Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction/0

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome Ip. 51-54).

BUFFON, SON ŒUVRE, SES IDÉES ET LE DÉVELOPPEMENT DES SCIENCES NATURELLES DEPUIS SON ÉPOQUE


L’entreprise scientifique de Buffon était aussi vaste que son génie. Il la poursuivit pendant quarante années avec une ardeur qui n’avait d’égale que sa passion de la gloire. Sous le titre d’Histoire naturelle générale et particulière, il se proposait d’étudier « tous les objets que nous présente l’univers », non seulement dans leur ensemble et en décrivant les grands groupes entre lesquels les savants les ont plus ou moins arbitrairement distribués, mais encore en scrutant les caractères extérieurs et l’organisation de chacun d’entre eux, afin de déterminer les rapports qu’ils ont les uns avec les autres. Il ne se faisait d’ailleurs aucune illusion sur l’immensité de la tache à laquelle, parvenu déjà à l’âge de quarante ans, il allait consacrer le reste de sa vie. Les premières lignes qu’il écrit nous en fournissent le témoignage. « L’histoire naturelle, prise dans toute son étendue, dit-il[1], est une histoire immense ; elle embrasse tous les objets que nous présente l’univers. Cette multitude prodigieuse de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’insectes, de plantes, de minéraux, etc., offre à la curiosité de l’esprit humain un vaste spectacle, dont l’ensemble est si grand qu’il paraît et qu’il est en effet inépuisable dans les détails. Une seule partie de l’histoire naturelle, comme l’histoire des insectes ou l’histoire des plantes, suffit pour occuper plusieurs hommes ; et les plus habiles observateurs n’ont donné, après un travail de plusieurs années, que des ébauches assez imparfaites des objets trop multipliés que présentent ces branches particulières de l’histoire naturelle auxquelles ils s’étaient uniquement attachés. » S’il a vu la grandeur de l’entreprise, il en a également compris les difficultés. « Le premier obstacle, dit-il[2], qui se présente dans l’étude de l’histoire naturelle vient de cette grande multitude d’objets ; mais la variété de ces mêmes objets et la difficulté de rassembler les productions divers des différents climats forment un autre obstacle à l’avancement de nos connaissances, qui paraît invincible, et qu’en effet le travail seul ne peut surmonter ; ce n’est qu’à force de temps, de soins, de dépenses, et souvent par des hasards heureux, qu’on peut se procurer des individus bien conservés de chaque espèce d’animaux, de plantes ou de minéraux, et former une collection bien rangée de tous les ouvrages de la nature.

« Mais lorsqu’on est parvenu à rassembler des échantillons de tout ce qui peuple l’univers, lorsque après bien des peines on a mis dans un même lieu des modèles de tout ce qui se trouve répandu avec profusion sur la terre, et qu’on jette pour la première fois les yeux sur ce magasin rempli de choses diverses, nouvelles et étrangères, la première sensation qui en résulte est un étonnement mêlé d’admiration, et la première réflexion qui suit est un retour humiliant sur nous-mêmes. On ne s’imagine pas qu’on puisse avec le temps parvenir au point de reconnaître tous ces différents objets, qu’on puisse parvenir non seulement à les reconnaître par la forme, mais encore à savoir tout ce qui a rapport à la naissance, la production, l’organisation, les usages, en un mot à l’histoire de chaque chose en particulier : cependant, en se familiarisant avec ces mêmes objets, en les voyant souvent, et, pour ainsi dire, sans dessein, ils forment peu à peu des impressions durables, qui bientôt se lient dans notre esprit par des rapports fixes et invariables ; et de là nous nous élevons à des vues plus générales, par lesquelles nous pouvons embrasser à la fois plusieurs objets différents ; et c’est alors qu’on est en état d’étudier avec ordre, de réfléchir avec fruit, et de se frayer des routes, pour arriver à des découvertes utiles. »

Quelles que fussent l’étendue et les difficultés du travail auquel Buffon allait se livrer, il était mieux placé que personne pour en mener à bonne fin, sinon la totalité, du moins une grande partie. À l’époque où Louis XV lui confia la surintendance du Jardin du Roi, les collections de minéraux, de végétaux et d’animaux réunies dans cet établissement n’étaient encore, il est vrai, que peu importantes, si on les compare à celles que renferme aujourd’hui le Muséum ; elles n’en avaient pas moins une grande valeur et elles devaient en acquérir rapidement une plus considérable encore, entre les mains d’un homme que sa grande fortune et ses relations avec tous les personnages officiels de la France et de l’étranger mettaient en mesure de récompenser de façons très diverses les personnes dont il sollicitait le concours. Il ne tarda donc pas à avoir entre les mains le « magasin de choses diverses » sans lequel le travail le plus opiniâtre eût été impuissant.

