrissent.

Cet examen nous conduit à reconnaître évidemment qu’il n’y a aucune différence absolument essentielle et générale entre les animaux et les végétaux, mais que la nature descend par degrés et par nuances imperceptibles d’un animal qui nous paraît le plus parfait à celui qui l’est le moins, et de celui-ci au végétal. Le polype d’eau douce sera, si l’on veut, le dernier des animaux et la première des plantes[NdÉ 6].

En effet, après avoir examiné les différences, si nous cherchons les ressemblances des animaux et des végétaux, nous en trouverons d’abord une qui est générale et très essentielle, c’est la faculté commune à tous deux de se reproduire, faculté qui suppose plus d’analogies et de choses semblables que nous ne pouvons l’imaginer, et qui doit nous faire croire que, pour la nature, les animaux et les végétaux sont des êtres à peu près du même ordre.

Une seconde ressemblance peut se tirer du développement de leurs parties, propriété qui leur est commune, car les végétaux ont, aussi bien que les animaux, la faculté de croître, et, si la manière dont ils se développent est différente, elle ne l’est pas totalement ni essentiellement, puisqu’il y a dans les animaux des parties très considérables, comme les os, les cheveux, les ongles, les cornes, etc., dont le développement est une vraie végétation, et que dans les premiers temps de sa formation le fœtus végète plutôt qu’il ne vit.

Une troisième ressemblance, c’est qu’il y a des animaux qui se reproduisent comme les plantes, et par les mêmes moyens : la multiplication des pucerons, qui se fait sans accouplement, est semblable à celle des plantes par les graines[NdÉ 7], et celle des polypes, qui se fait en les coupant, ressemble à la multiplication des arbres par boutures.

On peut donc assurer, avec plus de fondement encore, que les animaux et les végétaux sont des êtres du même ordre, et que la nature semble avoir passé des uns aux autres par des nuances insensibles, puisqu’ils ont entre eux des ressemblances essentielles et générales, et qu’ils n’ont aucune différence qu’on puisse regarder comme telle[NdÉ 8].

Si nous comparons maintenant les animaux aux végétaux par d’autres faces, par exemple, par le nombre, par le lieu, par la grandeur, par la forme, etc., nous en tirerons de nouvelles inductions.

Le nombre des espèces d’animaux est beaucoup plus grand que celui des espèces de plantes ; car, dans le seul genre des insectes, il y a peut-être un plus grand nombre d’espèces, dont la plupart échappent à nos yeux, qu’il n’y a d’espèces de plantes visibles sur la surface de la terre. Les animaux même se ressemblent en général beaucoup moins que les plantes, et c’est cette ressemblance entre les plantes qui fait la difficulté de les reconnaître et de les ranger ; c’est là ce qui a donné naissance aux méthodes de botanique, auxquelles on a, par cette raison, beaucoup plus travaillé qu’à celles de la zoologie, parce que les animaux ayant en effet entre eux des différences bien plus sensibles que n’en ont les plantes entre elles, ils sont plus aisés à reconnaître et à distinguer, plus faciles à nommer et à décrire.

D’ailleurs, il y a encore un avantage pour reconnaître les espèces d’animaux et pour les distinguer les uns des autres, c’est qu’on doit regarder comme la même espèce celle qui, au moyen de la copulation, se perpétue et conserve la similitude de cette espèce, et comme des espèces différentes celles qui, par les mêmes moyens, ne peuvent rien produire ensemble[NdÉ 9] ; de sorte qu’un renard sera une espèce différente d’un chien, si en effet par la copulation d’un mâle et d’une femelle de ces deux espèces il ne résulte rien, et quand même il en résulterait un animal mi-parti, une espèce de mulet, comme ce mulet ne produirait rien, cela suffirait pour établir que le renard et le chien ne seraient pas de la même espèce, puisque nous avons supposé que, pour constituer une espèce, il fallait une production continue, perpétuelle, invariable, semblable, en un mot, à celle des autres animaux. Dans les plantes on n’a pas le même avantage, car, quoiqu’on ait prétendu y reconnaître des sexes[NdÉ 10] et qu’on ait établi des divisions de genres par les parties de la fécondation, comme cela n’est ni aussi certain ni aussi apparent que dans les animaux, et que d’ailleurs la production des plantes se fait de plusieurs autres façons, où les sexes n’ont point de part et où les parties de la fécondation ne sont pas nécessaires, on n’a pu employer avec succès cette idée, et ce n’est que sur une analogie mal entendue qu’on a prétendu que cette méthode sexuelle devait nous faire distinguer toutes les espèces différentes de plantes ; mais nous renvoyons l’examen du fondement de ce système à notre histoire des végétaux.

