Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le vautour à aigrette

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LE VAUTOUR À AIGRETTE

Ce vautour[NdÉ 1], qui est moins grand que les trois premiers, l’est cependant encore assez pour être mis au nombre des grands vautours : nous ne pouvons en rien dire de mieux que ce qu’en a dit Gessner[1], qui de tous les naturalistes est le seul qui ait vu plusieurs de ces oiseaux. Le vautour, dit-il, que les Allemands appellent hasengeier (vautour aux lièvres), a le bec noir et crochu par le bout, de vilains yeux, le corps grand et fort, les ailes larges, la queue longue et droite ; le plumage d’un roux noirâtre, les pieds jaunes. Lorsqu’il est en repos, à terre ou perché, il redresse les plumes de la tête qui lui font alors comme deux cornes, que l’on n’aperçoit plus quand il vole. Il a près de six pieds de vol ou d’envergure ; il marche bien et fait des pas de quinze pouces d’étendue : il poursuit les oiseaux de toute espèce et il en fait sa proie ; il chasse aussi les lièvres, les lapins, les jeunes renards et les petits faons, et n’épargne pas même le poisson ; il est d’une telle férocité qu’on ne peut l’apprivoiser ; non seulement il poursuit sa proie au vol en s’élançant du sommet d’un arbre ou de quelque rocher élevé, mais encore à la course ; il vole avec grand bruit : il niche dans les forêts épaisses et désertes sur les arbres les plus élevés ; il mange la chair, les entrailles des animaux vivants, et même les cadavres : quoique très vorace il peut supporter l’abstinence pendant quatorze jours. On prit deux de ces oiseaux en Alsace au mois de janvier 1513, et l’année suivante on en trouva d’autres dans un nid qui était construit sur un gros chêne très élevé, à quelque distance de la ville de Misen.

Tous les grands vautours, c’est-à-dire le percnoptère, le griffon, le vautour proprement dit, et le vautour à aigrette, ne produisent qu’en petit nombre et une seule fois l’année. Aristote dit qu’ordinairement ils ne pondent qu’un œuf ou deux[2] : ils font leurs nids dans des lieux si hauts et d’un accès si difficile qu’il est très rare d’en trouver ; ce n’est que dans les montagnes élevées et désertes que l’on doit les chercher[3] ; les vautours habitent ces lieux de préférence pendant toute la belle saison, et ce n’est que quand les neiges et les glaces commencent à couvrir ces sommets de montagnes qu’on les voit descendre dans les plaines et voyager en hiver du côté des pays chauds ; car il paraît que les vautours craignent plus le froid que la plupart des aigles ; ils sont moins communs dans le Nord ; il semblerait même qu’il n’y en a point du tout en Suède ni dans les pays au delà ; puisque M. Linnæus, dans l’énumération qu’il fait de tous les oiseaux de la Suède[4], ne fait aucune mention des vautours : cependant nous parlerons dans l’article suivant d’un vautour qu’on nous a envoyé de Norvège, mais cela n’empêche pas qu’ils ne soient plus nombreux dans les climats chauds, en Égypte[5], en Arabie, dans les îles de l’Archipel et dans plusieurs autres provinces de l’Afrique et de l’Asie : on y fait même grand usage de la peau des vautours ; le cuir en est presque aussi épais que celui d’un chevreau, il est recouvert d’un duvet très fin, très serré et très chaud, et l’on en fait d’excellentes fourrures[6].

Au reste, il me paraît que le vautour noir[NdÉ 2] que Belon dit être commun en Égypte, est de la même espèce que le vautour proprement dit, qu’il appelle vautour cendré, et qu’on ne doit pas les séparer comme l’ont fait quelques naturalistes[7], puisque Belon lui-même, qui est le seul qui les ait indiqués, ne les sépare pas, et parle des cendrés et des noirs comme faisant tous deux l’espèce du grand vautour, ou vautour proprement dit ; en sorte qu’il est probable qu’il en existe en effet de noirs, et d’autres qui sont cendrés, mais que nous n’avons pas vus. Il en est du vautour noir comme de l’aigle noir, qui tous deux sont de l’espèce commune du vautour ou de l’aigle. Aristote a eu raison de dire que le genre du grand vautour était multiforme, puisque ce genre est en effet composé des trois espèces du griffon, du grand vautour et du vautour à aigrette, sans y comprendre le percnoptère, qu’Aristote avait cru devoir séparer des vautours et associer aux aigles. Il n’en est pas de même du petit vautour dont nous allons parler, et qui ne me paraît faire qu’une seule espèce en Europe ; ainsi ce philosophe a eu encore raison de dire que le genre du grand vautour était plus multiforme, c’est-à-dire contenait plus d’espèces que celui du petit vautour.


