Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/De la dégénération des animaux

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 469-504).

DE LA DÉGÉNÉRATION DES ANIMAUX


Dès que l’homme a commencé à changer de ciel[NdÉ 1], et qu’il s’est répandu de climats en climats, sa nature a subi des altérations[NdÉ 2] : elles ont été légères dans les contrées tempérées que nous supposons voisines du lieu de son origine ; mais elles ont augmenté à mesure qu’il s’en est éloigné, et lorsque après des siècles écoulés, des continents traversés et des générations déjà dégénérées par l’influence des différentes terres, il a voulu s’habituer dans les climats extrêmes, et peupler les sables du Midi et les glaces du Nord, les changements sont devenus si grands et si sensibles qu’il y aurait lieu de croire que le nègre, le Lapon et le blanc forment des espèces différentes, si d’un côté l’on n’était assuré qu’il n’y a eu qu’un seul homme de créé, et de l’autre que ce blanc, ce Lapon et ce nègre, si dissemblants entre eux, peuvent cependant s’unir ensemble et propager en commun la grande et unique famille de notre genre humain : ainsi leurs taches ne sont point originelles ; leurs dissemblances n’étant qu’extérieures, ces altérations de nature ne sont que superficielles ; et il est certain que tous ne font que le même homme, qui s’est verni de noir sous la zone torride et qui s’est tanné, rapetissé par le froid glacial de la sphère du pôle. Cela seul suffirait pour nous démontrer qu’il y a plus de force, plus d’étendue, plus de flexibilité dans la nature de l’homme que dans celle de tous les autres êtres : car les végétaux et presque tous les animaux sont confinés chacun à leur terrain, à leur climat ; et cette étendue dans notre nature vient moins des propriétés du corps que de celles de l’âme ; c’est par elle que l’homme a cherché les secours qui étaient nécessaires à la délicatesse de son corps ; c’est par elle qu’il a trouvé les moyens de braver l’inclémence de l’air et de vaincre la dureté de la terre. Il s’est, pour ainsi dire, soumis les éléments ; par un seul rayon de son intelligence il a produit celui du feu, qui n’existait pas sur la surface de la terre ; il a su se vêtir, s’abriter, se loger, il a compensé par l’esprit toutes les facultés qui manquent à la matière ; et sans être ni si fort, ni si grand, ni si robuste que la plupart des animaux, il a su les vaincre, les dompter, les subjuguer, les confiner, les chasser et s’emparer des espaces que la nature semblait leur avoir exclusivement départis.

La grande division de la terre est celle des deux continents ; elle est plus ancienne que tous nos monuments ; cependant l’homme est encore plus ancien : car il s’est trouvé le même dans ces deux mondes ; l’Asiatique, l’Européen, le nègre, produisent également avec l’Américain ; rien ne prouve mieux qu’ils sont issus d’une seule et même souche que la facilité qu’ils ont de se réunir à la tige commune : le sang est différent, mais le germe est le même ; la peau, les cheveux, les traits, la taille, ont varié sans que la forme intérieure ait changé ; le type en est général et commun : et s’il arrivait jamais, par des révolutions qu’on ne doit pas prévoir, mais seulement entrevoir dans l’ordre général des possibilités, que le temps peut tout amener ; s’il arrivait, dis-je, que l’homme fût contraint d’abandonner les climats qu’il a autrefois envahis pour se réduire à son pays natal, il reprendrait avec le temps ses traits originaux, sa taille primitive et sa couleur naturelle[NdÉ 3] : le rappel de l’homme à son climat amènerait cet effet ; le mélange des races l’amènerait aussi et bien plus promptement[NdÉ 4] ; le blanc avec la noire, ou le noir avec la blanche produisent également un mulâtre dont la couleur est brune, c’est-à-dire mêlée de blanc et de noir ; ce mulâtre avec un blanc produit un second mulâtre moins brun que le premier ; et si ce second mulâtre s’unit de même à un individu de race blanche, le troisième mulâtre n’aura plus qu’une nuance légère de brun qui disparaîtra tout à fait dans les générations suivantes : il ne faut donc que cent cinquante ou deux cents ans pour laver la peau d’un nègre par cette voie du mélange avec le sang du blanc, mais il faudrait peut-être un assez grand nombre de siècles pour produire ce même effet par la seule influence du climat. Depuis qu’on transporte des nègres en Amérique, c’est-à-dire depuis environ deux cent cinquante ans, l’on ne s’est pas aperçu que les familles noires qui se sont soutenues sans mélange aient perdu quelques nuances de leur teinte originelle ; il est vrai que ce climat de l’Amérique méridionale étant par lui-même assez chaud pour brunir ses habitants, on ne doit pas s’étonner que les nègres y demeurent noirs : pour faire l’expérience du changement de couleur dans l’espèce humaine, il faudrait transporter quelques individus de cette race noire du Sénégal en Danemark, où l’homme ayant communément la peau blanche, les cheveux blonds, les yeux bleus, la différence du sang et l’opposition de couleur est la plus grande. Il faudrait cloîtrer ces nègres avec leur femelles, et conserver scrupuleusement leur race sans leur permettre de la croiser ; ce moyen est le seul qu’on puisse employer pour savoir combien il faudrait de temps pour réintégrer à cet égard la nature de l’homme ; et, par la même raison, combien il en a fallu pour la changer de blanc en noir.

C’est là la plus grande altération que le ciel ai fait subir à l’homme, et l’on voit qu’elle n’est pas profonde ; la couleur de la peau, des cheveux et des yeux, varie par la seule influence du climat ; les autres changements, tels que ceux de la taille, de la forme des traits et de la qualité des cheveux ne me paraissent pas dépendre de cette seule cause : car dans la race des nègres, lesquels, comme l’on sait, ont pour la plupart la tête couverte d’une laine crépue, le nez épaté, les lèvres épaisses, on trouve des nations entières avec de longs et vrais cheveux, avec des traits réguliers ; et si l’on comparait dans la race des blancs le Danois au Calmouck, ou seulement le Finlandais au Lapon dont il est si voisin, on trouverait entre eux autant de différence pour les traits et la taille qu’il y en a dans la race des noirs ; par conséquent il faut admettre pour ces altérations, qui sont plus profondes que les premières, quelques autres causes réunies avec celle du climat : la plus générale et la plus directe est la qualité de la nourriture ; c’est principalement par les aliments que l’homme reçoit l’influence de la terre qu’il habite, celle de l’air et du ciel agit plus superficiellement ; et tandis qu’elle altère la surface la plus extérieure en changeant la couleur de la peau, la nourriture agit sur la forme intérieure par ses propriétés qui sont constamment relatives à celles de la terre qui la produit. On voit dans le même pays des différences marquées entre les hommes qui en occupent les hauteurs et ceux qui demeurent dans les lieux bas ; les habitants de la montagne sont toujours mieux faits, plus vifs et plus beaux que ceux de la vallée ; à plus forte raison dans des climats éloignés du climat primitif, dans des climats où les herbes, les fruits, les grains et la chair des animaux sont de qualité et même de substance différentes, les hommes qui s’en nourrissent doivent devenir différents. Ces impressions ne se font pas subitement ni même dans l’espace de quelques années ; il faut du temps pour que l’homme reçoive la teinture du ciel, il en faut encore plus pour que la terre lui transmette ses qualités ; et il a fallu des siècles joints à un usage toujours constant des mêmes nourritures pour influer sur la forme des traits, sur la grandeur du corps, sur la substance des cheveux, et produire ces altérations intérieures, qui, s’étant ensuite perpétuées par la génération, sont devenues les caractères généraux et constants auxquels on reconnaît les races et même les nations différentes qui composent le genre humain[NdÉ 5].

Dans les animaux, ces effets sont plus prompts et plus grands : parce qu’ils tiennent à la terre de bien plus près que l’homme ; parce que leur nourriture étant plus uniforme, plus constamment la même, et n’étant nullement préparée, la qualité en est plus décidée et l’influence plus forte ; parce que d’ailleurs les animaux ne pouvant ni se vêtir, ni s’abriter, ni faire usage de l’élément du feu pour se réchauffer, ils demeurent nuement exposés, et pleinement livrés à l’action de l’air et à toutes les intempéries du climat ; et c’est par cette raison que chacun d’eux a, suivant sa nature, choisi sa zone et sa contrée ; c’est par la même raison qu’ils y sont retenus, et qu’au lieu de s’étendre ou de se disperser comme l’homme, ils demeurent pour la plupart concentrés dans les lieux qui leur conviennent le mieux. Et lorsque, par des révolutions sur le globe ou par la force de l’homme, ils ont été contraints d’abandonner leur terre natale, qu’ils ont été chassés ou relégués dans des climats éloignés, leur nature a subi des altérations si grandes et si profondes qu’elle n’est pas reconnaissable à la première vue, et que pour la juger il faut avoir recours à l’inspection la plus attentive, et même aux expériences et à l’analogie. Si l’on ajoute à ces causes naturelles d’altération dans les animaux libres celle de l’empire de l’homme sur ceux qu’il a réduits en servitude, on sera surpris de voir jusqu’à quel point la tyrannie peut dégrader, défigurer la nature ; on trouvera sur tous les animaux esclaves les stigmates de leur captivité et l’empreinte de leurs fers ; on verra que ces plaies sont d’autant plus grandes, d’autant plus incurables, qu’elles sont plus anciennes, et que, dans l’état où nous les avons réduits, il ne serait peut-être plus possible de les réhabiliter ni de leur rendre leur forme primitive et les autres attributs de nature que nous leur avons enlevés.

La température du climat, la qualité de la nourriture et les maux d’esclavage, voilà les trois causes de changement, d’altération et de dégénération dans les animaux. Les effets de chacune méritent d’être considérés en particulier, et leurs rapports, vus en détail, nous présenteront un tableau au devant duquel on verra la nature telle qu’elle est aujourd’hui, et dans le lointain on apercevra ce qu’elle était avant sa dégradation.

Comparons nos chétives brebis avec le mouflon dont elles sont issues ; celui-ci, grand et léger comme un cerf, armé de cornes défensives et de sabots épais, couvert d’un poil rude, ne craint ni l’inclémence de l’air, ni la voracité du loup ; il peut non seulement éviter ses ennemis par la légèreté de sa course, mais il peut aussi leur résister par la force de son corps et par la solidité des armes dont sa tête et ses pieds sont munis : quelle différence de nos brebis, auxquelles il reste à peine la faculté d’exister en troupeau, qui même ne peuvent se défendre par le nombre, qui ne soutiendraient pas sans abri le froid de nos hivers, enfin qui toutes périraient si l’homme cessait de les soigner et de les protéger ! Dans les climats les plus chauds de l’Afrique et de l’Asie, le mouflon, qui est le père commun de toutes les races de cette espèce, paraît avoir moins dégénéré que partout ailleurs ; quoique réduit en domesticité, il a conservé sa taille et son poil, seulement il a beaucoup perdu sur la grandeur et la masse de ses armes ; les brebis de Sénégal et des Indes sont les plus grandes des brebis domestiques, et celles de toutes dont la nature est la moins dégradée : les brebis de la Barbarie, de l’Égypte, de l’Arabie, de la Perse, de l’Arménie, de la Calmouquie, etc., ont subi de plus grands changements ; elles se sont, relativement à nous, perfectionnées à certains égards et viciées à d’autres ; mais comme se perfectionner ou se vicier est la même chose relativement à la nature, elles se sont toujours dénaturées ; leur poil rude s’est changé en une laine fine ; leur queue, s’étant chargée d’une masse de graisse, a pris un volume incommode et si grand que l’animal ne peut la traîner qu’avec peine ; et en même temps qu’il s’est bouffi d’une manière superflue et qu’il s’est paré d’une belle toison, il a perdu sa force, son agilité, sa grandeur et ses armes : car ces brebis à longues et larges queues n’ont guère que la moitié de la taille du mouflon ; elles ne peuvent fuir le danger ni résister à l’ennemi ; elles ont un besoin continuel des secours et des soins de l’homme pour se conserver et se multiplier. La dégradation de l’espèce originaire est encore plus grande dans nos climats ; de toutes les qualités du mouflon, il ne reste rien à nos brebis, rien à notre bélier, qu’un peu de vivacité, mais si douce, qu’elle cède encore à la houlette d’une bergère ; la timidité, la faiblesse, et même la stupidité et l’abandon de son être sont les seuls et tristes restes de leur nature dégradée. Si l’on voulait la relever pour la force et la taille, il faudrait unir le mouflon avec notre brebis flandrine et cesser de propager les races inférieures ; et si, comme chose plus utile, nous voulons dévouer cette espèce à ne nous donner que de la bonne chair et de la belle laine, il faudrait au moins, comme l’on fait nos voisins, choisir et propager la race des brebis de Barbarie, qui, transportée en Espagne et même en Angleterre, a très bien réussi. La force du corps et la grandeur de la taille sont des attributs masculins ; l’embonpoint et la beauté de la peau sont des qualités féminines : il faudrait donc, dans le procédé des mélanges, observer cette différence, donner à nos béliers des femelles de Barbarie pour avoir de belles laines, et donner le mouflon à nos brebis pour en relever la taille.

Il en serait à cet égard de nos chèvres comme de nos brebis ; on pourrait, en les mêlant avec la chèvre d’Angora, changer leur poil et le rendre aussi utile que la plus belle laine. L’espèce de la chèvre en général, quoique fort dégénérée, l’est cependant moins que celle de la brebis dans nos climats ; elle paraît l’être davantage dans les pays chauds de l’Afrique et des Indes ; les plus petites et les plus faibles de toutes les chèvres sont celles de Guinée, de Juda, etc., et dans ces mêmes climats l’on trouve, au contraire, les plus grandes et les plus fortes brebis.