Le nombre des espèces d’animaux est donc plus grand que celui des espèces de plantes, mais il n’en est pas de même du nombre d’individus dans chaque espèce : dans les animaux, comme dans les plantes, le nombre d’individus est beaucoup plus grand dans le petit que dans le grand[NdÉ 11] ; l’espèce des mouches est peut-être cent millions de fois plus nombreuse que celle de l’éléphant, et de même, il y a en général plus d’herbes que d’arbres ; plus de chiendent que de chênes ; mais, si l’on compare la quantité d’individus des animaux et des plantes, espèce à espèce, on verra que chaque espèce de plante est plus abondante que chaque espèce d’animal : par exemple, les quadrupèdes ne produisent qu’un petit nombre de petits, et dans des intervalles de temps assez considérables ; les arbres, au contraire, produisent tous les ans une grande quantité d’arbres de leur espèce. On pourra me dire que ma comparaison n’est pas exacte, et que pour la rendre telle il faudrait pouvoir comparer la quantité de graines que produit un arbre avec la quantité de germes que peut contenir la semence d’un animal, et que peut-être on trouverait alors que les animaux sont encore plus abondants en germes que les végétaux ; mais, si l’on fait attention qu’il est possible, en ramassant avec soin toutes les graines d’un arbre, par exemple d’un orme, et en les semant, d’avoir une centaine de milliers de petits ormes de la production d’une seule année, on m’avouera aisément que, quand on prendrait le même soin pour fournir à un cheval toutes les juments qu’il pourrait saillir en un an, les résultats seraient forts différents dans la production de l’animal et dans celle du végétal. Je n’examine donc pas la quantité des germes, premièrement parce que, dans les animaux, nous ne la connaissons pas, et en second lieu parce que, dans les végétaux, il y a peut-être de même des germes séminaux comme dans les animaux, et que la graine n’est point un germe, mais une production aussi parfaite que l’est le fœtus d’un animal, à laquelle, comme à celui-ci, il ne manque qu’un plus grand développement[NdÉ 12].

On pourrait encore m’opposer ici la prodigieuse multiplication de certaines espèces d’insectes, comme celle des abeilles : chaque femelle produit trente ou quarante mille mouches ; mais il faut observer que je parle du général des animaux comparé au général des plantes ; et d’ailleurs cet exemple des abeilles, qui peut-être est celui de la plus grande multiplication que nous connaissions dans les animaux, ne fait pas une preuve contre ce que nous avons dit ; car, de trente ou quarante mille mouches que la mère abeille produit, il n’y en a qu’un très petit nombre de femelles, quinze cents ou deux mille mâles, et tout le reste ne sont que des mulets, ou plutôt des mouches neutres, sans sexe et incapables de produire.

Il faut avouer que dans les insectes, les poissons, les coquillages, il y a des espèces qui paraissent être extrêmement abondantes : les huîtres, les harengs, les puces, les hannetons, etc., sont peut-être en aussi grand nombre que les mousses et les autres plantes les plus communes : mais, à tout prendre, on remarquera aisément que la plus grande partie des espèces d’animaux est moins abondante en individus que les espèces de plantes ; et, de plus, on observera qu’en comparant la multiplication des espèces de plantes entre elles, il n’y a pas de différences aussi grandes dans le nombre des individus que dans les espèces d’animaux, dont les uns engendrent un nombre prodigieux de petits, et d’autres n’en produisent qu’un très petit nombre, au lieu que, dans les plantes, le nombre des productions est toujours fort grand dans toutes les espèces.

