Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le casse-noix

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 598-601).

LE CASSE-NOIX[1]

Cet oiseau[NdÉ 1] diffère des geais et des pies par la forme du bec, qu’il a plus droit, plus obtus et composé de deux pièces inégales ; il en diffère encore par l’instinct qui l’attache de préférence au séjour des hautes montagnes, et par son naturel moins défiant et moins rusé. Du reste, il a beaucoup de rapports avec ces deux espèces d’oiseaux, et la plupart des naturalistes, qui n’ont pas été gênés par leur méthode, n’ont pas fait difficulté de le placer entre les geais et les pies, et même avec les choucas[2], qui, comme on sait, ressemblent beaucoup aux pies ; mais on prétend qu’il est encore plus babillard que les uns et les autres.

M. Klein distingue deux variétés dans l’espèce du casse-noix[3] : l’une qui est mouchetée comme l’étourneau, qui a le bec anguleux et fort, la langue longue et fourchue, comme toutes les espèces de pies ; l’autre, qui est moins grosse, et dont le bec (car il ne dit rien du plumage) est plus menu, plus arrondi, composé de deux pièces inégales dont la supérieure est la plus longue, et qui a la langue divisée profondément, très courte et comme perdue dans le gosier[4].

Selon le même auteur, ces deux oiseaux mangent des noisettes ; mais le premier les casse, et l’autre les perce : tous deux se nourrissent encore de glands, de baies sauvages, de pignons qu’ils épluchent fort adroitement, et mêmes d’insectes ; enfin tous deux cachent, comme les geais, les pies et les choucas, ce qu’ils n’ont pu consommer[NdÉ 2].

Les casse-noix, sans avoir le plumage brillant, l’ont remarquable par ses mouchetures blanches et triangulaires qui sont répandues partout, excepté sur la tête. Ces mouchetures sont plus petites sur la partie supérieure, plus larges sur la poitrine ; elles font d’autant plus d’effet et sortent d’autant mieux qu’elles tranchent sur un fond brun.

Ces oiseaux se plaisent surtout, comme je l’ai dit ci-dessus, dans les pays montagneux. On en voit communément en Auvergne, en Savoie, en Lorraine, en Franche-Comté, en Suisse, dans le Bergamasque, en Autriche, sur les montagnes couvertes de forêts de sapins : on les retrouve jusqu’en Suède, mais seulement dans la partie méridionale de ce pays, et rarement au delà[5]. Le peuple d’Allemagne leur a donné les noms d’oiseaux de Turquie, d’Italie, d’Afrique ; et l’on sait que dans le langage du peuple ces noms signifient, non pas un oiseau venant réellement de ces contrées, mais un oiseau étranger dont on ignore le pays[6].

Quoique les casse-noix ne soient point oiseaux de passage, ils quittent quelquefois leurs montagnes pour se répandre dans les plaines : Frisch dit qu’on les voit de temps en temps arriver en troupe, avec d’autres oiseaux, en différents cantons de l’Allemagne, et toujours par préférence dans ceux où ils trouvent des sapins. Cependant, en 1754, il en passa de grandes volées en France, et notamment en Bourgogne, où il y a peu de sapins[7] : ils étaient si fatigués en arrivant qu’ils se laissaient prendre à la main. On en tua un la même année au mois d’octobre, près de Mostyn, en Flintshire[8], qu’on supposa venir d’Allemagne. Il faut remarquer que cette année avait été fort sèche et fort chaude, ce qui avait dû tarir la plupart des fontaines, et faire tort aux fruits dont les casse-noix font leur nourriture ordinaire ; et d’ailleurs, comme en arrivant ils paraissaient affamés, donnant en foule dans tous les pièges, se laissant prendre à tous les appâts, il est vraisemblable qu’ils avaient été contraints d’abandonner leurs retraites par le manque de subsistance.

Une des raisons qui les empêchent de rester et de se perpétuer dans les bons pays, c’est, dit-on, que, comme ils causent un grand préjudice aux forêts en perçant les gros arbres à la manière des pics, les propriétaires leur font une guerre continuelle[9], de manière qu’une partie est bientôt détruite, et que l’autre est obligée de se réfugier dans des forêts escarpées où il n’y a point de garde-bois.

Cette habitude de percer les arbres n’est pas le seul trait de ressemblance qu’ils ont avec les pics ; ils nichent aussi, comme eux, dans des trous d’arbres, et peut-être dans des trous qu’ils ont faits eux-mêmes ; car ils ont, comme les pics, les pennes du milieu de la queue usées par le bout[10], ce qui suppose qu’ils grimpent aussi comme eux sur les arbres : en sorte que si on voulait conserver au casse-noix la place qui paraît lui avoir été marquée par la nature, ce serait entre les pics et les geais ; et il est singulier que Willughby lui ait donné précisément cette place dans son Ornithologie, quoique la description qu’il en a faite n’indique aucun rapport entre cet oiseau et les pics.