L’espèce du bœuf est celle de tous les animaux domestiques sur laquelle la nourriture paraît avoir la plus grande influence ; il devient d’une taille prodigieuse dans les contrées où le pâturage est riche et toujours renaissant ; les anciens ont appelé taureaux-éléphants les bœufs d’Éthiopie et de quelques autres provinces de l’Asie, où ces animaux approchent en effet de la grandeur de l’éléphant : l’abondance des herbes et leur qualité substantielle et succulente produisent cet effet ; nous en avons la preuve même dans notre climat ; un bœuf, nourri sur les têtes des montagnes vertes de Savoie ou de Suisse, acquiert le double du volume de celui de nos bœufs, et néanmoins ces bœufs de Suisse sont comme les nôtres enfermés dans l’étable et réduits au fourrage pendant la plus grande partie de l’année ; mais ce qui fait cette grande différence, c’est qu’en Suisse on les met en pleine pâture dès que les neiges sont fondues, au lieu que dans nos provinces on leur interdit l’entrée des prairies jusqu’après la récolte de l’herbe, qu’on réserve aux chevaux : ils ne sont donc jamais ni largement ni convenablement nourris, et ce serait une attention bien nécessaire, bien utile à l’État, que de faire un règlement à cet égard, par lequel on abolirait les vaines pâtures en permettant les enclos. Le climat a aussi beaucoup influé sur la nature du bœuf : dans les terres du nord des deux continents, il est couvert d’un poil long et doux comme de la fine laine ; il porte aussi une grosse loupe sur les épaules, et cette difformité se trouve également dans tous les bœufs de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique ; il n’y a que ceux d’Europe qui ne soient pas bossus ; cette race d’Europe est cependant la race primitive à laquelle les races bossues remontent par le mélange dès la première ou la seconde génération ; et ce qui prouve encore que cette race bossue n’est qu’une variété de la première, c’est qu’elle est sujette à de plus grandes altérations et à des dégradations qui paraissent excessives : car il y a dans ces bœufs bossus des différences énormes pour la taille ; le petit zébu de l’Arabie a tout au plus la dixième partie du volume du taureau-éléphant d’Éthiopie.

En général, l’influence de la nourriture est plus grande et produit des effets plus sensibles sur les animaux qui se nourrissent d’herbes ou de fruits ; ceux au contraire qui ne vivent que de proie varient moins par cette cause que par l’influence du climat, parce que la chair est un aliment préparé et déjà assimilé à la nature de l’animal carnassier qui la dévore, au lieu que l’herbe étant le premier produit de la terre, elle en a toutes les propriétés, et transmet immédiatement les qualités terrestres à l’animal qui s’en nourrit[NdÉ 6].

Aussi le chien, sur lequel la nourriture ne paraît avoir que de légères influences, est néanmoins celui de tous les animaux carnassiers dont l’espèce est la plus variée ; il semble suivre exactement dans ses dégradations les différences du climat ; il est nu dans les pays les plus chauds, couvert d’un poil épais et rude dans les contrées du Nord, paré d’une belle robe soyeuse en Espagne, en Syrie, où la douce température de l’air change le poil de la plupart des animaux en une sorte de soie ; mais indépendamment de ces variétés extérieures qui sont produites par la seule influence du climat, il y a d’autres altérations dans cette espèce qui proviennent de sa condition, de sa captivité, ou, si l’on veut, de l’état de société du chien avec l’homme. L’augmentation ou la diminution de la taille viennent des soins que l’on a pris d’unir ensemble les plus grands ou les plus petits individus ; l’accourcissement de la queue, du museau, des oreilles, provient aussi de la main de l’homme ; les chiens auxquels, de génération en génération, on a coupé les oreilles et la queue, transmettent ces défauts en tout ou en partie à leurs descendants. J’ai vu des chiens nés sans queue, que je pris d’abord pour des monstres individuels dans l’espèce ; mais je me suis assuré, depuis, que cette race existe et qu’elle se perpétue par la génération. Et les oreilles pendantes, qui sont le signe le plus général et le plus certain de la servitude domestique, ne se trouvent-elles pas dans presque tous les chiens ? Sur environ trente races différentes, dont l’espèce est aujourd’hui composée, il n’y en a que deux ou trois qui aient conservé leurs oreilles primitives : le chien de berger, le chien-loup et les chiens du Nord ont seuls les oreilles droites. La voix de ces animaux a subi comme tout le reste d’étranges mutations ; il semble que le chien soit devenu criard avec l’homme[NdÉ 7], qui, de tous les êtres qui ont une langue, est celui qui en use et abuse le plus : car dans l’état de nature le chien est presque muet, il n’a qu’un hurlement de besoin par accès assez rares ; il a pris son aboiement dans son commerce avec l’homme, surtout avec l’homme policé : car lorsqu’on le transporte dans les climats extrêmes et chez des peuples grossiers, tels que les Lapons ou les nègres, il perd son aboiement, reprend sa voix naturelle, qui est le hurlement, et devient même quelquefois absolument muet. Les chiens à oreilles droites, et surtout le chien de berger, qui de tous est celui qui a le moins dégénéré, est aussi celui qui donne le moins de voix : comme il passe sa vie solitairement dans la campagne, et qu’il n’a de commerce qu’avec les moutons et quelques hommes simples, il est comme eux sérieux et silencieux, quoiqu’en même temps il soit très vif et fort intelligent ; c’est de tous les chiens celui qui a le moins de qualités acquises et le plus de talents naturels, c’est le plus utile pour le bon ordre et pour la garde des troupeaux, et il serait plus avantageux d’en multiplier, d’en étendre la race que celles des autres chiens qui ne servent qu’à nos amusements, et dont le nombre est si grand qu’il n’y a point de villes où l’on ne pût nourrir un nombre de familles des seules aliments que les chiens consomment.

L’état de domesticité a beaucoup contribué à faire varier la couleur des animaux[NdÉ 8] : elle est en général originairement fauve ou noire ; le chien, le bœuf, la chèvre, la brebis, le cheval, ont pris toutes sortes de couleurs ; le cochon a changé du noir au blanc ; et il paraît que le blanc pur et sans aucune tache est à cet égard le signe du dernier degré de dégénération, et qu’ordinairement il est accompagné d’imperfections ou de défauts essentiels : dans la race des hommes blancs, ceux qui le sont beaucoup plus que les autres, et dont les cheveux, les sourcils, la barbe, etc., sont naturellement blancs, ont souvent le défaut d’être sourds et d’avoir en même temps les yeux rouges et faibles ; dans la race des noirs, les nègres blancs sont encore d’une nature plus faible et plus défectueuse. Tous les animaux absolument blancs ont ordinairement ces mêmes défauts de l’oreille dure et des yeux rouges ; cette sorte de dégénération, quoique plus fréquente dans les animaux domestiques, se montre aussi quelquefois dans les espèces libres, comme dans celles des éléphants, des cerfs, des daims, des guenons, des taupes, des souris ; et dans toutes, cette couleur est toujours accompagnée de plus ou moins de faiblesse de corps et d’hébétation de sens[NdÉ 9].

Mais l’espèce sur laquelle le poids de l’esclavage paraît avoir le plus appuyé et fait les impressions les plus profondes, c’est celle du chameau ; il naît avec des loupes sur le dos et des callosités sur la poitrine et sur les genoux : ces callosités sont des plaies évidentes occasionnées par le frottement, car elles sont remplies de pus et de sang corrompu ; comme il ne marche jamais qu’avec une grosse charge, la pression du fardeau a commencé par empêcher la libre extension et l’accroissement uniforme des parties musculeuses du dos, ensuite elle a fait gonfler la chair aux endroits voisins ; et comme lorsque le chameau veut se reposer ou dormir on le contraint d’abord à s’abattre sur ses jambes repliées, et que peu à peu il en prend l’habitude de lui-même, tout le poids de son corps porte pendant plusieurs heures de suite, chaque jour, sur sa poitrine et ses genoux ; et la peau de ces parties pressée, frottée contre la terre, se dépile, se froisse, se durcit et se désorganise. Le lama, qui, comme le chameau, passe sa vie sous le fardeau, et ne se repose aussi qu’en s’abattant sur la poitrine, a de semblables callosités qui se perpétuent de même par la génération. Les babouins et les guenons, dont la posture la plus ordinaire est d’être assis, soit en veillant, soit en dormant, ont aussi des callosités au-dessous de la région des fesses, et cette peau calleuse est même devenue inhérente aux os du derrière contre lesquels elle est continuellement pressée par le poids du corps ; mais ces callosités des babouins et des guenons sont sèches et saines, parce qu’elles ne proviennent pas de la contrainte des entraves ni du faix accablant d’un poids étranger, et qu’elles ne sont, au contraire, que les effets des habitudes naturelles de l’animal, qui se tient plus volontiers et plus longtemps assis que dans aucune autre situation ; il en est de ces callosités des guenons comme de la double semelle de peau que nous portons sous nos pieds ; cette semelle est une callosité naturelle que notre habitude constante à marcher ou rester debout rend plus ou moins épaisse, ou plus ou moins dure, selon le plus ou moins de frottement que nous faisons éprouver à la plante de nos pieds[NdÉ 10].

Les animaux sauvages n’étant pas immédiatement soumis à l’empire de l’homme ne sont pas sujets à d’aussi grandes altérations que les animaux domestiques ; leur nature paraît varier suivant les différents climats, mais nulle part elle n’est dégradée. S’ils étaient absolument les maîtres de choisir leur climat et leur nourriture, ces altérations seraient encore moindres ; mais comme de tout temps ils ont été chassés, relégués par l’homme, ou même par ceux d’entre eux qui ont le plus de force et de méchanceté, la plupart ont été contraints de fuir, d’abandonner leur pays natal et de s’habituer dans des terres moins heureuses[NdÉ 11] ; ceux dont la nature s’est trouvée assez flexible pour se prêter à cette nouvelle situation se sont répandus au loin, tandis que les autres n’ont eu d’autre ressource que de se confiner dans les déserts voisins de leur pays. Il n’y a aucune espèce d’animal, qui, comme celle de l’homme, se trouve généralement partout sur la surface de la terre ; les unes, et en grand nombre, sont bornées aux terres méridionales de l’ancien continent ; les autres aux parties méridionales du nouveau monde ; d’autres, en moindre quantité, sont confinées dans les terres du Nord, et, au lieu de s’étendre vers les contrées du Midi, elles ont passé d’un continent à l’autre par des routes jusqu’à ce jour inconnues ; enfin quelques autres espèces n’habitent que certaines montagnes ou certaines vallées, et les altérations de leur nature sont en général d’autant moins sensibles qu’elles sont plus confinées.

Le climat et la nourriture ayant peu d’influence sur les animaux libres, et l’empire de l’homme en ayant encore moins, leurs principales variétés viennent d’une autre cause ; elles sont relatives à la combinaison du nombre dans les individus, tant de ceux qui produisent que de ceux qui sont produits. Dans les espèces, comme celle du chevreuil, où le mâle s’attache à sa femelle et ne la change pas, les petits démontrent la constante fidélité de leurs parents par leur entière ressemblance entre eux ; dans celles, au contraire, où les femelles changent souvent de mâle, comme dans celle du cerf, il se trouve des variétés assez nombreuses ; et comme dans toute la nature il n’y a pas un seul individu qui soit parfaitement ressemblant à un autre[NdÉ 12], il se trouve d’autant plus de variétés dans les animaux que le nombre de leur produit est plus grand et plus fréquent. Dans les espèces où la femelle produit cinq ou six petits, trois ou quatre fois par an, de mâles différents, il est nécessaire que le nombre des variétés soit beaucoup plus grand que dans celles où le produit est annuel et unique ; aussi les espèces inférieures, les petits animaux qui tous produisent plus souvent et en plus grand nombre que ceux des espèces majeures, sont-elles sujettes à plus de variétés[NdÉ 13]. La grandeur du corps, qui ne paraît être qu’une quantité relative, a néanmoins des attributs positifs et des droits réels dans l’ordonnance de la nature ; le grand y est aussi fixe que le petit y est variable : on pourra s’en convaincre aisément par l’énumération que nous allons faire des variétés des grands et des petits animaux.

Le sanglier a pris en Guinée des oreilles très longues et couchées sur le dos ; à la Chine un gros ventre pendant et des jambes fort courtes ; au Cap-Vert et dans d’autres endroits des défenses très grosses et tournées comme des cornes de bœuf ; dans l’état de domesticité il a pris partout des oreilles à demi pendantes, et des soies blanches dans les pays froids ou tempérés. Je ne compte ni le pécari ni le babiroussa dans les variétés de l’espèce du sanglier, parce qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre de cette espèce, quoiqu’ils en approchent de plus près que d’aucune autre.

Le cerf, dans les pays montueux, secs et chauds, tels que la Corse et la Sardaigne, a perdu la moitié de sa taille, et a pris un pelage brun avec un bois noirâtre ; dans les pays froids et humides, comme en Bohême et aux Ardennes, sa taille s’est agrandie, son pelage et son bois sont devenus d’un brun presque noir, son poil s’est allongé au point de former une longue barbe au menton ; dans le nord de l’autre continent, le bois du cerf s’est étendu et ramifié par des andouillers courbes. Dans l’état de domesticité, le pelage change du fauve au blanc ; et à moins que le cerf ne soit en liberté et dans de grands espaces, ses jambes se déforment et se courbent. Je ne compte pas l’axis dans les variétés de l’espèce du cerf, il approche plus de celle du daim et n’en est peut-être qu’une variété.

On aurait peine à se décider sur l’origine de l’espèce du daim ; il n’est nulle part entièrement domestique, ni nulle part absolument sauvage ; il varie assez indifféremment et partout du fauve au pie et du pie au blanc ; son bois et sa queue sont aussi plus grands et plus longs, suivant les différentes races, et sa chair est bonne ou mauvaise selon le terrain et le climat : on le trouve comme le cerf dans les deux continents, et il paraît être plus grand en Virginie et dans les autres provinces de l’Amérique tempérée qu’il ne l’est en Europe. Il en est de même du chevreuil, il est plus grand dans le nouveau que dans l’ancien continent, mais, au reste, toutes ses variétés se réduisent à quelques différences dans la couleur du poil, qui change du fauve au brun : les plus grands chevreuils sont ordinairement fauves et les plus petits sont bruns : Ces deux espèces, le chevreuil et le daim, sont les seuls de tous les animaux communs aux deux continents qui soient plus grands et plus forts dans le nouveau que dans l’ancien.

L’âne a subi peu de variétés, même dans sa condition de servitude la plus dure : car sa nature est dure aussi, et résiste également aux mauvais traitements et aux incommodités d’un climat fâcheux et d’une nourriture grossière : quoiqu’il soit originaire des pays chauds, il peut vivre et même se multiplier sans les soins de l’homme dans les climats tempérés ; autrefois il y avait des onagres ou ânes sauvages dans tous les déserts de l’Asie Mineure ; aujourd’hui ils y sont plus rares, et on ne les trouve en grande quantité que dans ceux de la Tartarie ; le mulet de Daurie[1] appelé czgithai par les Tartares Mongoux, est probablement le même animal que l’onagre des autres provinces de l’Asie ; il n’en diffère que par la longueur et les couleurs du poil, qui, selon M. Bell, paraît ondé de brun et de blanc[2] : ces onagres czigithais se trouvent dans les forêts de la Tartarie jusqu’aux cinquante-unième et cinquante-deuxième degrés, et il ne faut pas les confondre avec les zèbres, dont les couleurs sont bien plus vives et bien autrement tranchées, et qui d’ailleurs forment une espèce particulière presque aussi différente de celle de l’âne que de celle du cheval. La seule dégénération remarquable dans l’âne en domesticité, c’est que sa peau s’est ramollie et qu’elle a perdu les petits tubercules qui se trouvent semés sur la peau de l’onagre, de laquelle les Levantins font le cuir grenu qu’on appelle chagrin.