Il paraît, par ce que nous venons de dire, que les espèces les plus viles, les plus abjectes, les plus petites à nos yeux, sont les plus abondantes en individus, tant dans les animaux que dans les plantes ; à mesure que les espèces d’animaux nous paraissent plus parfaites, nous les voyons réduites à un moindre nombre d’individus. Pourrait-on croire que certaines formes de corps, comme celle des quadrupèdes et des oiseaux, de certains organes pour la perfection du sentiment, coûteraient plus à la nature que la production du vivant et de l’organisé qui nous paraît si difficile à concevoir ?

Passons maintenant à la comparaison des animaux et végétaux pour le lieu, la grandeur et la forme. La terre est le seul lieu où les végétaux puissent subsister[NdÉ 13] ; le plus grand nombre s’élève au-dessus de la surface du terrain, et y est attaché par des racines qui le pénètrent à une petite profondeur ; quelques-uns, comme les truffes, sont entièrement couverts de terre ; quelques autres, en petit nombre, croissent sur les eaux, mais tous ont besoin, pour exister, d’être placés à la surface de la terre : les animaux, au contraire, sont bien plus généralement répandus ; les uns habitent la surface, les autres l’intérieur de la terre ; ceux-ci vivent au fond des mers, ceux-là les parcourent à une hauteur médiocre ; il y en a dans l’air, dans l’intérieur des plantes, dans le corps de l’homme et des autres animaux, dans les liqueurs ; on en trouve jusque dans les pierres (les dails).

Par l’usage du microscope on prétend avoir découvert un très grand nombre de nouvelles espèces d’animaux fort différentes entre elles ; il peut paraître singulier qu’à peine on ait pu reconnaître une ou deux espèces de plantes nouvelles par le secours de cet instrument[NdÉ 14] ; la petite mousse produite par la moisissure est peut-être la seule plante microscopique dont on ait parlé ; on pourrait donc croire que la nature s’est refusée à produire de très petites plantes, tandis qu’elle s’est livrée avec profusion à faire naître des animalcules ; mais nous pourrions nous tromper en adoptant cette opinion sans examen, et notre erreur pourrait bien venir en partie de ce qu’en effet les plantes se ressemblant beaucoup plus que les animaux, il est plus difficile de les reconnaître et d’en distinguer les espèces, en sorte que cette moisissure, que nous ne prenons que pour une mousse infiniment petite, pourrait être une espèce de bois ou de jardin qui serait peuplé d’un grand nombre de plantes très différentes, mais dont les différences échappent à nos yeux.

Il est vrai qu’en comparant la grandeur des animaux et des plantes elle paraîtra assez inégale ; car il y a beaucoup plus loin de la grosseur d’une baleine à celle d’un de ces prétendus animaux microscopiques que du chêne le plus élevé à la mousse dont nous parlions tout à l’heure ; et, quoique la grandeur ne soit qu’un attribut purement relatif, il est cependant utile de considérer les termes extrêmes où la nature semble s’être bornée. Le grand paraît être assez égal dans les animaux et dans les plantes ; une grosse baleine et un gros arbre sont d’un volume qui n’est pas fort inégal, tandis qu’en petit on a cru voir des animaux dont un millier réunis n’égalerait pas en volume la petite plante de la moisissure.

Au reste, la différence la plus générale et la plus sensible entre les animaux et les végétaux est celle de la forme : celle des animaux, quoique variée à l’infini, ne ressemble point à celle des plantes ; et, quoique les polypes, qui se reproduisent comme les plantes, puissent être regardés comme faisant la nuance entre les animaux et les végétaux, non seulement par la façon de se reproduire, mais encore par la forme extérieure, on peut cependant dire que la figure de quelque animal que ce soit est assez différente de la forme extérieure d’une plante pour qu’il soit difficile de s’y tromper. Les animaux peuvent, à la vérité, faire des ouvrages qui ressemblent à des plantes ou à des fleurs, mais jamais les plantes ne produiront rien de semblable à un animal ; et ces insectes[NdÉ 15] admirables, qui produisent et travaillent le corail, n’auraient pas été méconnus et pris pour des fleurs, si, par un préjugé mal fondé, on n’eût pas regardé le corail comme une plante. Ainsi les erreurs où l’on pourrait tomber, en comparant la forme des plantes à celle des animaux, ne porteront jamais que sur un petit nombre de sujets qui font la nuance entre les deux ; et plus on fera d’observations, plus on se convaincra qu’entre les animaux et les végétaux le Créateur n’a pas mis de terme fixe ; que ces deux genres d’êtres organises ont beaucoup plus de propriétés communes que de différences réelles ; que la production de l’animal ne coûte pas plus, et peut-être moins à la nature que celle du végétal ; qu’en général la production des êtres organisés ne lui coûte rien, et qu’enfin le vivant et l’animé, au lieu d’être un degré métaphysique des êtres, est une propriété physique de la matière[NdÉ 16].