Notes de Buffon
  1. Gessner, Avi., p. 782.
  2. « Rupibus inaccessis parit, neque locorum plurium incola avis hæc est, edit non plus quam unum aut duo complurimum. » Arist., Hist. anim., lib. ix, cap. ii.
  3. En général, les vautours et les aigles qui habitent les îles et les autres terres voisines de la mer ne bâtissent pas leurs nids sur des arbres, mais contre des rochers escarpés et dans des lieux inaccessibles, de sorte qu’on ne peut les voir que de la mer lorsqu’on est sur un vaisseau. Voyez les Observations de Belon, depuis la page 10 jusqu’à 14. — Dapper dit la même chose et ajoute que, quand on veut prendre leurs petits ou leurs œufs, on attache une longue corde à un gros pieu profondément enfoncé et bien affermi en terre au haut de la montagne, et qu’un homme se laisse glisser le long de la corde, en descendant jusqu’au nid de l’oiseau, dans une corbeille où il met les petits et les œufs, et qu’ensuite on le tire en haut avec sa prise. Voyez Description des îles de l’Archipel, par Dapper, p. 460.
  4. Linn., Fauna Suecica, p. 16 et seq. usque ad p. 24.
  5. Étant en Égypte et ès plaines de l’Arabie déserte, avons observé que les vautours y sont fréquents et grands. Belon, Hist. nat. des Oiseaux, p. 84.
  6. Les paysans de Crète et les autres qui habitent les montagnes de divers pays, en Égypte et dans l’Arabie Déserte, s’étudient de prendre les vautours en diverses manières ; ils les écorchent et vendent les peaux aux pelletiers… Leur peau est quasi aussi épaisse que celle d’un chevreau… Les pelletiers savent tirer les plus grosses plumes de la peau des vautours, laissant le duvet qui est au-dessous, et ainsi la corroyent faisant pelisses qui valent grande somme d’argent ; mais en France s’en servent le plus à faire pièces à mettre sur l’estomac… Qui serait au Caire et irait voir les marchandises qui sont exposées en vente, trouverait des vêtements de fine soie fourrés de peaux de vautours, tant de noirs que de blancs. id., ibid., p. 83 et 84. — Il y a une grande quantité de vautours dans l’île de Chypre ; ces oiseaux sont de la grosseur d’un cygne, fort semblables à l’aigle en ce que leurs ailes et leur dos sont couverts de mêmes plumes ; leur cou est plein de duvet, doux comme la plus fine fourrure, et toute leur peau en est si couverte que les insulaires la portent sur la poitrine et devant leur estomac pour aider à la digestion : ces oiseaux ont une touffe de plumes au-dessous du cou ; leurs jambes sont grosses et fortes… Ils ne vivent que de charognes et ils s’en remplissent si fort qu’ils en dévorent en une fois autant qu’il leur en faut pour quinze jours… Et lorsqu’ils sont ainsi remplis ils ne peuvent s’élever de terre facilement ; c’est alors qu’on les tire et tue fort à l’aise ; ils sont même alors quelquefois si pesants qu’on les prend avec des chiens ou qu’on les tue à coups de pierres et de bâtons. Description de l’Archipel, par Dapper, p. 50.
  7. Le vautour noir. Brisson, t. I, p. 457.
Notes de l’éditeur
  1. Le vautour à aigrette de Buffon est un animal très douteux. Ce n’est peut être qu’une variété d’aigle.
  2. Variété du Vultur cinereus Gmel. [Note de Wikisource : c’est-à-dire du grand vautour ou vautour moine, cf. article précédent].