Le lièvre est d’une nature flexible et ferme en même temps, car il est répandu dans presque tous les climats de l’ancien continent, et partout il est à très peu près le même ; seulement son poil blanchit pendant l’hiver dans les climats très froids, et il reprend en été sa couleur naturelle, qui ne varie que du fauve au roux ; la qualité de la chair varie de même ; les lièvres les plus rouges sont toujours les meilleurs à manger. Mais le lapin, sans être d’une nature aussi flexible que le lièvre, puisqu’il est beaucoup moins répandu, et que même il paraît confiné à de certaines contrées, est néanmoins sujet à plus de variétés, parce que le lièvre est sauvage partout, au lieu que le lapin est presque partout à demi domestique. Les lapins clapiers ont varié pour la couleur du fauve au gris, au blanc, au noir ; ils ont aussi varié par la grandeur, la quantité, la qualité du poil : cet animal, qui est originaire d’Espagne, a pris en Tartarie une queue longue, en Syrie du poil touffu et pelotonné comme du feutre, etc. On trouve quelquefois des lièvres noirs dans les pays froids ; on prétend aussi qu’il y a dans la Norvège et dans quelques autres provinces du Nord des lièvres qui ont des cornes[NdÉ 14]. M. Klein[3] a fait graver deux de ces lièvres cornus : il est aisé de juger à l’inspection des figures que ces cornes sont des bois semblables au bois du chevreuil ; cette variété, si elle existe, n’est qu’individuelle et ne se manifeste probablement que dans les endroits où le lièvre ne trouve point d’herbes, et ne peut se nourrir que de substances ligneuses, d’écorce, de boutons, de feuilles d’arbres, de lichens, etc.[NdÉ 15].

L’élan, dont l’espèce est confiné dans le nord des deux continents, est seulement plus petit en Amérique qu’en Europe, et l’on voit par les énormes bois que l’on a trouvés sous terre en Canada, en Russie, en Sibérie, etc., qu’autrefois ces animaux étaient plus grands qu’ils ne le sont aujourd’hui : peut-être cela vient-il de ce qu’ils jouissaient en toute tranquillité de leurs forêts, et que n’étant point inquiétés par l’homme, qui n’avait pas encore pénétré dans ces climats, ils étaient maîtres de choisir leur demeure dans les endroits où l’air, la terre et l’eau leur convenaient le mieux. Le renne, que les Lapons ont rendu domestique, a par cette raison plus changé que l’élan, qui n’a jamais été réduit en servitude : les rennes sauvages sont plus grands, plus forts et d’un poil plus noir que les rennes domestiques ; ceux-ci ont beaucoup varié pour la couleur du poil, et aussi pour la grandeur et la grosseur du bois ; cette espèce de lichen ou de grande mousse blanche, qui fait la principale nourriture du renne, semble contribuer beaucoup par sa qualité à la formation et à l’accroissement du bois, qui proportionnellement est plus grand dans le renne que dans aucune autre espèce ; et c’est peut-être cette même nourriture qui, dans ce climat, produit du bois sur la tête du lièvre, comme sur celle de la femelle du renne : car, dans tous les autres climats, il n’y a ni lièvres cornus ni aucun animal dont la femelle porte du bois comme le mâle.

L’espèce de l’éléphant est la seule sur laquelle l’état de servitude ou de domesticité n’a jamais influé, parce que dans cet état il refuse de produire, et par conséquent de transmettre à son espèce les plaies ou les défauts occasionnés par sa condition : il n’y a dans l’éléphant que des variétés légères et presque individuelles ; sa couleur naturelle est le noir, cependant il s’en trouve de roux et de blancs, mais en très petit nombre. L’éléphant varie aussi pour la taille suivant la longitude plutôt que la latitude du climat : car sous la zone torride dans laquelle il est, pour ainsi dire, renfermé et sous la même ligne, il s’élève jusqu’à quinze pieds de hauteur dans les contrées orientales de l’Afrique, tandis que dans les terres occidentales de cette même partie du monde il n’atteint guère qu’à la hauteur de dix ou onze pieds ; ce qui prouve que, quoique la grande chaleur soit nécessaire au plein développement de sa nature, la chaleur excessive la restreint, la réduit à de moindres dimensions. Le rhinocéros paraît être d’une taille plus uniforme et d’une grandeur moins variable ; il semble ne différer de lui-même que par le caractère singulier qui le fait différer de tous les autres animaux, par cette grande corne qu’il porte sur le nez ; cette corne est simple dans les rhinocéros de l’Asie, et double dans ceux de l’Afrique.

Je ne parlerai point ici des variétés qui se trouvent dans chaque espèce d’animal carnassier, parce qu’elles sont très légères, attendu que de tous les animaux, ceux qui se nourrissent de chair sont les plus indépendants de l’homme et qu’au moyen de cette nourriture déjà préparée par la nature, ils ne reçoivent presque rien des qualités de la terre qu’ils habitent ; que d’ailleurs, ayant tous de la force et des armes, ils sont les maîtres du choix de leur terrain, de leur climat, etc., et que par conséquent les trois causes de changement, d’altération et de dégénération dont nous avons parlé, ne peuvent avoir sur eux que de très petits effets.

Mais après le coup d’œil que l’on vient de jeter sur ces variétés, qui nous indiquent les altérations particulières de chaque espèce, il se présente une considération plus importante et dont la vue est bien plus étendue, c’est celle du changement des espèces mêmes, c’est cette dégénération plus ancienne et de tout temps immémoriale qui paraît s’être faite dans chaque famille, ou, si l’on veut, dans chacun des genres sous lesquels on peut comprendre les espèces voisines et peu différentes entres elles : nous n’avons dans tous les animaux terrestres que quelques espèces isolées, qui, comme celle de l’homme, fassent en même temps espèce et genre ; l’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame, la girafe, forment des genres ou des espèces simples qui ne se propagent qu’en ligne directe et n’ont aucunes branches collatérales ; toutes les autres paraissent former des familles dans lesquelles on remarque ordinairement une souche principale et commune, de laquelle semblent être sorties[NdÉ 16] des tiges différentes et d’autant plus nombreuses que les individus dans chaque espèce sont plus petits et plus féconds.

Sous ce point de vue, le cheval, le zèbre et l’âne sont tous trois de la même famille ; si le cheval est la souche ou le tronc principal, le zèbre et l’âne seront les tiges collatérales ; le nombre de leurs ressemblances entre eux étant infiniment plus grand que celui de leurs différences, on peut les regarder comme ne faisant qu’un même genre, dont les principaux caractères sont clairement énoncés et communs à tous trois : ils sont les seuls qui soient vraiment solipèdes, c’est-à-dire qui aient la corne des pieds d’une seule pièce sans aucune apparence de doigts ou d’ongles, et quoiqu’ils forment trois espèces distinctes elles ne sont cependant pas absolument ni nettement séparées, puisque l’âne produit avec la jument, le cheval avec l’ânesse ; et qu’il est probable que si l’on vient à bout d’apprivoiser le zèbre et d’assouplir sa nature sauvage et récalcitrante, il produirait aussi avec le cheval et l’âne comme ils produisent entre eux.

Et ce mulet qu’on a regardé de tout temps comme une production viciée, comme un monstre composé de deux natures, et que par cette raison l’on a jugé incapable de se reproduire lui-même et de former lignée, n’est cependant pas aussi profondément lésé qu’on se l’imagine d’après ce préjuge, puisqu’il n’est pas réellement infécond et que sa stérilité ne dépend que de certaines circonstances extérieures et particulières. On sait que les mulets ont souvent produit dans les pays chauds, l’on en a même quelques exemples dans nos climats tempérés ; mais on ignore si cette génération est jamais provenue de la simple union du mulet et de la mule, ou plutôt si le produit n’en est pas dû à l’union du mulet avec la jument, ou encore à celle de l’âne avec la mule. Il y a deux sortes de mulets, le premier est le grand mulet ou mulet simplement dit, qui provient de la jonction de l’âne à la jument ; le second est le petit mulet provenant du cheval et de l’ânesse, que nous appellerons bardot pour le distinguer de l’autre. Les anciens les connaissaient et les distinguaient comme nous par deux noms différents ; ils appelaient mulus le mulet provenant de l’âne et de la jument, et ils donnaient les noms de hinnus, burdo au mulet provenant du cheval et de l’ânesse ; ils ont assuré que le mulet, mulus[4], produit avec la jument un animal auquel ils donnaient aussi le nom de ginnus ou hinnus[5] ; ils ont assuré de même que la mule, mula, conçoit assez aisément, mais qu’elle ne peut que rarement perfectionner son fruit ; et ils ajoutent que quoiqu’il y ait des exemples assez fréquents de mules qui ont mis bas, il faut néanmoins regarder cette production comme un prodige. Mais qu’est-ce qu’un prodige dans la nature, sinon un effet plus rare que les autres ? Le mulet peut donc engendrer, et la mule peut concevoir, porter et mettre bas dans certaines circonstances ; ainsi il ne s’agirait que de faire des expériences pour savoir quelles sont ces circonstances et pour acquérir de nouveaux faits dont on pourrait tirer de grandes lumières sur la dégénération des espèces par le mélange, et par conséquent sur l’unité ou la diversité de chaque genre ; il faudrait, pour réussir à ces expériences, donner le mulet à la mule, à la jument et à l’ânesse, faire la même chose avec le bardot, et voir ce qui résulterait de ces six accouplements différents ; il faudrait aussi donner le cheval et l’âne à la mule, et faire la même chose pour la petite mule ou femelle du bardot : ces épreuves, quoique assez simples, n’ont jamais été tentées dans la vue d’en tirer des lumières ; et je regrette de n’être pas à portée de les exécuter, je suis persuadé qu’il en résulterait des connaissances que je ne fais qu’entrevoir, et que je ne puis donner que comme des présomptions. Je crois, par exemple, que tous ces accouplements, celui du mulet et de la femelle bardot, et celui du bardot et de la mule, pourraient bien manquer absolument ; que celui du mulet et de la mule, et celui du bardot et de la femelle, pourraient peut-être réussir, quoique bien rarement ; mais, en même temps, je présume que le mulet produirait avec la jument plus certainement qu’avec l’ânesse et le bardot, plus certainement avec l’ânesse qu’avec la jument ; qu’enfin le cheval et l’âne pourraient peut-être produire avec les deux mules, mais l’âne plus sûrement que le cheval : il faudrait faire ces épreuves dans un pays aussi chaud, pour le moins, que l’est notre Provence, et prendre des mulets de sept ans, des chevaux de cinq et des ânes de quatre ans, parce qu’il y a cette différence dans ces trois animaux pour les âges de la pleine puberté.

Voici les raisons d’analogie sur lesquelles sont fondées les présomptions que je viens d’indiquer. Dans l’ordonnance commune de la nature, ce ne sont pas les mâles, mais les femelles, qui constituent l’unité des espèces ; nous savons par l’exemple de la brebis, qui peut servir à deux mâles différents et produire également du bouc et du bélier, que la femelle influe beaucoup plus que le mâle sur le spécifique du produit, puisque de ces deux mâles différents il ne naît que des agneaux, c’est-à-dire des individus spécifiquement ressemblants à la mère ; aussi le mulet ressemble-t-il plus à la jument qu’à l’âne, et le bardot plus à l’ânesse qu’au cheval : dès lors le mulet doit produire plus sûrement avec la jument qu’avec l’ânesse, et le bardot plus sûrement avec l’ânesse qu’avec la jument : de même le cheval et l’âne pourraient peut-être produire avec les deux mules, parce qu’étant femelles elles ont, quoique viciées, retenu chacune plus de propriétés spécifiques que les mulets mâles ; mais l’âne doit produire avec elles plus certainement que le cheval, parce qu’on a remarqué que l’âne a plus de puissance pour engendrer, même avec la jument, que n’en a le cheval, car il corrompt et détruit la génération de celui-ci : on peut s’en assurer en donnant d’abord le cheval étalon à des juments, et en leur donnant le lendemain, ou même quelques jours après, l’âne au lieu du cheval ; ces juments produiront presque toujours des mulets, et non pas des chevaux. Cette observation, qui mériterait bien d’être constatée dans toutes ses circonstances, paraît indiquer que la souche ou tige principale de cette famille pourrait bien être l’âne et non pas le cheval, puisque l’âne le domine dans la puissance d’engendrer, même avec sa femelle ; d’autant que le contraire n’arrive pas, lorsqu’on donne l’âne en premier et le cheval en second à la jument ; celui-ci ne corrompt pas la génération de l’âne, car le produit est presque toujours un mulet ; d’autre côté, la même chose n’arrive pas quand on donne l’âne en premier et le cheval en second à l’ânesse, car celui-ci ne corrompt ni ne détruit la génération de l’âne. Et à l’égard des accouplements des mulets entre eux, je les ai présumés stériles, parce que de deux natures déjà lésées pour la génération, et qui par leur mélange ne pourraient manquer de se léser davantage, on ne doit attendre qu’un produit tout à fait vicié ou absolument nul.

Par le mélange du mulet avec la jument, du bardot avec l’ânesse, et par celui du cheval et de l’âne avec les mules, on obtiendrait des individus qui remonteraient à l’espèce et ne seraient plus que des demi-mulets, lesquels non seulement auraient, comme leurs parents, la puissance d’engendrer avec ceux de leur espèce originaire, mais peut-être même auraient la faculté de produire entre eux, parce que, n’étant plus lésés qu’à demi, leur produit ne serait pas plus vicié que ne le sont les premiers mulets ; et si l’union de ces demi-mulets était encore stérile, ou que le produit en fût et rare et difficile, il me paraît certain qu’en les rapprochant encore d’un degré de leur espèce originaire, les individus qui en résulteraient, et qui ne seraient plus lésés qu’au quart, produiraient entre eux, et formeraient une nouvelle tige qui ne serait précisément ni celle du cheval ni celle de l’âne. Or, comme tout ce qui peut être a été amené par le temps et se trouve ou s’est trouvé dans la nature, je suis tenté de croire que le mulet fécond dont parlent les anciens, et qui, du temps d’Aristote, existait en Syrie dans les terres au delà de celles des Phéniciens, pouvait bien être une race de ces demi-mulets ou de ces quarts de mulets, qui s’était formée par les mélanges que nous venons d’indiquer : car Aristote dit expressément que ces mulets féconds ressemblaient en tout, et autant qu’il est possible, aux mulets inféconds[6] ; il les distingue aussi très clairement des onagres ou ânes saurages, dont il fait mention dans le même chapitre, et par conséquent on ne peut rapporter ces animaux qu’à des mulets peu viciés et qui auraient conservé la faculté de reproduire. Il se pourrait encore que le mulet fécond de Tartarie, le czigithai dont nous avons parlé, ne fût pas l’onagre ou âne saurage, mais ce même mulet de Phénicie dont la race s’est peut-être maintenue jusqu’à ce jour ; le premier voyageur qui pourra les comparer confirmera ou détruira cette conjecture. Et le zèbre lui-même, qui ressemble plus au mulet qu’au cheval et qu’à l’âne, pourrait bien avoir eu une pareille origine ; la régularité contrainte et symétrique des couleurs de son poil, qui sont alternativement toujours disposées par bandes noires et blanches, paraît indiquer qu’elles proviennent de deux espèces différentes, qui dans leur mélange se sont séparées autant qu’il était possible : car, dans aucun de ses ouvrages, la nature n’est aussi tranchée et aussi peu nuancée que sur la robe du zèbre, où elle passe brusquement et alternativement du blanc au noir et du noir au blanc, sans aucun intermède dans toute l’étendue du corps de l’animal.