Notes de l’éditeur
  1. Buffon exprime ici l’opinion généralement répandue à son époque que « les ouvrages du Créateur sont tous parfaits ». Comment n’en serait-il pas ainsi, le Créateur étant lui-même infiniment parfait ? Beaucoup de philosophes, renversant les termes du raisonnement, disaient encore : « Les œuvres sont parfaites, donc le Créateur est parfait. » Mais l’impitoyable science a renversé tous ces raisonnements. Sont-ils parfaits, les jumeaux qui naissent collés par le ventre ou par le dos ? Sont-ils parfaits, les enfants microcéphales, condamnés à l’idiotie ? Sans parler des monstres, peut-on considérer comme parfaits les innombrables animaux ou végétaux qui naissent avec des qualités dont la présence doit fatalement entraîner leur suppression au bout d’un temps plus ou moins long, en les rendant inaptes au combat pour la vie ?
  2. Toute la fin de cet alinéa est fort obscure. On sent que Buffon s’est lancé dans une métaphysique dont il ne peut plus se dégager. Que signifie, par exemple, un « ordre de pensées qui constitue notre être ? »
  3. Le lecteur comprendra sans nul doute l’importance de cette phrase : « Quoique nous ne distinguions pas bien nettement les qualités que nous avons en vertu de notre animalité de celles que nous avons en vertu de la spiritualité de notre âme. » Buffon laisse voir qu’il n’ignore pas que, si la distinction est difficile à faire, c’est parce que toutes nos qualités peuvent être expliquées par notre seule « animalité ».
  4. Voir la partie de notre Introduction relative aux relations des animaux avec les végétaux. Nous y reprenons la question débattue ici par Buffon, en tenant compte des données fournies par la science moderne.
  5. On peut dire qu’en écrivant cet alinéa, Buffon a deviné les résultats auxquels devait aboutir la science cent ans après lui. Voyez notre Introduction.
  6. Le polype d’eau douce est un animal beaucoup plus élevé en organisation qu’on ne pouvait le supposer il y a un siècle ; mais ce que Buffon en dit peut fort bien être appliqué à un grand nombre d’autres organismes, desquels il est absolument impossible de dire s’ils sont des végétaux ou des animaux ; tels sont les Monériens, un grand nombre de Flagellates, etc.
  7. La comparaison que Buffon établit entre la reproduction des pucerons sans accouplement et celle des plantes par les graines est absolument erronée. L’embryon contenu dans les graines ne s’est développé qu’à la suite de la fécondation d’une cellule femelle par une cellule mâle ; tandis que les pucerons peuvent se reproduire sans fécondation pendant une série de générations. Ajoutons, pour être tout à fait exacts, que les phénomènes qui se passent alors chez les pucerons ne sont encore que fort peu connus. [Note de Wikisource : Il s’agit d’un exemple de parthénogenèse, phénomène qu’on retrouve à la fois chez certaines espèces de plantes et certaines espèces d’animaux.]
  8. Tous les faits découverts depuis l’époque de Buffon justifient admirablement cette proposition.
  9. La proposition de Buffon n’est vraie que dans une certaine limite. Elle est exacte dans ce sens que deux espèces incapables de donner des produits féconds par le croisement doivent être considérées comme distinctes ; mais la contre-partie est fausse. On est parvenu, en effet, à croiser des individus appartenant à des espèces manifestement très distinctes, et à obtenir par ce croisement des individus indéfiniment féconds. Le critérium de l’espèce que Buffon et, après lui, beaucoup de naturalistes ont cherché dans la faculté de reproduction n’a donc pas plus de valeur que tous les autres. (Voir mon Introduction.) [Note de Wikisource : C’est cependant cette définition de l’espèce qui est encore la plus communément acceptée, depuis qu’elle a été réintroduite par Ernst Mayr en 1942. Il faut noter qu’il semble que Buffon soit le premier à formuler cette définition, ses contemporains fondant pour la plupart la distinction en espèces sur des critères morphologiques.]
  10. À l’époque où Buffon écrivait cette phrase, les sexes des végétaux inférieurs étaient en partie connus. Les traits principaux de leur organisation avaient été indiqués par Linné, qui en avait fait la base de sa classification du règne végétal. Quoi qu’en dise Buffon et quelque peu de valeur que nous puissions accorder aujourd’hui au système sexuel de Linné, il n’en est pas moins vrai que ce système artificiel constituait un progrès sur ceux qui avaient été employés par les botanistes antérieurs.
  11. L’observation que fait ici Buffon est exacte, mais il est nécessaire d’en préciser le sens mieux qu’il ne le fait lui-même. Il est bien démontré que les végétaux et les animaux de petite taille se reproduisent beaucoup plus rapidement que ceux de grande taille ; il est également démontré qu’à dimensions comparables, les végétaux se multiplient davantage que les animaux, mais il importe de rechercher si la rapidité de la multiplication tient à la taille de l’organisme ou à d’autres conditions. On admet généralement, aujourd’hui, qu’elle dépend du nombre plus ou moins considérable d’ennemis qu’a chaque espèce végétale ou animale. Les individus appartenant à des espèces qui ont beaucoup d’ennemis, qui ne produisent qu’un petit nombre de rejetons, voient presque fatalement succomber leur descendance, tandis que les individus à facultés génésiques puissantes, laissent une postérité assez nombreuse pour qu’une partie au moins échappe aux ennemis de l’espèce. Si ces faits se reproduisent sans cesse, il est bien évident que, par suite d’une sélection inconsciente, chaque espèce finira par ne présenter que des individus ayant une puissance de reproduction proportionnée à la puissance de destruction des ennemis de cette espèce. (Voyez de Lanessan, Le Transformisme, p. 470.)