Il a l’iris couleur de noisette, le bec, les pieds et les ongles noirs[11], les narines rondes, ombragées par de petites plumes blanchâtres, étroites, peu flexibles, et dirigées en avant ; les pennes des ailes et de la queue noirâtres, sans mouchetures, mais seulement la plupart terminées de blanc, et non sans quelques variétés dans les différents individus et dans les différentes descriptions[12] : ce qui semble confirmer l’opinion de M. Klein sur les deux races ou variétés qu’il admet dans l’espèce des casse-noix.

On ne trouve dans les écrivains d’histoire naturelle aucuns détails sur leur ponte, leur incubation, l’éducation de leurs petits, la durée de leur vie… ; c’est qu’ils habitent, comme nous avons vu, des lieux inaccessibles où ils sont, où ils seront longtemps inconnus, et d’autant plus en sûreté, d’autant plus heureux.


Notes de Buffon
  1. C’est le casse-noix de M. Brisson, t. II, p. 59.
  2. Gesner, De Avibus, p. 244. — Turner, ibid. — Klein, Ordo avium, p. 61. — Willughby, Ornithologie, p. 90. — Linnæus, Systema naturæ, édit. X, p. 106. — Frisch, pl. 56.
  3. Ordo avium, p. 61.
  4. Selon Willughby, la langue ne paraît pas pouvoir s’avancer plus loin que les coins de la bouche, le bec étant fermé, parce que dans cette situation la cavité du palais qui correspond ordinairement à la langue se trouve remplie par une arête saillante de la mâchoire intérieure, laquelle correspond ici à cette cavité : il ajoute que le fond du palais et les bords de sa fente ou fissure sont hérissés de petites pointes.
  5. « Habitat in Smolandia, rarior alibi. » Fauna suecica, p. 26, no 75. — Gerini remarque qu’on n’en voit point en Toscane. Storia degli Uccelli, t. II, p. 45.
  6. Frisch, planche 56.
  7. Un habile ornithologiste de la ville de Sarrebourg (M. le docteur Lottinger}, qui connaît très bien les oiseaux de la Lorraine, et à qui je dois plusieurs faits concernant leurs mœurs, leurs habitudes et leurs passages : je me ferai un devoir de le citer pour toutes les observations qui lui seront propres ; et ce que je dis ici pourra suppléer aux citations omises) m’apprend qu’en cette même année, 1754, il passa en Lorraine des volées de casse-noix si nombreuses, que les bois et les campagnes en étaient remplis ; leur séjour dura tout le mois d’octobre, et la faim les avait tellement affaiblis qu’ils se laissaient approcher et tuer à coups de bâton. Le même observateur ajoute que ces oiseaux ont reparu en 1763, mais en beaucoup plus petit nombre, que leur passage se fait toujours en automne, et qu’ils mettent ordinairement entre chaque passage un intervalle de six à neuf années : ce qui doit se restreindre à la Lorraine, car en France, et particulièrement en Bourgogne, les passages des casse-noix sont beaucoup plus éloignés.
  8. British Zoology, p. 78.
  9. Salerne, Histoire des oiseaux, p. 99.
  10. « Intermediis apice detritis. » Linn., Syst. nat., édit. X, p. 106.
  11. « Digitis, ut in picâ glandariâ, variis articulis flexibilibus », ajoute Schwenckfeld, p. 310 ; mais nous avons vu ci-dessus que les geais n’ont pas aux doigts un plus grand nombre d’articulations que les autres oiseaux.
  12. Voyez Gesner, Schwenckfeld, Aldrovande, Willughby, Brisson, etc., mais ne consultez Rzaczynski qu’avec précaution, car il confond perpétuellement le cocothraustes avec le caryocatactes. Auctuarium, p. 399.
Notes de l’éditeur
  1. Le Casse-noix (Nucifraga caryocatactes [Note de Wikisource : actuellement Nucifraga caryocatactes Linnæus, vulgairement cassenoix moucheté]) appartient, comme les oiseaux précédents, à la famille des Corvidés. Les Nucifraga se distinguent par un bec long, offrant une arête inférieure très marquée.
  2. Le Casse-noix accumule dans son œsophage de véritables provisions. M. de Sinéty a observé qu’à la fin de juillet et pendant le mois d’août il descend régulièrement des régions neigeuses des montagnes de la Suisse et s’approche des lacs et des villages où croissent des noisetiers. Il dépouille les noisettes des bractées foliacées qui entourent le fruit, puis introduit ce dernier dans son œsophage sans casser l’enveloppe ligneuse. Il accumule ainsi dans son œsophage jusqu’à une douzaine de noisettes, après quoi il remonte dans la région dont il fait son séjour habituel. Indépendamment de son œsophage, qui est très dilatable, le Casse-noix possède un organe spécial qui lui sert de garde-manger. « Cet organe, dit M. de Sinéty, est un sac à parois très minces, ouvert immédiatement au-dessous du muscle peaucier, dans l’angle des deux branches de la mâchoire inférieure où il occupe le triangle situé entre ces deux branches. Ce sac, entièrement dilatable, est situé au devant du cou, où il fait saillie des trois quarts à gauche de la ligne médiane. Sa longueur est environ des deux tiers de la longueur du cou de l’oiseau. »