Quoi qu’il en soit, il est certain, par tout ce que nous venons d’exposer, que les mulets en général, qu’on a toujours accusés d’impuissance et de stérilité, ne sont cependant ni réellement stériles ni généralement inféconds ; et que ce n’est que dans l’espèce particulière du mulet provenant de l’âne et du cheval que cette stérilité se manifeste, puisque le mulet qui provient du bouc et de la brebis est aussi fécond que sa mère ou son père, puisque dans les oiseaux la plupart des mulets qui proviennent d’espèces différentes ne sont point inféconds : c’est donc dans la nature particulière du cheval et de l’âne qu’il faut chercher les causes de l’infécondité des mulets qui en proviennent ; et au lieu de supposer la stérilité comme un défaut général et nécessaire dans tous les mulets, la restreindre au contraire au seul mulet provenant de l’âne et du cheval, et encore donner de grandes limites à cette restriction, attendu que ces mêmes mulets peuvent devenir féconds dans de certaines circonstances, et surtout en se rapprochant d’un degré de leur espèce originaire.

Les mulets qui proviennent du cheval et de l’âne ont les organes de la génération tout aussi complets que les autres animaux ; il ne manque rien au mâle, rien à la femelle, ils ont une grande abondance de liqueur séminale ; et comme l’on ne permet guère aux mâles de s’accoupler, ils sont souvent si pressés de la répandre qu’ils se couchent sur le ventre pour se frotter entre leurs pieds de devant qu’ils replient sous la poitrine : ces animaux sont donc pourvus de tout ce qui est nécessaire à l’acte de la génération ; ils sont même très ardents, et par conséquent très indifférents sur le choix ; ils ont à peu près la même véhémence de goût pour la mule, pour l’ânesse et pour la jument : il n’y a donc nulle difficulté pour les accouplements ; mais il faudrait des attentions et des soins particuliers si l’on voulait rendre ces accouplements prolifiques ; la trop grande ardeur, surtout dans les femelles, est ordinairement suivie de la stérilité, et la mule est au moins aussi ardente que l’ânesse : or, l’on sait que celle-ci rejette la liqueur séminale du mâle, et que pour la faire retenir et produire il faut lui donner des coups ou lui jeter de l’eau sur la croupe, afin de calmer les convulsions d’amour qui subsistent après l’accouplement, et qui sont la cause de cette réjaculation. L’ânesse et la mule tendent donc toutes deux par leur trop grande ardeur à la stérilité. L’âne et l’ânesse y tendent encore par une autre cause ; comme ils sont originaires des climats chauds, le froid s’oppose à leur génération, et c’est par cette raison qu’on attend les chaleurs de l’été pour les faire accoupler ; lorsqu’on les laisse joindre dans d’autres temps, et surtout en hiver, il est rare que l’imprégnation suive l’accouplement, même réitéré ; et ce choix du temps, qui est nécessaire au succès de leur génération, l’est aussi pour la conservation du produit ; il faut que l’ânon naisse dans un temps chaud, autrement il périt ou languit ; et comme la gestation de l’ânesse est d’un an, elle met bas dans la même saison qu’elle a conçu : ceci prouve assez combien la chaleur est nécessaire non seulement à la fécondité, mais même à la pleine vie de ces animaux ; c’est encore par cette même raison de la trop grande ardeur de la femelle qu’on lui donne le mâle presque immédiatement après qu’elle a mis bas ; on ne lui laisse que sept ou huit jours de repos ou d’intervalle entre l’accouchement et l’accouplement ; l’ânesse, affaiblie par sa couche, est alors moins ardente, les parties n’ont pas pu dans ce petit espace de temps reprendre toute leur raideur ; au moyen de quoi la conception se fait plus sûrement que quand elle est en pleine force et que son ardeur la domine : on prétend que dans cette espèce, comme dans celle du chat, le tempérament de la femelle est encore plus ardent et plus fort que celui du mâle ; cependant l’âne est un grand exemple en ce genre, il peut aisément saillir sa femelle ou une autre plusieurs jours de suite et plusieurs fois par jour ; les premières jouissances, loin d’éteindre ne font qu’allumer son ardeur ; on en a vu s’excéder sans y être incités autrement que par la force de leur appétit naturel ; on en a vu mourir sur le champ de bataille, après onze ou douze conflits réitérés presque sans intervalle, et ne prendre pour subvenir à cette grande et rapide dépense que quelques pintes d’eau. Cette même chaleur qui le consume est trop vive pour être durable ; l’âne étalon est bientôt hors de combat et même de service, et c’est peut-être par cette raison que l’on a prétendu que la femelle est plus forte et vit plus longtemps que le mâle ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’avec les ménagements que nous avons indiqués elle peut vivre trente ans, et produire tous les ans pendant toute sa vie ; au lieu que le mâle, lorsqu’on ne le contraint pas à s’abstenir de femelles, abuse de ses forces au point de perdre en peu d’années la puissance d’engendrer.

L’âne et l’ânesse tendent donc toutes deux à la stérilité par des propriétés communes, et aussi par des qualités différentes ; le cheval et la jument y tendent de même par d’autres voies. On peut donner l’étalon à la jument neuf ou dix jours après qu’elle a mis bas, et elle peut produire cinq ou six ans de suite, mais après cela elle devient stérile ; pour entretenir sa fécondité il faut mettre un intervalle d’un an entre chacune de ses portées, et la traiter différemment de l’ânesse ; au lieu de lui donner l’étalon après qu’elle a mis bas il faut le lui réserver pour l’année suivante et attendre le temps où sa chaleur se manifeste par les humeurs qu’elle jette ; et même avec ces attentions il est rare qu’elle soit féconde au delà de l’âge de vingt ans ; d’autre côté, le cheval, quoique moins ardent et plus délicat que l’âne, conserve néanmoins plus longtemps la faculté d’engendrer. On a vu de vieux chevaux, qui n’avaient plus la force de monter la jument sans l’aide du palefrenier, trouver leur vigueur dès qu’ils étaient placés et engendrer à l’âge de trente ans. La liqueur séminale est non seulement moins abondante, mais beaucoup moins stimulante dans le cheval que dans l’âne : car souvent le cheval s’accouple sans la répandre, surtout si on lui présente la jument avant qu’il ne la cherche ; il paraît triste dès qu’il a joui, et il lui faut d’assez grands intervalles de temps pour que son ardeur renaisse. D’ailleurs, il s’en faut bien que dans cette espèce tous les accouplements, même les plus consommés, soient prolifiques ; il y a des juments naturellement stériles, et d’autres en plus grand nombre qui sont très peu fécondes ; il y a aussi des étalons qui, quoique vigoureux en apparence, n’ont que peu de puissance réelle. Nous pouvons ajouter à ces raisons particulières une preuve plus évidente et plus générale du peu de fécondité dans les espèces du cheval et de l’âne ; ce sont de tous les animaux domestiques ceux dont l’espèce, quoique la plus soignée, est la moins nombreuse ; dans celles du bœuf, de la brebis, de la chèvre, et surtout dans celles du cochon, du chien et du chat, les individus sont dix et peut-être cent fois plus nombreux que dans celles du cheval et de l’âne : ainsi leur peu de fécondité est prouvée par le fait, et l’on doit attribuer à toutes ces causes la stérilité des mulets qui proviennent du mélange de ces deux espèces naturellement peu fécondes. Dans les espèces au contraire qui, comme celle de la chèvre et celle de la brebis, sont plus nombreuses et par conséquent plus fécondes, les mulets provenant de leur mélange ne sont pas stériles et remontent pleinement à l’espèce originaire dès la première génération ; au lieu qu’il faudrait deux, trois et peut-être quatre générations pour que le mulet provenant du cheval et de l’âne pût parvenir à ce même degré de réhabilitation de nature.

On a prétendu que de l’accouplement du taureau et de la jument il résultait une autre sorte de mulet ; Columelle est, je crois, le premier qui en ait parlé ; Gessner le cite, et ajoute qu’il a entendu dire qu’il se trouvait de ces mulets auprès de Grenoble, et qu’on les appelle en français jumarts. J’ai fait venir un de ces jumarts de Dauphiné ; j’en ai fait venir un autre des Pyrénées, et j’ai reconnu, tant par l’inspection des parties extérieures que par la dissection des parties intérieures, que ces jumarts n’étaient que des bardots, c’est-à-dire des mulets provenant du cheval et de l’ânesse : je crois donc être fondé, tant par cette observation que par l’analogie, à croire que cette sorte de mulet n’existe pas, et que le mot jumart n’est qu’un nom chimérique et qui n’a point d’objet réel. La nature du taureau est trop éloignée de celle de la jument pour qu’ils puissent produire ensemble, l’un ayant quatre estomacs, des cornes sur la tête, le pied fourchu, etc., l’autre étant solipède et sans cornes, et n’ayant qu’un seul estomac. Et les parties de la génération étant très différentes tant par la grosseur que pour les proportions, il n’y a nulle raison de présumer qu’ils puissent se joindre avec plaisir et encore moins avec succès. Si le taureau avait à produire avec quelque autre espèce que la sienne ce serait avec le buffle, qui lui ressemble par la conformation et par la plupart des habitudes naturelles ; cependant nous n’avons pas entendu dire qu’il soit jamais né des mulets de ces deux animaux, qui néanmoins se trouvent dans plusieurs lieux, soit en domesticité, soit en liberté. Ce que l’on raconte de l’accouplement et du produit du cerf et de la vache m’est à peu près aussi suspect que l’histoire des jumarts, quoique le cerf soit beaucoup moins éloigné, par sa conformation, de la nature de la vache, que le taureau ne l’est de celle de la jument.

Ces animaux qui portent des bois, quoique ruminants et conformes à l’intérieur comme ceux qui portent des cornes, semblent faire un genre, une famille à part, dans laquelle l’élan est la tige majeure, et le renne, le cerf, l’axis, le daim et le chevreuil sont les branches mineures et collatérales ; car il n’y a que ces six espèces d’animaux dont la tête soit armée d’un bois branchu qui tombe et se renouvelle tous les ans ; et indépendamment de ce caractère générique qui leur est commun, ils se ressemblent encore beaucoup par la conformation et par toutes les habitudes naturelles : on obtiendrait donc plutôt des mulets du cerf ou du daim mêlé avec le renne et l’axis, que du cerf et de la vache.

On serait encore mieux fondé à regarder toutes les brebis et toutes les chèvres comme ne faisant qu’une même famille, puisqu’elles produisent ensemble des mulets qui remontent directement, et dès la première génération, à l’espèce de la brebis ; on pourrait même joindre à cette nombreuse famille des brebis et des chèvres celle des gazelles et celle des bubales, qui ne sont pas moins nombreuses. Dans ce genre, qui contient plus de trente espèces différentes, il paraît que le mouflon, le bouquetin, le chamois, l’antilope, le bubale, le condoma, etc., sont les tiges principales, et que les autres n’en sont que des branches accessoires, qui toutes ont retenu les caractères principaux de la souche dont elles sont issues, mais qui ont en même temps prodigieusement varié par les influences du climat et les différentes nourritures, aussi bien que par l’état de servitude et de domesticité auquel l’homme a réduit la plupart de ces animaux.

Le chien, le loup, le renard, le chacal et l’isatis forment un autre genre, dont chacune des espèces est réellement si voisine des autres et dont les individus se ressemblent si fort, surtout par la conformation intérieure et par les parties de la génération, qu’on a peine à concevoir pourquoi ces animaux ne produisent point ensemble ; il m’a paru, par les expériences que j’ai faites sur le mélange du chien avec le loup et avec le renard, que la répugnance à l’accouplement venait du loup et du renard plutôt que du chien, c’est-à-dire de l’animal sauvage, et non pas de l’animal domestique ; car les chiennes que j’ai mises à l’épreuve auraient volontiers souffert le renard et le loup, au lieu que la louve et la femelle renard n’ont jamais voulu souffrir les approches du chien ; l’état de domesticité semble rendre les animaux plus libertins, c’est-à-dire moins fidèles à leur espèce ; il les rend aussi plus chauds et plus féconds, car la chienne peut produire et produit même assez ordinairement deux fois par an, au lieu que la louve et la femelle renard ne portent qu’une fois dans une année ; et il est à présumer que les chiens sauvages, c’est-à-dire les chiens qui ont été abandonnés dans des pays déserts et qui se sont multipliés dans l’île de Juan-Fernandès, dans les montagnes de Saint-Domingue, etc., ne produisent qu’une fois par an comme le renard et le loup ; ce fait, s’il était constaté, confirmerait pleinement l’unité du genre de ces trois animaux, qui se ressemblent si fort par la conformation qu’on ne doit attribuer qu’à quelques circonstances extérieures leur répugnance à se joindre.

