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Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Borax

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BORAX

Le borax[NdÉ 1] est un sel qui nous vient de l’Asie, et dont l’origine et même la fabrication ne nous sont pas bien connues : il paraît néanmoins que ce sel est formé ou du moins ébauché par la nature, et que les anciens Arabes, qui lui ont donné son nom, savaient le facturer et en faisaient un grand usage ; mais ils ne nous ont rien transmis de ce qu’ils pouvaient savoir sur sa formation dans le sein de la terre, et sur la manière de l’extraire et de le préparer ; les voyageurs modernes nous apprennent seulement que ce sel se trouve dans quelques provinces de la Perse[1], de la Tartarie méridionale[2] et dans quelques contrées des Indes orientales[3]. La meilleure relation est celle qui a été publiée par l’un de nos plus laborieux et savants naturalistes, M. Valmont de Bomare[4], par laquelle il paraît que ce sel se trouve dans des terres grasses et dans des pierres tendres, arrosées ou peut-être formées du dépôt des eaux qui découlent des montagnes à mines métalliques, ce qui semble indiquer que ce sel est en dissolution dans ces eaux, et que la terre grasse ou la pierre tendre ont été pénétrées de cette eau saline et minérale. On appelle tinkal ou borax brut la matière qu’on extrait de ces terres et pierres par la lessive et l’évaporation, et c’est sous cette forme et sous ce nom qu’on l’apporte en Europe, où l’on achève de le purifier.

Dans leur état de pureté, les cristaux du borax ressemblent à ceux de l’alun ; ils contiennent cependant moins d’eau et en exigent une plus grande quantité pour se dissoudre, et même ils ne se dissolvent bien que dans l’eau chaude. Au feu, ce sel se gonfle moins que l’alun, mais il s’y liquéfie et s’y calcine de même ; enfin il se convertit en une sorte de verre salin, qu’on préfère au borax même dans plusieurs usages, parce qu’étant dépouillé de toute humidité, il n’est point sujet à se boursoufler : ce verre de borax n’est ni dur ni dense, et il participe moins des qualités du verre que de celles du sel ; il se décompose à l’air, y devient farineux ; il se dissout dans l’eau, et donne par l’évaporation des cristaux tout semblables à ceux du borax ; ainsi ce sel, en se vitrifiant, loin de se dénaturer, ne fait que s’épurer davantage et acquérir des propriétés plus actives, car ce verre de borax est le plus puissant de tous les fondants, et lorsqu’on le mêle avec des terres de quelque qualité qu’elles soient, il les convertit toutes en verres solides et plus ou moins transparents, suivant la nature de ces terres.

Tout ceci paraît déjà nous indiquer que le borax contient une grande quantité d’alcali, et cela se prouve encore par l’effet des acides sur ce sel ; ils s’emparent de son alcali et forment des sels tout semblables à ceux qu’ils produisent en se combinant avec l’alcali minéral ou marin, et non seulement on peut enlever au borax son alcali par les acides vitriolique, nitreux et marin, mais aussi par les acides végétaux[5] ; ainsi la présence de l’alcali fixe dans le borax est parfaitement démontrée ; mais ce n’est cependant pas cet alcali seul qui constitue son essence saline, car, après en avoir séparé par les acides cet alcali, il reste un sel qui n’est lui-même ni acide ni alcali, et qu’on ne sait comment définir : M. Homberg, de l’Académie des sciences, est le premier qui en ait parlé ; il l’a nommé sel sédatif[NdÉ 2], et ce nom n’a rapport qu’à quelques propriétés calmantes que cet habile chimiste a cru lui reconnaître, mais on ignore encore quel est le principe salin de ce sel singulier ; et, comme sur les choses incertaines il est permis de faire des conjectures, et que j’ai ci-devant réduit tous les sels simples à trois sortes, savoir : les acides, les alcalis et les arsenicaux, il me semble qu’on peut soupçonner avec fondement que le sel sédatif a l’arsenic pour principe salin.