    Or, il suffit de considérer avec quelque attention la nature et le nombre des ennemis de quelques espèces animales et végétales, pour s’assurer, d’abord, que les végétaux ont beaucoup plus d’ennemis que les animaux, et, ensuite, que les petites espèces animales ou végétales sont exposées à beaucoup plus de dangers que les grandes. On comprend ainsi pourquoi, comme l’indique très bien Buffon, les végétaux se multiplient plus rapidement que les animaux et pourquoi les petites espèces des deux règnes se multiplient plus rapidement que les grandes.

  12. Buffon a raison de dire que la graine « n’est point un germe, mais une production aussi parfaite que l’est le fœtus d’un animal ». Il est encore dans le vrai quand il émet l’idée que « dans les végétaux, il y a peut-être de même des germes séminaux comme dans les animaux ». On ne connaissait à son époque que les organes extérieurs de la génération des végétaux. La découverte des cellules mâles et des cellules femelles, et la nature de ces éléments ont pleinement confirmé les prévisions de Buffon et montré qu’au point de vue de la génération comme à tous les autres, les végétaux ne peuvent pas être séparés, d’une manière absolue, des animaux.
  13. Beaucoup d’algues et de champignons vivent dans l’eau ou dans d’autres liquides.
  14. Depuis l’époque où Buffon écrivait cette phrase, le nombre des végétaux microscopiques découverts est extrêmement considérable ; il me suffira de citer les Diatomées, les Desmidiées, les Bactériens, etc.
  15. Les animaux « qui produisent et travaillent le corail » ne sont pas des insectes mais des Cœlentérés. (Voir de Lanessan, Traité de Zoologie, II.)
  16. Cette pensée est, sans contredit, la plus hardie de toutes celles qui ont été émises par Buffon ; la netteté avec laquelle il l’exprime montre combien il était dégagé des préjugés de son temps. Cette pensée n’est d’ailleurs pas isolée dans son œuvre ; il s’y montre partout préoccupé de rechercher beaucoup plus les liens qui rattachent les unes aux autres les diverses formes de la matière que les différences qui existent entre elles. (Voyez mon Introduction.)