Le chien paraît être l’espèce moyenne et commune entre celles du renard et du loup[NdÉ 17] ; les anciens nous ont transmis, comme deux faits certains, que le chien, dans quelques pays et dans quelques circonstances, produit avec le loup et avec le renard[7]. J’ai voulu le vérifier, et quoique je n’aie pas réussi dans les épreuves que j’ai faites à ce sujet, on n’en doit pas conclure que cela soit impossible : car je n’ai pu faire ces essais que sur des animaux captifs, et l’on sait que dans la plupart d’entre eux la captivité seule suffit pour éteindre le désir et pour les dégoûter de l’accouplement, même avec leurs semblables ; à plus forte raison cet état forcé doit les empêcher de s’unir avec des individus d’une espèce étrangère ; mais je suis persuadé que dans l’état de liberté et de célibat, c’est-à-dire de privation de sa femelle, le chien peut en effet s’unir au loup et au renard, surtout si devenu sauvage, il a perdu son odeur de domesticité, et s’est en même temps rapproché des mœurs et des habitudes naturelles de ces animaux. Il n’en est pas de même de l’union du renard avec le loup, je ne la crois guère possible : du moins, dans la nature actuelle, le contraire paraît démontré par le fait, puisque ces deux animaux se trouvent ensemble dans le même climat et dans les mêmes terres, et que se soutenant chacun dans leur espèce sans se chercher, sans se mêler, il faudrait supposer une dégénération plus ancienne que la mémoire des hommes pour les réunir à la même espèce ; c’est par cette raison que j’ai dit que celle du chien était moyenne entre celles du renard et du loup, elle est aussi commune, puisqu’elle peut se mêler avec toutes deux ; et si quelque chose pouvait indiquer qu’originairement toutes trois sont sorties de la même souche, c’est ce rapport commun qui rapproche le renard du loup, et me paraît en réunir les espèces de plus près que tous les autres rapports de conformité dans la figure et l’organisation. Pour réduire ces deux espèces à l’unité, il faut donc remonter à un état de nature plus ancien ; mais, dans l’état actuel, on doit regarder le loup et le renard comme les tiges majeures du genre des cinq animaux que nous avons indiqués ; le chien, le chacal et l’isatis n’en sont que les branches latérales, et elles sont placées entre les deux premières ; le chacal participe du chien et du loup, et l’isatis du chacal et du renard : aussi paraît-il, par un grand nombre de témoignages, que le chacal et le chien produisent aisément ensemble ; et l’on voit par la description de l’isatis et par l’histoire de ses habitudes naturelles, qu’il ressemble presque entièrement au renard par la figure et par le tempérament ; qu’il se trouve également dans les pays froids, mais qu’en même temps il tient du chacal le naturel, l’aboiement continu, la voix criarde et l’habitude d’aller toujours en troupe.

Le chien de berger, que j’ai dit être la souche première de tous les chiens, est en même temps celui qui approche le plus de la figure du renard ; il est de la même taille, il a comme lui les oreilles droites, le museau pointu, la queue droite et traînante ; il approche aussi du renard par la voix, par l’intelligence et par la finesse de l’instinct ; il se peut donc que ce chien soit originairement issu du renard, sinon en ligne droite, au moins en ligne collatérale. Le chien qu’Aristote appelle canis laconicus, et qu’il assure provenir du mélange du renard et du chien, pourrait bien être le même que le chien de berger, ou du moins avoir plus de rapport avec lui qu’avec aucun autre chien : on serait porté à imaginer que l’épithète laconicus, qu’Aristote n’interprète pas, n’a été donnée à ce chien que par la raison qu’il se trouvait en Laconie, province de la Grèce, dont Lacédémone était la ville principale ; mais si l’on fait attention à l’origine de ce chien laconic, que le même auteur dit venir du renard et du chien, on sentira que la race n’en était pas bornée au seul pays de Laconie, et qu’elle devait se trouver également dans tous les pays où il y avait des renards, et c’est ce qui me fait présumer que l’épithète laconicus pourrait bien avoir été employée par Aristote dans le sens moral, c’est-à-dire pour exprimer la brièveté ou le son aigu de la voix ; il aura appelé chien laconic ce chien provenant du renard, parce qu’il n’aboyait pas comme les autres chiens, et qu’il avait la voix courte et glapissante comme celle du renard : or, notre chien de berger est le chien qu’ont peut appeler laconic à plus juste titre ; car c’est celui de tous les chiens dont la voix est la plus brève et la plus rare ; d’ailleurs, les caractères que donne Aristote à son chien laconic conviennent assez au chien de berger, et c’est ce qui a achevé de me persuader que c’était le même chien : j’ai cru devoir rapporter les passages d’Aristote en entier, afin qu’on juge si ma conjecture est fondée[8].

Le genre des animaux cruels est l’un des plus nombreux et des plus variés ; le mal semble, ici comme ailleurs, se reproduire sous toutes sortes de formes et se revêtir de plusieurs natures. Le lion et le tigre, comme espèces isolées, sont en première ligne ; toutes les autres, savoir, les panthères, les onces, les léopards, les guépards, les lynx, les caracals, les jaguars, les couguars, les ocelots, les servals, les margais et les chats ne font qu’une même et méchante famille, dont les différentes branches se sont plus ou moins étendues, et ont plus ou moins varié suivant les différents climats : tous ces animaux se ressemblent par le naturel, quoiqu’ils soient très différents pour la grandeur et par la figure ; ils ont tous les yeux étincelants, le museau court et les ongles aigus, courbés et rétractibles ; ils sont tous nuisibles, féroces, indomptables ; le chat, qui en est la dernière et la plus petite espèce, quoique réduit en servitude, n’en est ni moins perfide ni moins volontaire ; le chat sauvage a conservé le caractère de la famille ; il est aussi cruel, aussi méchant, aussi déprédateur en petit que ses consanguins le sont en grand ; ils sont tous également carnassiers, également ennemis des autres animaux. L’homme, avec toutes ses forces, n’a jamais pu les détruire ; on a de tout temps employé contre eux le feu, le fer, le poison, les pièges ; mais comme tous les individus multiplient beaucoup, et que les espèces elles-mêmes sont fort multipliées, les efforts de l’homme se sont bornés à les faire reculer et à les resserrer dans les déserts, dont ils ne sortent jamais sans répandre la terreur et causer autant de dégât que d’effroi ; un seul tigre échappé de sa forêt suffit pour alarmer tout un peuple et le forcer à s’armer : que serait-ce si ces animaux sanguinaires arrivaient en troupe, et s’ils s’entendaient comme les chiens sauvages ou les chacals dans leurs projets de déprédation ? La nature a donné cette intelligence aux animaux timides, mais heureusement les animaux fiers sont tous solitaires ; ils marchent seuls et ne consultent que leur courage, c’est-à-dire la confiance qu’ils ont en leur force. Aristote avait remarqué avant nous que de tous les animaux qui ont des griffes, c’est-à-dire des ongles crochus et rétractibles, aucun n’était social, aucun n’allait en troupe[9] : cette observation qui ne portait alors que sur quatre ou cinq espèces, les seules de ce genre qui fussent connues de son temps, s’est étendue et trouvée vraie sur dix ou douze autres espèces qu’on a découvertes depuis ; les autres animaux carnassiers, tels que les loups, les renards, les chiens, les chacals, les isatis, qui n’ont point de griffes, mais seulement des ongles droits, vont pour la plupart en troupes, et sont tous timides et même lâches.

En comparant ainsi tous les animaux et les rappelant chacun à leur genre, nous trouverons que les deux cents espèces dont nous avons donné l’histoire peuvent se réduire à un assez petit nombre de familles ou souches principales, desquelles il n’est pas impossible que toutes les autres soient issues[NdÉ 18].

Et pour mettre de l’ordre dans cette réduction, nous séparerons d’abord les animaux des deux continents ; et nous observerons qu’on peut réduire à quinze genres et à neuf espèces isolées non seulement tous les animaux qui sont communs aux deux continents, mais encore tous ceux qui sont propres et particuliers à l’ancien[NdÉ 19]. Ces genres sont : 1o  celui des solipèdes proprement dits, qui contient le cheval, le zèbre, l’âne, avec les mulets féconds et inféconds ; 2o  celui des grands pieds fourchus à cornes creuses, savoir, le bœuf et le buffle avec toutes leurs variétés ; 3o  la grande famille des petits pieds fourchus à cornes creuses, tels que les brebis, les chèvres, les gazelles, les chevrotains et toutes les autres espèces qui participent de leur nature ; 4o  celle des pieds fourchus à cornes pleines ou bois solides, qui tombent et qui se renouvellent tous les ans : cette famille contient l’élan, le renne, le cerf, le daim, Taxis et le chevreuil ; 5o  celle des pieds fourchus ambigus, qui est composée du sanglier et de toutes les variétés du cochon, telles que celui de Siam à ventre pendant, celui de Guinée à longues oreilles pointues et couchées sur le dos, celui des Canaries à grosses et longues défenses, etc. ; 6o  le genre très étendu des fissipèdes carnassiers à griffes, c’est-à-dire à ongles crochus et rétractibles, dans lequel on doit comprendre les panthères, les léopards, les guépards, les onces, les servals et les chats, avec toutes leurs variétés ; 7o  celui des fissipèdes carnassiers à ongles non rétractibles, qui contient le loup, le renard, le chacal, l’isatis et le chien, avec toutes leurs variétés ; 8o  celui des fissipèdes carnassiers à ongles non rétractibles, avec une poche sous la queue : ce genre est composé de l’hyène, de la civette, du zibet, de la genette, du blaireau, etc. ; 9o  celui des fissipèdes carnassiers à corps très allongé, avec cinq doigts à chaque pied, et le pouce ou premier ongle séparé des autres doigts : ce genre est composé des fouines, martes, putois, furets, mangoustes, belettes, vansires, etc. ; 10o  la nombreuse famille des fissipèdes qui ont deux grandes dents incisives à chaque mâchoire et point de piquants sur le corps : elle est composée des lièvres, des lapins et de toutes les espèces d’écureuils, de loirs, de marmottes et de rats ; 11o  celui des fissipèdes dont le corps est couvert de piquants, tels que les porcs-épics et les hérissons ; 12o  celui des fissipèdes couverts d’écailles, les pangolins et les phatagins ; 13o  le genre des fissipèdes amphibies, qui contient la loutre, le castor, le desman, les morses et les phoques ; 14o  le genre des quadrumanes, qui contient les singes, les babouins, les guenons, les makis, les loris, etc. ; 15o  enfin, celui des fissipèdes ailés, qui contient les roussettes et les chauves-souris, avec toutes leurs variétés. Les neuf espèces isolées sont l’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame, la girafe, le chameau, le lion, le tigre, l’ours et la taupe, qui toutes sont aussi sujettes à un plus ou moins grand nombre de variétés.

De ces quinze genres et de ces neuf espèces isolées, deux espèces et sept genres sont communs aux deux continents ; les deux espèces sont l’ours et la taupe, et les sept genres sont : 1o  celui des grands pieds fourchus à cornes creuses : car le bœuf se retrouve en Amérique sous la forme du bison ; 2o  celui des pieds fourchus à bois solides, car l’élan se retrouve au Canada sous le nom d’orignal, le renne sous celui de caribou, et l’on trouve aussi dans presque toutes les provinces de l’Amérique septentrionale des cerfs, des daims et des chevreuils ; 3o  celui des fissipèdes carnassiers à ongles non rétractibles, car le loup et le renard se trouvent dans le nouveau monde comme dans l’ancien ; 4o  celui des fissipèdes à corps très allongé, la fouine, la marte, le putois, se trouvent en Amérique comme en Europe ; 5o  l’on y trouve aussi une partie du genre des fissipèdes, qui ont deux grandes dents incisives à chaque mâchoire, les écureuils, les marmottes, les rats, etc. ; 6o  celui des fissipèdes amphibies : les morses, les phoques, les castors et les loutres existent dans le nord du nouveau continent comme dans celui de l’ancien ; 7o  le genre des fissipèdes ailés y existe aussi en partie, car on y trouve des chauves-souris et des vampires, qui sont des espèces de roussettes.

Il ne reste donc que huit genres et cinq espèces isolées qui soient propres et particuliers à l’ancien continent ; ces huit genres ou familles sont : 1o  celle des solipèdes proprement dits, car on n’a trouvé ni chevaux, ni ânes, ni zèbres, ni mulets dans le nouveau monde ; 2o  celle des petits pieds fourchus à cornes creuses ; car il n’existait en Amérique ni brebis, ni chèvres, ni gazelles, ni chevrotains ; 3o  la famille de cochons, car l’espèce du sanglier ne s’est point trouvée dans le nouveau monde ; et quoique le pecari, avec ses variétés, doive se rapporter à cette famille, il en diffère cependant par des caractères assez remarquables pour qu’on puisse l’en séparer ; 4o  il en est de même de la famille des animaux carnassiers à ongles rétractibles ; on n’a trouvé en Amérique ni panthères, ni léopards, ni guépards, ni onces, ni servals ; et quoique les jaguars, couguars, ocelots et margais paraissent être de cette famille, il n’y a aucune de ces espèces du nouveau monde qui se trouve dans l’ancien continent, et réciproquement aucune espèce de l’ancien continent qui se soit trouvée dans le nouveau ; 5o  il en est encore de même du genre des fissipèdes dont le corps est couvert de piquants, car, quoique le coëndou et l’urson soient très voisins de ce genre, ces espèces sont néanmoins très différentes de celles des porcs-épics et des hérissons ; 6o  le genre des fissipèdes carnassiers à ongles non rétractibles, avec une poche sous la queue, car l’hyène, les civettes et les blaireaux n’existaient point en Amérique ; 7o  les genres des quadrumanes, car l’on n’a trouvé en Amérique ni singes, ni babouins, ni guenons, ni makis ; et les sapajous, sagouins, sarigues, marmoses, etc., quoique quadrumanes, diffèrent de tous ceux de l’ancien continent ; 8o  celui des fissipèdes couverts d’écailles : le pangolin ni le phatagin ne se sont point trouvés en Amérique, et les fourmiliers, auxquels on peut les comparer, sont couverts de poil, et en diffèrent trop pour qu’on puisse les réunir à la même famille.

Des neuf espèces isolées, sept, savoir : l’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame, la girafe, le chameau, le lion et le tigre, ne se trouvent que dans l’ancien monde ; et deux, savoir : l’ours et la taupe, sont communes aux deux continents.

Si nous faisons de même le dénombrement des animaux propres et particuliers au nouveau monde, nous trouverons qu’il y en a environ cinquante espèces différentes, que l’on peut réduire à dix genres, et quatre espèces isolées : ces quatre espèces sont le tapir, le cabiai, le lama et le pécari ; encore n’y a-t-il que l’espèce du tapir qui soit absolument isolée, car celle du pécari a des variétés, et l’on peut réunir la vigogne au lama, et peut-être le cochon d’Inde au cabiai. Les dix genres sont : 1o  les sapajous, huit espèces ; 2o  les sagouins, six espèces ; 3o  les philandres ou sarigues, marmoses, cayopollins, phalangers, tarsiers, etc. ; 4o  les jaguars, couguars, ocelots, margais, etc. ; 5o  les coatis, trois ou quatre espèces ; 6o  les mouffettes, quatre ou cinq espèces ; 7o  le genre de l’agouti, dans lequel je comprends l’acouchi, le paca, l’apéréa et le tapéti ; 8o  celui des tatous, qui est composé de sept ou huit espèces ; 9o  les fourmiliers, deux ou trois espèces, et 10o  les paresseux, dont nous connaissons deux espèces, savoir : l’unau et l’aï.