Buffon comprenait la nécessité de commencer l’étude de la nature par l’histoire particulière de chacun des êtres et des objets innombrables qu’elle offre à notre examen ; mais il n’était pas homme à s’attarder longtemps dans les études minutieuses, longues et patientes qu’exige l’observation directe des détails. Il n’ignorait pas que dans toute science l’analyse est indispensable, mais il n’avait pas l’esprit analytique. Aussi ne tarda-t-il pas à abandonner à des collaborateurs « l’histoire naturelle particulière », tandis qu’armé de leurs recherches il méditait sur les « rapports fixes et invariables » des choses et « s’élevait à ces vues plus générales par lesquelles nous pouvons embrasser à la fois plusieurs objets différents, réfléchir avec fruit et nous frayer des routes pour arriver à des connaissances utiles. »

Le premier, il indique la nécessité de joindre à la description des caractères extérieurs des animaux celle de leur organisation interne, et fonde l’anatomie comparée, mais il abandonne à Daubenton le soin de mettre en pratique cette conception nouvelle. Il aime à peindre, dans un style aussi riche en couleurs que fidèle par le trait, les formes, les caractères et les mœurs des oiseaux et des mammifères dont il fait l’objet de ses études ; ses descriptions sont si exactes et si belles qu’il serait impossible de les mieux faire ; il jouit de l’immense succès qu’elles obtiennent ; il est sensible à la popularité qu’elles lui procurent ; mais il se lasse vite de la précision analytique qu’elles lui imposent. À propos des oiseaux, il écrit au président de Brosses[3], quelque temps après la mort de sa femme : « Personne n’a été plus malheureux deux ans de suite : l’étude seule a été ma ressource, et, comme mon cœur et ma tête étaient trop malades pour pouvoir m’appliquer à des choses difficiles, je me suis amusé à caresser des oiseaux. » Dès que son esprit est plus calme et plus apte à s’occuper « de choses difficiles », il cesse de caresser des oiseaux ; « j’ai assez de travailler sur des plumes, » écrit-il, et il s’estime heureux d’abandonner cette partie de son œuvre à Guéneau de Montbelliard et à l’abbé Bexon, pour se livrer à l’étude des minéraux. Quoique ces objets soient plus difficiles, il leur donne la préférence parce que leur étude est « plus analogue à son goût par les belles découvertes et les grandes vues dont elle est susceptible ».

L’expérimentation elle-même, après l’avoir séduit par les nouveautés qu’elle l’avaient mis en mesure de découvrir, le fatigue par les soins minutieux qu’elle exige. La grande réputation que lui valurent ses observations microscopiques sur les éléments de la génération, ses expériences sur les miroirs ardents, sur la production des métis, sur les fers, les fontes et les aciers, fut elle-même impuissante, malgré son amour très légitime de la célébrité, à le retenir devant le microscope ou le foyer de la forge. Esprit éminemment synthétique, il aime le travail, mais non le travail d’analyse, ce labor improbus de l’observateur et de l’expérimentateur qui, après une vie consumée en des efforts incessants et opiniâtres, ne laissent à la postérité que quelques faits souvent contestés, toujours perdus dans les larges flots de la science qu’ils ont le rôle modeste de grossir.

Ce qu’il faut chercher dans l’œuvre scientifique de Buffon, ce n’est pas le fait particulier, c’est la mise en œuvre, par son puissant et hardi génie, des faits découverts par ses prédécesseurs, ses contemporains et ses collaborateurs, c’est la synthèse et non l’analyse, ce sont surtout ces « vues de l’esprit », ces hypothèses et ces systèmes que les esprits étroits dédaignent, ne les pouvant embrasser, que les intelligences médiocres sont impuissantes à concevoir, que les cerveaux légers bâtissent sur le sable, mais avec lesquels les génies de haut vol, les Leucippe, les Démocrite, les Épicure, les Lucrèce, les Descartes, les Buffon, les Lamarck, illuminent leur siècle, et qu’ils transmettent, flambeaux lumineux, aux générations suivantes, pour éclairer leur marche vers la vérité.

Il n’y a pour ainsi dire pas une seule question relative à l’organisation, à l’évolution et aux fonctions des diverses formes de la matière inanimée ou vivante qui n’ait fourni à Buffon l’objet de quelque conception prophétique. Le premier, faisant sortir la terre et les autres planètes du soleil, il assigne une origine commune à toutes les parties de notre système solaire. Le premier, il rejette la croyance traditionnelle aux brusques révolutions du globe terrestre, à laquelle Cuvier devait plus tard revenir, et montre que toutes les transformations dont la terre a été le siège se sont produites sous l’influence d’actions qui se font encore sentir de nos jours ; il formule ainsi, par la synthèse hardie d’un petit nombre de faits, la « théorie des causes actuelles », qu’admettent aujourd’hui presque tous les géologues. Le premier encore il trace les grandes lignes de la doctrine du transformisme ; il établit que les espèces se transforment sous l’influence du climat, de la nourriture et des autres agents extérieurs, et ne forment que des séries gigantesques de chaînons, dont l’homme doit se résigner à n’être que le plus parfait. Il n’est pas jusqu’à la théorie de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle que son puissant génie n’ait devinée, cent ans avant Darwin, et formulée en termes assez nets pour qu’on lui en doive attribuer la paternité. Quant à la sélection artificielle, nul, sans en excepter Darwin, ne l’a mieux comprise et plus exactement dépeinte que lui.

Il y a loin de ce Buffon éclairé par la science moderne, grandi par les découvertes que ses successeurs ont accumulées, de ce Buffon trouvant la solution de la plupart des grands problèmes posés par l’étude de la nature, traçant, avec la hardiesse d’un génie qu’aucune borne ne limite, l’histoire de l’évolution de la terre, des minéraux qui la forment et des êtres vivants qui la peuplent ; il y a loin, dis-je, de ce Buffon créateur de la science à celui que nos maîtres nous ont accoutumés à ne considérer que comme un styliste habile, un « grand phrasier », disait d’Alembert, n’ayant d’autre préoccupation que d’aiguiser de sa main aristocratiquement enveloppée de manchettes la plume qui écrivit l’histoire pompeuse du cheval et du lion.




  1. De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle, t. Ier, p. 1.
  2. Ibid., t. Ier, p. 2.
  3. Le 29 septembre 1769. Voyez la Correspondance.