D’abord, il paraît certain que ce sel existe tout formé dans le borax et qu’il y est uni avec l’alcali, dont les acides ne font que le dégager, puisqu’en le combinant de nouveau avec l’alcali on en refait du borax. 2o Le sel sédatif n’est point un acide, et cependant il semble suppléer l’acide dans le borax, puisqu’il y est uni avec l’alcali : or, il n’y a dans la nature que l’arsenic qui puisse faire fonction d’acide avec les substances alcalines. 3o On obtient le sel sédatif du borax par sublimation, il s’élève et s’attache au haut des vaisseaux clos en filets déliés ou en lames minces, légères et brillantes, et c’est sous cette forme qu’on conserve ce sel. On peut aussi le retirer du borax par la simple cristallisation ; il paraît être aussi pur que celui qu’on obtient par la sublimation, car il est également brillant et aussi beau, il est seulement plus pesant, quoique toujours très léger ; et l’on ne peut s’empêcher d’admirer la légèreté de ce sel obtenu par sublimation : un gros, dit M. Macquer, suffit pour emplir un assez grand bocal. 4o C’est toujours par le moyen des acides qu’on retire le sel sédatif du borax, soit par sublimation ou par cristallisation ; et M. Baron, habile chimiste, de l’Académie des sciences, a bien prouvé qu’il ne se forme pas, comme on pourrait l’imaginer, par la combinaison actuelle de l’alcali avec les acides dont on se sert pour le retirer du borax : ainsi ce sel n’est certainement point un acide connu. 5o Les chimistes ont regardé ce sel comme simple, parce qu’il ne leur a pas été possible de le décomposer : il a résisté à toutes les épreuves qu’ils ont pu tenter, et il a conservé son essence sans altération. 6o Ce sel est non seulement le plus puissant fondant des substances terreuses, mais il produit le même effet sur les matières métalliques.

Ainsi, quoique le sel sédatif paraisse simple et qu’il le soit en effet plus que le borax, il est néanmoins composé de quelques substances salines et métalliques, si intimement unies que notre art ne peut les séparer, et je présume que ces substances peuvent être de l’arsenic et du cuivre, auquel on sait que l’arsenic adhère si fortement qu’on a grande peine à l’en séparer : ceci n’est qu’une conjecture, un soupçon ; mais, comme d’une part le borax ne se trouve que dans des terres ou des eaux chargées de parties métalliques, et particulièrement dans le voisinage des mines de cuivre en Perse ; et que d’autre part le sel sédatif n’est ni acide ni alcali, et qu’il a plusieurs propriétés semblables à celles de l’arsenic, et qu’enfin il n’y a de sels simples dans la nature que l’acide, l’alcali et l’arsenic, j’ai cru que ma conjecture était assez fondée pour la laisser paraître, en la soumettant néanmoins à toute critique, et particulièrement à l’arrêt irrévocable de l’expérience, qui la détruira ou la confirmera : je puis, en attendant, citer un fait qui paraît bien constaté : M. Cadet, l’un de nos savants chimistes, de l’Académie des sciences, a tiré du borax un culot de cuivre par des dissolutions et des filtrations réitérées, et ce seul fait suffit pour démontrer que le cuivre est une des substances dont le borax est composé ; mais il sera peut-être plus difficile d’y reconnaître l’arsenic.

Le sel sédatif est encore plus fusible, plus vitrifiable et plus vitrifiant que le borax, et cependant il est privé de son alcali, qui, comme l’on sait, est le sel le plus fondant et le plus nécessaire à la vitrification ; dès lors, ce sel sédatif contient donc une matière qui, sans être alcaline, a néanmoins la même propriété vitrifiante : or, je demande quelle peut être cette matière, si ce n’est de l’arsenic, qui seul a ces propriétés, et qui même peut fondre et vitrifier plusieurs substances que les alcalis ne peuvent vitrifier ?

Ce sel se dissout dans l’esprit-de-vin ; il donne à sa flamme une belle couleur verte, ce qui semble prouver encore qu’il est imprégné de quelques éléments métalliques, et particulièrement de ceux du cuivre ; il est vrai qu’en supposant ce sel composé d’arsenic et de cuivre, il faut encore admettre dans sa composition une terre vitrescible capable de saturer l’arsenic et d’envelopper le cuivre, car ce sel sédatif a très peu de saveur, et ses effets, au lieu d’être funestes comme ceux de l’arsenic et du cuivre, ne sont que doux et même salutaires ; mais ne trouve-t-on pas la même différence d’effets entre le sublimé corrosif et le mercure doux ? Un autre fait qui va encore à l’appui de ma conjecture, c’est que le borax fait pâlir la couleur de l’or, et l’on sait que l’arsenic le pâlit ou blanchit de même, mais on ne sait pas, et il faudrait l’essayer, si en jetant à plusieurs reprises une grande quantité de borax sur l’or en fusion il ne le rendrait pas cassant comme fait l’arsenic ; s’il produisait cet effet, on ne pourrait guère douter que le borax et le sel sédatif ne continssent de l’arsenic. Au reste, il faudrait faire de préférence cet essai sur le sel sédatif qui est débarrassé d’alcali, et qui a, comme le borax, la propriété de blanchir l’or. Enfin on peut comparer au borax le nitre fixé par l’arsenic, qui devient par ce mélange un très puissant fondant, et qu’on peut employer au lieu de borax pour opérer la vitrification ; tous ces rapports me semblent indiquer que l’arsenic fait partie du borax, mais qu’il adhère si fortement à la base métallique de ce sel qu’on ne peut l’en séparer.