Or, ces dix genres et ces quatre espèces isolées, auxquels on peut réduire les cinquante espèces d’animaux qui sont particuliers au nouveau monde, quoique toutes différentes de celles de l’ancien continent, ont cependant des rapports éloignés qui paraissent indiquer quelque chose de commun dans leur formation, et qui nous conduisent à remonter à des causes de dégénération plus grandes et peut-être plus anciennes que toutes les autres. Nous avons dit qu’en général tous les animaux du nouveau monde étaient beaucoup plus petits que ceux de l’ancien continent ; cette grande diminution dans la grandeur, quelle qu’en soit la cause, est une première sorte de dégénération qui n’a pu se faire sans beaucoup influer sur la forme, et il ne faut pas perdre de vue ce premier effet dans les comparaisons que l’on voudra faire de tous ces animaux.

Le plus grand est le tapir, qui, quoiqu’il ne soit que de la taille d’un âne, ne peut cependant être comparé qu’à l’éléphant, au rhinocéros et à l’hippopotame ; il est, dans son continent, le premier pour la grandeur, comme l’éléphant l’est dans le sien ; il a, comme le rhinocéros, la lèvre supérieure musculeuse et avancée, et, comme l’hippopotame, il se tient souvent dans l’eau. Seul, il les représente tous trois à ces petits égards, et sa forme, qui en tout tient plus de celle de l’âne que d’aucune autre, semble être aussi dégradée que sa taille est diminuée. Le cheval, l’âne, le zèbre, l’éléphant, le rhinocéros et l’hippopotame n’existaient point en Amérique, et n’y avaient même aucun représentant, c’est-à-dire qu’il n’y avait dans ce nouveau monde aucun animal qu’on pût leur comparer, ni pour la grandeur ni pour la forme ; le tapir est celui dont la nature semblerait être la moins éloignée de tous, mais en même temps elle paraît si mêlée et elle approche si peu de chacun en particulier, qu’il n’est pas possible d’en attribuer l’origine à la dégénération de telle ou telle espèce, et que malgré les petits rapports que cet animal se trouve avoir avec le rhinocéros, l’hippopotame et l’âne, on doit le regarder non seulement comme étant d’une espèce particulière, mais même d’un genre singulier et différent de tous les autres.

Ainsi le tapir n’appartient ni de près ni de loin à aucune espèce de l’ancien continent, et à peine porte-t-il quelques caractères qui l’approchent des animaux auxquels nous venons de le comparer. Le cabiai se refuse de même à toute comparaison ; il ne ressemble à l’extérieur à aucun autre animal, et ce n’est que par les parties intérieures qu’il approche du cochon d’Inde, qui est de son même continent, et tous deux sont d’espèces absolument différentes de toutes celles de l’ancien continent.

Le lama et la vigogne paraissent avoir des signes plus significatifs de leur ancienne parenté, le premier avec le chameau, et le second avec la brebis. Le lama a, comme le chameau, les jambes hautes, le cou fort long, la tête légère, la lèvre supérieure fendue ; il lui ressemble aussi par la douceur du naturel, par l’esprit de servitude, par la sobriété, par l’aptitude au travail ; c’était chez les Américains le premier et le plus utile de leurs animaux domestiques, ils s’en servaient comme les Arabes se servent du chameau pour porter des fardeaux : voilà bien des convenances dans la nature de ces deux animaux, et l’on peut encore y ajouter celles des stigmates du travail, car quoique le dos du lama ne soit pas déformé par des bosses comme celui du chameau, il a néanmoins des callosités naturelles sur la poitrine, parce qu’il a la même habitude de se reposer sur cette partie de son corps. Malgré tous ces rapports, le lama est d’une espèce très distincte et très différente de celle du chameau ; d’abord il est beaucoup plus petit et n’a pas plus du quart ou du tiers du volume du chameau ; la forme de son corps, la qualité et la couleur de son poil, sont aussi fort différentes ; le tempérament l’est encore plus ; c’est un animal pituiteux, et qui ne se plaît que dans les montagnes, tandis que le chameau est d’un tempérament sec, et habite volontiers dans les sables brûlants : en tout, il y a peut-être plus de différences spécifiques entre chameau et le lama, qu’entre le chameau et la girafe : ces trois animaux ont plusieurs caractères communs par lesquels ont pourrait les réunir au même genre ; mais en même temps ils diffèrent à tant d’autres égards qu’on ne serait pas fondé à supposer qu’ils sont issus les uns des autres ; ils sont voisins et ne sont pas parents. La girafe a près du double de la hauteur du chameau, et le chameau le double du lama ; les deux premiers sont de l’ancien continent et forment des espèces séparées : à plus forte raison le lama, qui ne se trouve que dans le nouveau monde, est-il d’une espèce éloignée de tous les deux.

Il n’en est pas de même du pécari : quoiqu’il soit d’une espèce différente de celle du cochon, il est cependant du même genre ; il ressemble au cochon par la forme et par tous les rapports apparents ; il n’en diffère que par quelques petits caractères, tels que l’ouverture qu’il a sur le dos, la forme de l’estomac et des intestins, etc. On pourrait donc croire que cet animal serait issu de la même souche que le cochon, et qu’autrefois il aurait passé de l’ancien monde dans le nouveau, où, par l’influence de la terre, il aura dégénéré au point de former aujourd’hui une espèce distincte et différente de celle dont il est originaire.

Et à l’égard de la vigogne ou paco, quoiqu’elle ait quelques rapports avec la brebis par la laine et par l’habitude du corps, elle en diffère à tant d’autres égards qu’on ne peut regarder ces espèces ni comme voisines, ni comme alliées ; la vigogne est plutôt une espèce de petit lama, et il ne paraît par aucun indice qu’elle ait jamais passé d’un continent à l’autre. Ainsi des quatre espèces isolées qui sont particulières au nouveau monde, trois, savoir le tapir, le cabiai et le lama, avec la vigogne, paraissent appartenir en propre et de tout temps à ce continent ; au lieu que le pécari, qui fait la quatrième, semble n’être qu’une espèce dégénérée du genre des cochons, et avoir autrefois tiré son origine de l’ancien continent.

En examinant et comparant dans la même vue les dix genres auxquels nous avons réduit les autres animaux particuliers à l’Amérique méridionale, nous trouverons de même non seulement des rapports singuliers dans leur nature, mais des indices de leur ancienne origine et des signes de leur dégénération : les sapajous et les sagouins ressemblent assez aux guenons ou singes à la longue queue pour qu’on leur ait donné le nom commun de singe ; cependant nous avons prouvé que leurs espèces et même leurs genres sont différents ; et d’ailleurs il serait bien difficile de concevoir comment les guenons de l’ancien continent ont pu prendre en Amérique une forme de face différente, une queue musclée et préhensile, une large cloison entre les narines, et les autres caractères, tant spécifiques que génériques, par lesquels nous les avons distinguées et séparées des sapajous ; cependant comme les singes, les babouins et les guenons ne se se trouvent que dans l’ancien continent, on doit regarder les sapajous et les sagouins comme leurs représentants dans le nouveau ; car ces animaux ont à peu près la même forme, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, et ils ont aussi beaucoup de choses communes dans leurs habitudes naturelles : il en est de même des makis, dont aucune espèce ne s’est trouvée en Amérique, et qui néanmoins paraissent y être remplacés ou représentés par les philandres, c’est-à-dire par les sarigues, marmoses et autres quadrumanes à museau pointu, qui se trouvent en grand nombre dans le nouveau continent, et nulle part dans l’ancien : seulement il faut observer qu’il y a beaucoup plus de différence entre la nature et la forme des makis et de ces quadrumanes américains qu’entre celle des guenons et des sapajous ; et qu’il y a si loin d’un sarigue, d’une marmose, ou d’un phalanger à un maki, qu’on ne peut pas supposer qu’ils viennent les uns des autres, sans supposer en même temps que la dégénération peut produire des effets égaux à ceux d’une nature nouvelle, car la plupart de ces quadrumanes de l’Amérique ont une poche sous le ventre ; la plupart ont dix dents à la mâchoire supérieure et dix à l’inférieure ; la plupart ont la queue préhensile, tandis que les makis ont la queue lâche, n’ont point de poches sous le ventre, et n’ont que quatre dents incisives à la mâchoire supérieure et six à l’inférieure : ainsi, quoique ces animaux aient les mains et les doigts conformés de la même manière, et qu’ils se ressemblent aussi par l’allongement du museau, leurs espèces et même leurs genres sont si différents, si éloignés, qu’on ne peut pas imaginer qu’ils soient issus les uns des autres, ni que des disparités aussi grandes et aussi générales aient jamais été produites par la dégénération.

Au contraire, les tigres d’Amérique que nous avons indiqués sous les noms de jaguars, couguars, ocelots et margais, quoique d’espèces différentes de la panthère, du léopard, de l’once, du guépard et du serval de l’ancien continent, sont cependant bien certainement du même genre ; tous ces animaux se ressemblent beaucoup tant à l’extérieur qu’à l’intérieur ; ils ont aussi le même naturel, la même férocité, la même véhémence de goût pour le sang ; et ce qui les rapproche encore de plus près pour le genre, c’est qu’en les comparant, on trouve que ceux du même continent diffèrent autant et plus les uns des autres que de ceux de l’autre continent : par exemple, la panthère de l’Afrique diffère moins du jaguar du Brésil, que celui-ci ne diffère du couguar, qui cependant est du même pays ; de même le serval de l’Asie et le margai de la Guyane sont moins différents entre eux qu’ils ne le sont de tous ceux de leur propre continent ; on pourrait donc croire avec assez de fondement que ces animaux ont eu une origine commune, et supposer qu’ayant autrefois passé d’un continent à l’autre, leurs différences actuelles ne sont venues que de la longue influence de leur nouvelle situation.

Les mouffettes ou puants d’Amérique, et le putois d’Europe, paraissent être du même genre. En général, lorsqu’un genre est commun aux deux continents, les espèces qui le composent sont plus nombreuses dans l’ancien que dans le nouveau : ici c’est tout le contraire, on y trouve quatre ou cinq espèces de putois, tandis que nous n’en avons qu’un, dont la nature paraît même inférieure ou moins exaltée que celle de tous les autres ; en sorte qu’à son tour le nouveau monde paraît avoir des représentants dans l’ancien ; et si l’on ne jugeait que par le fait, on croirait que ces animaux ont fait la route contraire, et ont autrefois passé d’Amérique en Europe. Il en est de même de quelques autres espèces : les chevreuils et les daims, aussi bien que les mouffettes, sont plus nombreux tant pour les variétés que pour les espèces, et en même temps plus grands et plus forts dans le nouveau continent que dans l’ancien ; on pourrait donc imaginer qu’ils en sont originaires ; mais comme nous ne devons pas douter que tous les animaux en général n’aient été créés dans l’ancien continent, il faut nécessairement admettre leur migration de ce continent à l’autre, et supposer en même temps qu’au lieu d’avoir, comme tous les autres, dégénéré dans ce nouveau monde, ils s’y sont au contraire perfectionnés, et que par la convenance et la faveur du climat, ils ont surpassé leur première nature.

Les fourmiliers, qui sont des animaux très singuliers et dont il y a trois ou quatre espèces dans le nouveau monde, paraissent aussi avoir leurs représentants dans l’ancien ; le pangolin et le phatagin leur ressemblent par le caractère unique de n’avoir point de dents et d’être forcés comme eux à tirer la langue et vivre de fourmis ; mais si l’on veut leur supposer une origine commune, il est assez étrange qu’au lieu d’écailles qu’ils portent en Asie, ils se soient couverts de poils en Amérique.

À l’égard des agoutis, des pacas et des autres du septième genre des animaux particuliers au nouveau continent, on ne peut les comparer qu’au lièvre et au lapin, desquels cependant ils diffèrent tous par l’espèce ; et ce qui peut faire douter qu’il y ait rien de commun dans leur origine, c’est que le lièvre s’est répandu dans presque tous les climats de l’ancien continent, sans que sa nature se soit altérée et sans qu’il ait subi d’autres changements que dans la couleur de son poil ; on ne peut donc pas imaginer avec fondement que le climat d’Amérique ait fait ce que tous les autres climats n’ont pu faire, et qu’il eût changé la nature de nos lièvres au point d’en faire ou des tapetis et des apéréa, qui n’ont point de queue, ou des agoutis à museau pointu, à oreilles courtes et rondes, ou des pacas à grosse tête, à oreilles courtes, à poil ras et rude, avec des bandes blanches.

Enfin les coatis, les tatous et les paresseux sont si différents, non seulement pour l’espèce, mais aussi pour le genre, de tous les animaux de l’ancien continent, qu’on ne peut les comparer à aucun, et qu’il n’est pas possible de leur supposer rien de commun dans leur origine, ni d’attribuer aux effets de la dégénération les prodigieuses différences qui se trouvent dans leur nature, dont nul autre animal ne peut nous donner ni le modèle ni l’idée.

Ainsi de dix genres et de quatre espèces isolées, auxquels nous avons tâché de réduire tous les animaux propres et particuliers au nouveau monde, il n’y en a que deux, savoir, le genre des jaguars, des ocelots, etc., et l’espèce du pécari, avec ses variétés, qu’on puisse rapporter avec quelque fondement aux animaux de l’ancien continent ; les jaguars et les ocelots peuvent être regardés comme des espèces de léopards ou de panthères, et le pécari comme une espèce de cochon. Ensuite il y a cinq genres et une espèce isolée, savoir, l’espèce du lama, et les genres des sapajous, des sagouins, des mouffettes, des agoutis et des fourmiliers, qu’on peut comparer, mais d’une manière équivoque et fort éloignée, au chameau, aux guenons, aux putois, au lièvre et aux pangolins ; et enfin il reste quatre genres et deux espèces isolées, savoir, les philandres, les coatis, les tatous, les paresseux, le tapir et le cabiai, qu’on ne peut ni rapporter, ni même comparer à aucun des genres ou des espèces de l’ancien continent. Cela semble prouver assez que l’origine de ces animaux particuliers au nouveau monde ne peut être attribuée à la simple dégénération ; quelque grands, quelque puissants qu’on voulût en supposer les effets, on ne pourra jamais se persuader avec quelque apparence de raison que ces animaux aient été originairement les mêmes que ceux de l’ancien continent ; il est plus raisonnable de penser qu’autrefois les deux continents étaient contigus ou continus, et que les espèces qui s’étaient cantonnées dans ces contrées du nouveau monde, parce qu’elles en avaient trouvé la terre et le ciel plus convenables à leur nature, y furent renfermées et séparées des autres par l’irruption des mers lorsqu’elles divisèrent l’Afrique de l’Amérique[NdÉ 20] ; cette cause est naturelle et l’on peut en imaginer de semblables, et qui produiraient le même effet : par exemple, s’il arrivait jamais que la mer fît une irruption en Asie de l’orient au couchant, et qu’elle séparât du reste du continent les terres méridionales de l’Afrique et de l’Asie, tous les animaux qui sont propres et particuliers à ces contrées du Midi, tels que les éléphants, les rhinocéros, les girafes, les zèbres, les orangs-outangs, etc., se trouveraient relativement aux autres dans le même cas que le sont actuellement ceux de l’Amérique méridionale ; ils seraient entièrement et absolument séparés de ceux des contrées tempérées, et on aurait tort de leur chercher une origine commune et de vouloir les rappeler aux espèces ou aux genres qui peuplent ces contrées, sur le seul fondement qu’ils auraient avec ces derniers quelque ressemblance imparfaite ou quelques rapports éloignés.

Il faut donc, pour rendre raison de l’origine de ces animaux, remonter au temps où les deux continents n’étaient pas encore séparés ; il faut se rappeler les premiers changements qui sont arrivés sur la surface du globe ; il faut en même temps se représenter les deux cents espèces d’animaux quadrupèdes réduites à trente-huit familles. Et quoique ce ne soit point là l’état de la nature telle qu’elle nous est parvenue et que nous l’avons représentée, que ce soit au contraire un état beaucoup plus ancien, et que nous ne pouvons guère atteindre que par des inductions et des rapports presque aussi fugitifs que le temps, qui semble en avoir effacé les traces, nous tâcherons néanmoins de remonter par les faits et par les monuments encore existants à ces premiers âges de la nature, et d’en présenter les époques qui nous paraîtront clairement indiquées.


Notes de Buffon
  1. Mulus Dauricus fœcundus Czigithai, Mongolorum in Dauriâ. Mus. Petropolitan., p. 335.
  2. « In the forests near Kuznetsky on the river Tom one of the sources of the river Oby in lat. 51 et 52 are wild asses. I have seen many of their skins ; they have in all respects the shape of the head, tail and hoofs of the common ass, but their skin is waved and undulated white and brown. » Bell’s Travels to China. — Nota. Il se pourrait que M. Bell, qui dit n’avoir observé que les peaux de ces animaux, ait vu des peaux de zèbres ; car les autres voyageurs ne disent pas que les czigithais ou onagres de Daurie soient, comme le zèbre, rayés de brun et de blanc ; d’ailleurs, il y a au cabinet de Pétersbourg des peaux de zèbres et des peaux de czigithais, qu’on montre également aux voyageurs.
  3. Klein, De quad., p. 52, tab. iii, fig.  ad § xxi.
  4. « Mulus equâ conjunctus mulum procreavit… Mula quoque jam facta gravida est, sed non quoad perficeret atque ederet prolem. » Arist., Hist. anim., lib. vi, cap. xxiv… « Est in annalibus nostris mulas peperisse sæpè ; verùm prodigii loco habitum. » Plin., Hist. nat., lib. viii, cap. xliv.
  5. Nota. Le mot ginnus a été employé par Aristote en deux sens : le premier pour désigner généralement un animal imparfait, un avorton, un mulet nain, provenant quelquefois du cheval avec l’ânesse, ou de l’âne avec la jument ; et le second pour signifier le produit particulier du mulet et de la jument.
  6. « In terrâ Syriâ super Phenicem mulæ et cœunt et parinnt ; sed id genus diversum quanquam simile. » Arist., Hist. anim., lib. vi, cap. xxiv… « Sunt in Syriâ quos mulos appellant genus diversum ab eo quod coïtu equæ et asini procreatur : sed simile facie, quomodò asini sylvestres similitudine quidam nomen urbanorum accepere ; et quidem ut asini illi feri sic muli præstant celeritate. Procreant ejusmodi mulæ suo in genere. Cujus rei argumento illæ sunt quæ tempore Pharnacæ patris Pharnabazim in terram Phrygiam venerunt, quæ adhuc extant. Tres tamen ex novem, quos numero olim fuisse ainnt, servantur hoc tempore. » Idem, cap. xxxvi.
  7. « In Cyrenensi agro lupi cum canibus cœunt, et laconici canes ex vulpe et cane generantur. Aristot., Hist. anim., lib. viii, cap. xxviii… « Cœunt animalia generis ejusdem secundùm naturam, sed ea etiam quorum genus diversum quidem, sed natura non multum distat ; si modò par magnitudo sit et tempora æquent graviditatis, rarò id fit, sed tamen id fieri et in canibus et in vulpibus et in lupis certum est. » Idem, De generat. anim., lib. ii, cap. v.
  8. « Laconici canes ex vulpe et cane generantur. » Hist. anim., lib. viii, cap. xxviii… « Canum genera plura sunt. Coït laconicum mense suæ ætatis octavo et crus jam circa id tempus attolentes nonnulli urinam reddunt… Gerunt laconicæ canes uterum parte sextâ anni, hoc est, sexagenis diebus aut uno vel altero, plus minùsve. Catelli cæci gignuntur, nec ante duodecimum diem visum accipiunt. Cœunt canes posteaquam parerunt sexto mense nec citiùs. Sunt quæ parte quintâ anni uterum ferunt, hoc est, duobus et septuaginta diebus, quarum catelli duodecim diebus luce carent : nonnullæ quartâ parte anni, hoc est, tribus mensibus ferunt, quarum catelli diebus decem et septem luce carent. Lac ante diebus quinque quàm pariant, habent canes magnâ ex parte ; verùm nonnullis etiam septem aut quatuor diebus anticipat : utile statim ut pepererint est ; genus laconicum post coïtum diebus triginta habere lac incipit… parit canis duodecim complurimùm, sed magnâ ex parte octo pariunt. Cœunt quandiù vivunt et mares et fœminæ : peculiare generis laconici est ut cùm laborarint coire meliùs quàm per otium possint ; vivit in hoc eodem genere mas ad annos decem, fœmina ad duodecim : cæteri canes maximâ quidem ex parte ad annos quatuordecim : sed nonnulli vel ad viginti protrahunt vitam… Laconici sanè generis fœminas, quia minùs laborant quàm mares, vivaciores maribus sunt : at serò in cæteris, et si non latè admodum constat, tamen mares vivaciores sunt. » Idem, lib. vi, cap. xx… « Fœminam et marem natura distinxit moribus ; sunt enim fœminæ moribus mollioribus, mitescunt celeriùs et manum faciliùs patiuntur : discunt etiam imitanturque ingeniosiùs, ut in genere canum laconico fœminas esse sagaciores quàm mares apertum est. Moloticum etiam genus venaticum nihilò à cæteris discrepat, at pecuarium longè et magnitudine et fortitudine contra belluas præstat : insignes verò animo et industriâ qui ex utroque moloticum dico et laconicum prodierint. » Idem, lib. ix, cap. i.

    Nota. Il faut observer que le mot genus ne doit pas s’interpréter ici par celui d’espèce, mais par le mot race. Aristote y distingue trois races de chiens laconicus, moloticus et pecuarius ; le moloticus, qu’il appelle aussi venaticus, est vraisemblablement notre lévrier, qui, dans la Grèce et l’Asie Mineure, est le chien de chasse ordinaire ; le pecuarius, qu’il dit excéder de beaucoup les autres chiens par la grandeur et par la forme, est sans doute le mâtin, dont on se sert pour la garde et la défense du bétail contre les bêtes féroces ; et le laconicus, duquel il ne désigne pas l’emploi, et qu’il dit seulement être un chien de travail et d’industrie, et qui est de plus petite taille que le pecuarius, ne peut être que le chien de berger, qui travaille en effet beaucoup à ranger, contenir et conduire les moutons, et qui est plus industrieux, plus attentif et plus soigneux que tous les autres chiens : mais ce n’est pas là ce qu’il y a de plus difficile à entendre dans ces passages d’Aristote, c’est ce qu’il dit de la différente durée de la gestation dans les différentes races de chiens, dont, selon lui, les uns portent deux mois, les autres portent deux mois et demi, et les autres trois mois, car tous nos chiens, de quelque race qu’ils soient, ne portent également que pendant environ neuf semaines, c’est-à-dire, soixante et un, soixante-deux ou soixante-trois jours, et je ne sache pas qu’on ait remarqué de plus grandes différences de temps que celle de ces trois ou quatre jours ; mais Aristote pouvait en savoir sur cela plus que nous, et si ces faits qu’il a avancés sont vrais, il en résulterait un rapprochement bien plus grand de certains chiens avec le loup ; car les chasseurs assurent que la louve porte trois mois ou trois mois et demi.

  9. « Nullum animal cui ungues adunci, gregatile esse perpendimus. » Arist., Hist. anim., lib. i, cap. i.
Notes de l’éditeur
  1. On suppose généralement, à l’heure actuelle, que le berceau de l’espèce humaine se trouve couvert par l’océan Atlantique. C’est dans quelque grande île intertropicale de cet océan que se seraient développés les premiers êtres offrant les caractères de l’espèce humaine. De là, ils se seraient répandus, par des migrations volontaires ou involontaires, dans les diverses régions de la terre. Les motifs qu’on a invoqués à l’appui de cette opinion n’ont, il faut bien l’avouer, qu’une valeur relative. En premier lieu, on n’a trouvé dans les contrées actuellement habitées aucune forme animale offrant les caractères de transition qu’ont forcément possédés les êtres qui servent à relier l’homme préhistorique aux formes animales inférieures. En second lieu, on admet que le berceau de l’espèce humaine a dû être une région isolée des continents actuels et dépourvue des grands carnassiers qui habitent ces dernières, parce qu’on suppose que nos ancêtres n’auraient pas pu résister aux attaques de ces derniers. Or, il n’y a que l’Atlantique qui puisse avoir contenu cette région. Ces arguments sont, je le répète, purement hypothétiques. Mais il est indéniable que les habitants de cette grande île intertropicale dans laquelle on suppose qu’est née l’espèce humaine ont pu, par des migrations volontaires ou involontaires, se répandre en dehors de leur île et gagner les continents actuels. La possibilité de ces migrations est rendue très manifeste par les faits d’expatriation involontaire observés chez les races qui, à notre époque, présentent la plus grande somme des traits de nos ancêtres. Cooke trouva dans l’île d’Ouateva trois habitants de Taïti, qui est à une distance de 800 kilomètres. Étant allés à la pêche dans une pirogue, ils avaient été surpris par un coup de vent et portés à Ouateva. Kotzebue raconte l’odyssée d’un individu né à Uléa qu’il trouva dans les îles de Radack, où il avait été transporté par les vents et les courants, à travers un espace de 2 400 kilomètres. Rien n’empêche de supposer que des migrations de cette sorte aient pu avoir lieu entre l’île de l’Atlantique que l’on considère comme ayant été le berceau de notre espèce et des continents plus ou moins éloignés.

    [Note de Wikisource : Les plus anciens représentants connus aujourd’hui de la lignée humaine, qui s’est séparée des Chimpanzés il y a plus de 7 millions d’années, ont tous été retrouvés en Afrique ; la dernière espèce survivante de cette lignée, la nôtre, apparaît d’abord aussi en Afrique, il y a au moins 300 000 ans. Les paléoanthropologues actuels considèrent donc communément, pour ces raisons et d’autres (notamment d’ordre génétique), que l’homme tire ses origines d’Afrique, d’où il serait sorti par deux fois : d’abord une forme archaïque (Homo erectus ou habilis) il y a 2 millions d’années environ, qui s’est répandue à travers une grande partie de l’Eurasie ; puis l’homme moderne (Homo sapiens) il y a environ 55 000 ans, qui a remplacé les descendants des formes archaïques en Eurasie et a colonisé l’Océanie et l’Amérique. Les modalités de ces migrations et remplacements de population sont encore très discutées. Une conséquence adventice de cette origine africaine est que l’homme est apparu avec la peau noire, et non blanche comme le pensait Buffon ; mais, ainsi qu’il l’écrit, les différentes couleurs de peau sont le produit de l’adaptation de l’homme aux autres milieux qu’il a colonisés.]

  2. Buffon attribue la formation de toutes les races humaines à l’influence du milieu dans lequel elles ont vécu, en entendant par le mot « milieu » toutes les conditions de l’existence. (Voyez mon Introduction.)
  3. Il faudrait pour cela non seulement qu’il retrouvât son pays natal, mais qu’il le retrouvât avec le même climat, la même alimentation, etc. Buffon a soin lui-même d’insister sur ce fait que le climat n’est pas le seul agent de transformation des organismes. [Note de Wikisource : Cette condition même ne serait pas suffisante. Les modalités d’adaptation d’une espèce ne sont pas le résultat déterministe de l’environnement, mais comporte essentiellement un large part de hasard.]
  4. À la condition que ce mélange s’effectue dans un même climat et au milieu de circonstances toutes identiques. [Note de Wikisource : Voyez la note précédente.]
  5. Ces observations et celles qui suivent sont de la plus grande justesse. Tout le chapitre de la Dégénération des animaux constitue, d’ailleurs, une des œuvres les plus remarquables de Buffon. Il faut seulement avoir soin de ne pas perdre de vue ce qu’il entend par dégénération. Sous sa plume, ce terme est synonyme de celui de « transformation », dont on fait usage aujourd’hui, tandis que l’on réserve le mot « dégénération » pour indiquer les transformations destinées à faire rétrograder l’animal ou le végétal.
  6. Cette explication est un peu enfantine. L’assertion elle-même est probablement inexacte. Il n’est nullement démontré que l’alimentation agisse davantage, comme agent de transformation, sur les herbivores que sur les carnivores.
  7. Le chien sauvage, en effet, n’aboie pas ; il pousse de simples hurlements.
  8. La domesticité agit avec une grande rapidité sur la couleur des animaux de même que sur leurs autres caractères.
  9. Le blanc est, en effet, la coloration qui a le plus de tendance à se produire sous l’influence de la domestication. Les chevaux, les chiens, les chats, les bœufs eux-mêmes deviennent facilement blancs. On a remarqué que les chevaux des pampas de l’Amérique du Sud, élevés dans des fermes non encloses, dans des conditions d’existence presque analogues à celles de l’état sauvage, montrent cependant une diversité de coloration qui ne se présente jamais chez les chevaux tout à fait sauvages des mêmes pampas. Il suffit parfois d’un temps fort court pour que la domestication agisse sur la coloration des animaux. D’après Bachman, les dindons sauvages perdent leurs teintes métalliques et commencent à offrir des taches blanches dès la troisième génération. D’après Hewitt, la coloration des canards sauvages soumis à la domestication se modifie au bout de cinq ou six générations ; déjà le collier blanc du mâle s’élargit et devient irrégulier, tandis que des plumes blanches apparaissent dans ses ailes.
  10. Buffon a fort bien compris, on le voit, l’importance de la domestication dans la transformation des caractères des animaux. Tous les organes et toutes les fonctions des animaux sont susceptibles d’être profondément modifiés par la domestication. La plupart des animaux domestiques de notre Europe et des régions civilisées de l’Asie sont tellement différents des formes sauvages voisines, qu’il nous est actuellement impossible d’indiquer avec certitude les espèces sauvages auxquelles ils se rapportent. Il en est ainsi, par exemple, pour les chiens : on suppose généralement qu’ils descendent du loup ou du chacal, mais on ne peut pas en fournir la démonstration. Les oiseaux domestiques, dindons, canards, poules, finissent par perdre presque complètement la faculté de voler, qui est plus ou moins développée chez les espèces sauvages desquelles ils dérivent. Le canard est particulièrement remarquable à cet égard : à l’état sauvage son vol est assez puissant pour lui permettre des migrations très lointaines, tandis qu’à l’état domestique il ne vole pour ainsi dire pas, et ses os sont beaucoup modifiés.