Au reste, il n’est pas certain qu’on ne puisse tirer le sel sédatif que du seul borax, puisque M. Hoëffer assure que les eaux du lac Cherchiago, dans le territoire de Sienne, en Italie, en fournissent une quantité assez considérable, et cependant il ne dit pas que ces mêmes eaux fournissent du borax[6].

On apporte de Turquie, de Perse, du continent des Indes et même de l’île de Ceylan, du tinkal ou borax brut de deux sortes : l’un est mou et rougeâtre, et l’autre est ferme et gris ou verdâtre ; on leur enlève ces couleurs et l’onctuosité dont ils sont encore imprégnés en les purifiant. Autrefois, les Vénitiens étaient, et actuellement les Hollandais sont les seuls qui aient le secret de ce petit art, et les seuls aussi qui fassent le commerce de ce sel ; cependant on assure que les Anglais en tirent de plusieurs endroits des Indes, et qu’ils en achètent des Hollandais à Ceylan.

Le borax bien purifié doit être fort blanc et très léger ; on le falsifie souvent en le mêlant d’alun ; il porte alors une saveur styptique sur la langue, et, volume pour volume, il est bien moins léger que le borax pur, qui n’a d’ailleurs presque point de saveur, et dont les cristaux sont plus transparents que ceux de l’alun : on distingue donc à ces deux caractères sensibles le borax pur du borax mélangé.

La plus grande et la plus utile propriété du borax est de faciliter plus qu’aucun autre sel la fusion des métaux ; il en rassemble aussi les parties métalliques et les débarrasse des substances hétérogènes qui s’y trouvent mêlées, en les réduisant en scories qui nagent au-dessus du métal fondu ; il le défend aussi de l’action de l’air et du feu, parce qu’il forme lui-même un verre qui sert de bain au métal avec lequel il ne se confond ni ne se mêle ; et comme il en accélère et facilite la fusion, il diminue par conséquent la consommation des combustibles et le temps nécessaire à la fonte, car il ne faut qu’un feu modéré pour qu’il exerce son action fondante ; on s’en sert donc avec tout avantage pour souder les métaux, dont on peut par son moyen réunir les pièces les plus délicates sans les déformer ; il a éminemment cette utile propriété de réunir et souder ensemble tous les métaux durs et difficiles à fondre.

Quoiqu’à mon avis le borax contienne de l’arsenic, il est néanmoins autant ami des métaux que l’arsenic se montre leur ennemi : le borax les rend liants et fusibles et ne leur communique aucune des qualités de l’arsenic, qui, lorsqu’il est seul et nu, les aigrit et les corrode ; et d’ailleurs l’action du borax est subordonnée à l’art, au lieu que l’arsenic agit par sa propre activité, et se trouve répandu et produit par la nature dans presque tout le règne minéral ; et à cet égard l’arsenic comme sel devrait trouver ici sa place.

Nous avons dit que des trois grandes combinaisons salines de l’acide primitif ou aérien, la première s’est faite avec la terre vitreuse, et nous est représentée par l’acide vitriolique ; la seconde s’est opérée avec la terre calcaire, et a produit l’acide marin ; et la troisième avec la substance métallique a formé l’arsenic. L’excès de causticité qui le caractérise et ses autres propriétés semblent en effet tenir à la masse et à la densité de la base que nous lui assignons ; mais l’arsenic est un protée qui non seulement se montre sous la forme de sel, mais se produit aussi sous celle d’un régule métallique, et c’est à cause de cette propriété qu’on lui a donné le nom et le rang de demi-métal : ainsi nous remettons à en traiter à la suite les demi-métaux, dont il paraît être le dernier, quoique, par des traits presque aussi fortement marqués, il s’unisse et s’assimile aux sels.

Nous terminerons donc ici cette histoire naturelle des sels, peut-être déjà trop longue ; mais j’ai dû parler de toutes les matières salines que produit la nature, et je n’ai pu le faire sans entrer dans quelque discussion sur les principes salins, et sans exposer avec un peu de détail les différents effets des acides et des alcalis amenés par notre art à leur plus grand degré de pureté ; j’ai tâché d’exposer leurs propriétés essentielles, et je crois qu’on en aura des idées nettes, si l’on veut me lire sans préjugés : j’aurais encore plus excédé les bornes que je me suis prescrites, si je me fusse livré à comparer avec les sels produits par la nature tous ceux que la chimie a su former par ses combinaisons ; les sels sont, après le feu, les plus grands instruments de ce bel art, qui commence à devenir une science par sa réunion avec la physique.


Notes de Buffon
  1. Le borax est un sel minéral qui naît aux Indes orientales, en Perse, en Transylvanie ; après qu’il a été tiré de la terre, on le raffine peu à peu comme les autres sels, et il se condense en beaux morceaux blancs, nets, transparents, secs ; il se garde facilement sans s’humecter ; il a d’abord un goût un peu amer, après quoi il devint douceâtre : on s’en sert pour souder quelques métaux, et principalement l’or, ce qui l’a fait appeler chrysocolla ; il est aussi quelquefois employé dans la médecine comme un remède incisif et apéritif. Collection académique, partie française, t. II, p. 28.
  2. Le borax, dont les orfèvres se servent pour purifier l’or et l’argent, se trouve dans la montagne de la province de Purbet, sous le Razia Biberom, vers la grande Tartarie… Le borax vient de la rivière de Jankenckav, laquelle, en sortant de la montagne, entre dans la rivière de Maseroov, laquelle traverse toute la province, et produit cette drogue, qui croit au fond de l’eau comme le corail : les Guzarates l’appellent jankenckhav, et le gardent dans des bourses de peau de mouton, qu’ils remplissent d’huile pour le mieux conserver. Voyages de Mandeslo, suite d’Oléarius ; Paris, 1656, t. II, p. 250.
  3. Il n’y a point d’autres précautions à prendre, dans l’achat du borax qui se fait dans la province de Guzarate, que de voir s’il est bien blanc et bien transparent, de même que le salpêtre. Suite des Voyages de Tavernier ; Rouen, 1713, t. V, p. 184.
  4. On nous a écrit en 1754 d’Ispahan, dit M. de Bomare, que le borax brun, tel qu’on l’envoie en Europe, se retirait d’une terre sablonneuse ou d’une pierre tendre, grisâtre, grasse, que l’on trouve seulement en Perse et dans l’empire du grand Mogol, à Golconde et à Visapour, proche des torrents et au bas des montagnes, d’où il découle une eau mousseuse, laiteuse, un peu âcre et lixivielle. Ces pierres sont de différentes grosseurs ; on les expose à l’air, afin qu’elles subissent une sorte d’efflorescence, jusqu’à ce qu’elles paraissent rouges à leur superficie, quelquefois verdâtres, obscures et brunâtres ; c’est là ce qu’on appelle matrice de borax, borax gras, brut, et pierre de borax. Tantôt ce sel se retire d’une eau épaisse, que l’on trouve dans des fosses très profondes près d’une mine de cuivre de Perse : cette liqueur a l’œil verdâtre, et la saveur d’un sel fade ; on a soin de ramasser non seulement cette liqueur, mais encore la matière comme gélatineuse, qui la contient : on fait une espèce de lessive, tant de l’eau que de la terre graisseuse et des pierres dont nous venons de faire mention, jusqu’à ce qu’elles soient tout à fait insipides ; on mélange ensuite toutes les dissolutions chargées de borax ; on les fait évaporer à consistance requise ; puis on procède à la cristallisation, en versant la liqueur à demi refroidie dans des fosses enduites de glaise ou d’argile blanchâtre et recouvertes d’un chapeau enduit de la même matière ; on laisse ainsi la liqueur se cristalliser, et, au bout de trois mois environ, on trouve une couche de cristaux diffus, opaques, terreux, verdâtres et visqueux, d’un goût nauséabond, qui flottent dans une partie de la liqueur qui n’a point totalement cristallisé ; on les expose quelque temps à l’air, afin qu’ils sèchent un peu : c’est ce qu’on appelle borax gras de la première purification.

    On dissout de nouveau ce sel dans une quantité suffisante d’eau ; puis l’on donne quelques jours à la dissolution, pour que les particules les plus hétérogènes s’en séparent et se précipitent ; ensuite on la décante : on l’évapore et on la met à cristalliser dans une autre fosse que la première, mais également enduite d’argile grasse : après l’espace de deux mois, on trouve des cristaux plus purs, plus réguliers que les précédents ; ils sont demi-blancs, verdâtres, grisâtres, un peu transparents, cependant toujours couverts d’une substance grasse, dont on les dépouille facilement en Hollande. C’est en cet état qu’on apporte en Europe ces cristaux de la seconde purification, auxquels l’on donne improprement le nom de borax brut, ou borax de la première fonte. Minéralogie de M. de Bomare, t. Ier, p. 344 et 345.

  5. Voyez, sur ce sujet, les travaux de MM. Lémery, Geoffroy et Baron, dans les Mémoires de l’Académie des sciences.
  6. Voyez le Mémoire de M. Hoëffer, directeur de pharmacie du grand-duc de Toscane, imprimé à Florence en 1778.
Notes de l’éditeur
  1. Borate de soude.
  2. Acide borique.