    Il est bien démontré que le régime plus abondant de l’état domestique a modifié considérablement les organes digestifs profonds du chien, de même qu’il a agi puissamment sur sa dentition en la rendant beaucoup moins forte qu’elle ne l’est chez le chacal et le loup, d’où l’on prétend qu’il dérive. Les intestins du chat domestique sont plus longs d’un tiers que ceux du chat sauvage d’Europe ; les intestins du porc domestique sont plus longs que ceux du sanglier ; chez le lapin domestique les intestins sont, au contraire, plus courts que chez le lapin sauvage. Ces transformations sont, sans nul doute, dues à la nature de l’alimentation. Le chien et le chat domestiques ont une nourriture non seulement plus abondante mais encore plus variée, moins exclusivement animale ; or on sait que le tube digestif est plus court chez les carnivores que chez les herbivores et les omnivores ; la brièveté relative du tube digestif du lapin doit être attribuée à ce que son alimentation est moins exclusivement herbivore que celle du lapin sauvage ; on lui donne des aliments plus substantiels, en quantité moindre et plus variés, plus riches en matière azotée que l’herbe dont se nourrit le lapin sauvage. James a constaté que les races domestiques de moutons et de bœufs ont le foie plus volumineux que les races sauvages des mêmes espèces. Les vaches et les chèvres domestiques donnent une quantité de lait infiniment supérieure à celle que produisent les vaches et les chèvres sauvages ; une bonne vache laitière peut donner jusqu’à vingt-deux litres de lait par jour, tandis que, d’après Anderson, les vaches des Damaras de l’Afrique du Sud n’en donnent guère plus d’un litre par jour et se refuseraient à en donner la plus minime quantité si on les privait de leurs veaux. D’après Darwin, le lapin domestique a le corps et le squelette plus grands que le lapin sauvage ; les os des membres sont proportionnellement plus lourds, le crâne est saillant, plus étroit et le cerveau est plus petit. Le même naturaliste fait remarquer qu’un certain nombre d’animaux domestiques ont les oreilles rabattues et pendantes, tandis que les espèces sauvages ont les oreilles droites. M. Blith insiste sur ce fait qu’aucun animal sauvage n’a la queue retournée comme l’ont certains chiens et le porc domestique. Les papillons du vers à soie soumis depuis longtemps à l’élevage n’ont que des ailes rudimentaires et sont incapables de voler, tandis que les papillons sauvages de la même espèce ont des ailes très développées et un vol assez puissant.

    Il me paraît inutile de multiplier ces exemples. Quant aux conditions inhérentes à la domestication qui exercent le plus d’action dans les transformations qui se produisent sous son influence, nous ne les connaissons qu’imparfaitement. Il est probable qu’en tête de ces conditions il faut faire figurer l’abondance plus ou moins grande et la nature de l’alimentation, la soustraction de l’animal aux accidents atmosphériques qu’il doit subir à l’état sauvage, la suppression des fatigues auxquelles il était condamné pour la recherche de sa nourriture. Les conditions spéciales dans lesquelles se trouve placé l’animal soumis à la domestication entraînent un fonctionnement plus actif de certains organes, et, au contraire, une diminution d’activité de certains autres, d’où résultent des modifications dans les caractères morphologiques, anatomiques et fonctionnels des organes.

  11. Les migrations volontaires ou involontaires des animaux et même des végétaux ont, en effet, joué un grand rôle dans la transformation des espèces. (Voyez De Lanessan, le Transformisme.)
  12. Mot d’une grande justesse.
  13. Cette remarque est très exacte.
  14. C’est une simple légende populaire.
  15. Explication enfantine.
  16. Pensée très exacte.
  17. Beaucoup de naturalistes admettent que le chien est un produit de transformation soit du chacal, soit du loup.
  18. Vue très juste [Note de Wikisource : à condition, comme on l’a dit, d’entendre par là que toutes les espèces ont un ancêtre commun avec l’une de ces espèces principales, non pas qu’elles descendent d’un individu de l’une de ces espèces]. Buffon est, on le voit, résolument partisan de la transformation des espèces. Les preuves qu’il en donne sont excellentes, et les causes qu’il lui attribue sont admises par tous les naturalistes modernes.
  19. Buffon démontre, dans les pages qui précèdent et dans celles qui suivent, qu’il avait vu les bases véritables d’une classification, aussi naturelle que possible, des êtres vivants ; c’est dans les rapports de filiation, de parenté, qu’il cherche les éléments de sa classification. Les naturalistes modernes n’agissent pas autrement.
  20. La question soulevée ici par Buffon est une des plus importantes parmi celles que discutent les zoologistes modernes. Elle peut être posée de la façon suivante : toutes les espèces animales et végétales ont-elles pris naissance dans un point unique du globe d’où elles se seraient répandues de proche en proche sur toutes parties de la terre, ou bien certaines espèces se sont-elles produites dans une région limitée tandis que d’autres naissaient sur des points différents ? En d’autres termes, faut-il admettre un seul ou plusieurs centres de formation des espèces animales ou végétales ? Linné professait la première opinion. Il s’était beaucoup préoccupé de mettre ses idées scientifiques d’accord avec les traditions bibliques. Il admettait que toutes les espèces animales recueillies par Noé dans son arche, avaient été déposées par lui sur le mont Ararat d’où elles s’étaient répandues dans toutes les régions du globe. Buffon entrevit la vérité ; l’observation attentive des caractères des animaux du nouveau monde comparés à ceux de l’ancien monde lui avait indiqué tellement de différences entre certains de ces êtres qu’il lui paraissait impossible d’admettre qu’ils eussent une origine commune. De là, à conclure que toutes les espèces propres au nouveau monde s’y étaient formées sur place, il n’y avait qu’un pas à faire. Buffon ne sut pas le franchir ; il n’admit cette formation sur place que pour une partie de ces espèces. Sous l’influence de la tradition biblique, il pensait que tous les animaux étaient originaires de l’ancien continent, ce qui le conduisit à supposer, avec raison d’ailleurs, que l’Amérique et l’Asie avaient, autrefois, communiqué l’une avec l’autre. Il admet donc que toutes les espèces du nouveau monde y sont venues à l’époque où il communiquait avec l’ancien ; mais parmi ces espèces il distingue celles qui ont des ressemblances marquées avec d’autres espèces de l’ancien monde, de celles qui n’ont nulle part leurs semblables. Il regarde les premières comme s’étant perfectionnées et différenciées sous l’influence du climat du nouveau monde, mais il est beaucoup plus embarrassé quand il s’agit d’expliquer l’origine des secondes, et il semble supposer qu’elles ont émigré vers le nouveau monde immédiatement après leur formation dans l’ancien. Il était bien plus simple de supposer qu’elles s’étaient formées sur place.

    Les nombreuses découvertes et observations faites depuis l’époque de Buffon ont montré que la solution de ces questions se trouve dans l’admission de plusieurs centres distincts de formation des espèces.

    Les centres admis aujourd’hui sont : 1o  la région néotropicale, comprenant l’Amérique du Sud, le Mexique et les Indes occidentales. Buffon fait remarquer avec raison que les mammifères de cette région sont tout à fait distincts de ceux de l’ancien monde. Citons les singes platyrrhiniens, les paresseux, les armadilles, les phylostomidés ou grandes chauve-souris qui sucent le sang des animaux, le capybara qui est le plus grand des rongeurs, etc. Dans la même région on trouve à l’état fossile des espèces éteintes des genres qui y sont actuellement représentés. Ce que nous venons de dire des quadrupèdes s’applique aux autres groupes d’animaux et aux plantes. Il importe toutefois de remarquer qu’on trouve moins de différences entre la faune fossile de cette région et celle de l’ancien monde qu’entre les deux faunes modernes. On a, par exemple, découvert dans les pampas de l’Amérique du Sud une espèce fossile de cheval, tandis qu’à l’époque de la découverte de l’Amérique par les Européens, il n’existait dans ce pays aucune espèce de cheval. On a également découvert une espèce fossile d’éléphant dans les montagnes du Pérou où cet animal fait absolument défaut depuis très longtemps. Ces faits permettent de supposer qu’à une époque reculée il y avait, ainsi que le pense Buffon, une communication entre l’Amérique et l’Europe. Plus tard, sans doute au début de la période géologique quaternaire, les deux continents ont été séparés l’un de l’autre, certaines espèces se sont éteintes dans le nouveau continent, tandis qu’elles ont survécu dans l’ancien et des espèces nouvelles se sont produites en Amérique sans se développer en Europe.

    La 2e  région admise par les naturalistes est la région néo-arctique. Elle s’étend, en Amérique, depuis le centre du plateau du Mexique jusqu’au pôle nord. Les espèces propres à cette région sont beaucoup moins caractéristiques que celles de la précédente et elles offrent d’autant plus de ressemblances avec celles de l’ancien continent qu’elles sont plus septentrionales. Il est permis d’en conclure que ces espèces se sont plus longtemps tenues en communication avec l’ancien monde que celles de l’Amérique du Sud. Celles-ci après avoir émigré dans le Sud sont demeurées tout à fait isolées du reste du monde ; se trouvant dans des conditions très spéciales, elles se sont transformées ou éteintes avec rapidité, et ont produit une faune plus caractéristique que celle du Nord, parce que celle-ci se trouvait dans des conditions climatériques plus analogues à celles du pays d’origine des souches d’où dérivaient ses espèces.

    La 3e  région, désignée sous le nom de paléo-arctique, comprend l’Europe et l’Asie septentrionale jusqu’au Japon et toute la partie de l’Afrique située au nord du désert de Sahara. Tous les êtres de cette région ont des caractères manifestes de parenté et ont aussi des rapports étroits avec les fossiles qu’on y trouve.

    La 4e  région, dite éthiopienne, comprend toute la partie de l’Afrique située au sud du désert de Sahara et l’île de Madagascar. « Cette partie de l’Afrique, dit Lyell, caractérisée comme elle l’est par une faune indigène particulière, constitue un fait qui se montre en parfait accord avec la théorie de Buffon relative aux barrières naturelles. Ici la barrière est à l’est, à l’ouest et au sud, la mer, au nord le désert de Sahara. L’île de Madagascar, elle-même, séparée à une époque ancienne du continent africain a vu se développer sur son sol un certain nombre d’espèces d’animaux et de végétaux qui lui sont propres, mais dont les souches doivent être cherchées sur le continent. »

    La 5e  région, ou région indienne, embrasse l’Asie méridionale et la moitié orientale de l’archipel malais. Un certain nombre de formes de cette région lui sont communes avec la région éthiopienne, ce qui établit une communication entre elles ; d’autres lui sont spéciales, notamment le musc, le gibbon, l’ours jongleur, etc. Il y a eu certainement des communications, à une époque relativement récente, entre la partie continentale de cette région et les îles de Java et de Bornéo, car on trouve dans ces dernières des espèces de mammifères qui ne peuvent pas y être arrivés à travers la mer. Le bœuf sauvage de Java, par exemple, se trouve dans la péninsule malaise. Peut-être pourrait-on supposer qu’il a été introduit dans l’île par l’homme ; mais Java et Bornéo possèdent un certain nombre d’espèces spéciales qui se sont évidemment produites sur place, par transformation d’espèces dont les souches existent sur le continent asiatique.

    La 6o  région, ou région australienne, est avec la région sud-américaine celle qui témoigne le mieux en faveur des centres distincts de formation d’espèces et des barrières naturelles admises par Buffon, et, après lui, par l’unanimité des savants modernes. Cette région comprend l’Australie, la Nouvelle-Guinée, les Moluques, les Célèbes, etc. Quoique la limite qui la sépare des îles Bornéo, de Java, de Sumatra et des Philippines ne soit établie que par un bras de mer relativement étroit, sa faune et sa flore se distinguent cependant très nettement de celles de ces îles, ce qui indique une séparation très ancienne. La région australienne est essentiellement caractérisée par la rareté des mammifères. Les seuls qu’on y trouve sont des marsupiaux, quelques rongeurs et quelques chauve-souris. Les mammifères fossiles y sont également fort rares et appartiennent à peu près exclusivement aux mêmes groupes. Ces faits indiquent, d’une part, que la séparation de cette région d’avec les continents asiatique, et américain est extrêmement reculée, d’autre part, que l’évolution du groupe mammifère s’y est trouvée arrêtée par des conditions particulières dont nous ignorons la nature, puisqu’elle n’a pas suivie la même marche que sur les continents. Découvrir la cause de ce dernier phénomène serait de la plus haute importance, mais cette recherche est entourée de tant de difficultés qu’il paraît difficile d’espérer qu’elle conduise à des résultats satisfaisants.

    Buffon avait compris toute l’importance qui s’attache au vaste problème de la géographie des êtres vivants ; il avait observé les longues migrations auxquelles ils se livrent ; il avait saisi la valeur des transformations qu’ils subissent sous l’influence des conditions nouvelles auxquelles ils se trouvent soumis à la suite de ces migrations ; enfin, il avait vu que toutes les espèces d’un point déterminé du globe affectent des caractères propres à la région qu’elles occupent ; il lui restait à admettre que toutes les espèces exclusivement propres à chaque région s’y sont formées sur place.