Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction/5

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome Ip. 311-367).



V

LA MATIÈRE VIVANTE ET LES ÊTRES VIVANTS. IDÉES DE BUFFON. IDÉES MODERNES.


Tous les corps dont nous venons de parler, depuis l’éther jusqu’aux matières albuminoïdes, ne possèdent que des propriétés d’ordre physique et chimique ; ils ne vivent pas. Mais il y a dans l’univers d’autres corps qui semblent être doués, en outre, de propriétés spéciales, auxquelles on donne l’épithète de biologiques. On dit de ces corps qu’ils sont vivants.

J’ai à peine besoin de rappeler que l’on a, de tout temps, établi entre ces deux sortes de corps un abîme si profond et si large que la plupart des philosophes et même des naturalistes l’ont considéré comme infranchissable.

Idées de Buffon. Voyons ce qu’en pensait Buffon. Le savant naturaliste réagit manifestement contre les idées répandues à son époque sur ce sujet. Il cherche les relations qui peuvent exister entre les êtres vivants et la matière brute. Il admet une sorte de matière intermédiaire formée de « molécules organiques et vivantes », indestructibles comme les molécules de la matière brute, s’associant à ces dernières pour comparer le corps des végétaux et des animaux, redevenant libres après la mort de ces êtres et servant à en constituer de nouveaux. Enfin, il considère la vie comme une propriété physique de la matière.

« Ces erreurs où l’on pouvait tomber, écrit-il[1], en comparant la forme des plantes à celle des animaux, ne porteront jamais que sur un petit nombre de sujets qui sont la mesure entre les deux ; et plus on fera d’observations plus on se convaincra qu’entre les animaux et les végétaux le Créateur n’a pas mis un terme fixe ; que ces deux genres d’êtres organisés ont beaucoup plus de propriétés communes que de différences réelles ;… qu’enfin le vivant et l’animé, au lieu d’être un degré métaphysique des êtres, est une propriété physique de la matière. »

Dans son mémoire sur la génération, après avoir parlé des spermatozoïdes des animaux, il émet l’opinion que non seulement les spermatozoïdes, mais encore les « corps mouvants qui se trouvent dans la chair infusée des animaux et dans les graines et les autres parties infusées des plantes », c’est-à-dire les infusoires des zoologistes modernes, sont des êtres intermédiaires à la fois aux animaux, aux végétaux et aux minéraux. C’est là une grave erreur, incontestablement, mais elle montre combien Buffon était préoccupé par l’idée de rattacher toutes les formes de la matière les unes aux autres.

Je crois utile de reproduire les pages magnifiques, à plus d’un égard, qu’il écrit à ce propos ; elles montreront quelle puissance de divination il y avait dans ce hardi génie[2]. « On me demandera sans doute pourquoi je ne veux pas que ces corps mouvants (les spermatozoïdes) qu’on trouve dans les liqueurs séminales soient des animaux, puisque tous ceux qui les ont observés les ont regardés comme tels, et que Leeuwenhoek et les autres observateurs s’accordent à les appeler animaux, qu’il ne paraît même pas qu’ils aient eu le moindre doute, le moindre scrupule sur cela. On pourrait me dire aussi qu’on ne conçoit pas trop ce que c’est que des parties organiques vivantes, à moins que de les regarder comme des animalcules, et que de supposer qu’un animal composé de petits animaux est à peu près la même chose que de dire qu’un être organisé est composé de parties organiques vivantes. Je vais tâcher de répondre à ces questions d’une manière satisfaisante.

» Il est vrai que presque tous les observateurs se sont accordés à regarder comme des animaux les corps mouvants des liqueurs séminales, et qu’il n’y a guère que ceux qui, comme Verheyen, ne les avaient pas observées avec de bons microscopes, qui ont cru que le mouvement qu’on voyait dans ces liqueurs pouvait provenir des esprits de la semence qu’ils supposaient être en grande agitation ; mais il n’est pas moins certain, tant par mes observations que par celles de M. Needham sur la semence du calmar, que ces corps en mouvement des liqueurs séminales sont des êtres plus simples et moins organisés que les animaux.

» Le mot animal, dans l’acception où nous le prenons ordinairement, représente une idée générale, formée des idées particulières qu’on s’est faites de quelques animaux particuliers : toutes les idées générales renferment des idées différentes qui approchent ou diffèrent plus ou moins les unes des autres, et par conséquent aucune idée générale ne peut être exacte ni précise ; l’idée générale que nous nous sommes formée de l’animal sera, si vous voulez, prise principalement de l’idée particulière du chien, du cheval et d’autres bêtes qui nous paraissent avoir de l’intelligence, de la volonté, qui semblent se déterminer et se mouvoir suivant cette volonté, et qui de plus sont composées de chair et de sang, qui cherchent et prennent leur nourriture, qui ont des sens, des sexes et la faculté de se reproduire. Nous joignons donc ensemble une grande quantité d’idées particulières, lorsque nous nous formons l’idée générale que nous exprimons par le mot animal, et l’on doit observer que dans le grand nombre de ces idées particulières, il n’y en a pas une qui constitue l’essence de l’idée générale ; car il y a, de l’aveu de tout le monde, des animaux qui paraissent n’avoir aucune intelligence, aucune volonté, aucun mouvement progressif ; il y en a qui n’ont ni chair ni sang, et qui ne paraissent qu’une glaire congelée, il y en a qui ne peuvent chercher leur nourriture et qui ne la reçoivent que de l’élément qu’ils habitent ; enfin il y en a qui n’ont point de sens, pas même celui du toucher, au moins à un degré qui nous soit sensible ; il y en a qui n’ont point de sexes, ou qui les ont tous deux, et il ne reste de général à l’animal que ce qui lui est commun avec le végétal, c’est-à-dire la faculté de se reproduire. C’est donc du tout ensemble qu’est composée l’idée générale, et ce tout étant composé de parties différentes, il y a nécessairement entre ces parties des degrés et des nuances ; un insecte, dans ce sens, est quelque chose de moins animal qu’un chien ; une huître est encore moins animale qu’un insecte ; une ortie de mer, ou un polype d’eau douce, l’est encore moins qu’une huître ; et comme la nature va par nuances insensibles, nous devons trouver des êtres qui sont encore moins animaux qu’une ortie de mer ou un polype. Nos idées générales ne sont que des méthodes artificielles que nous nous sommes formées pour rassembler une grande quantité d’objets dans le même point de vue, et elles ont comme les méthodes artificielles dont nous avons parlé (Discours I), le défaut de ne pouvoir jamais tout comprendre ; elles sont de même opposées à la marche de la nature, qui se fait uniformément, insensiblement et toujours particulièrement : en sorte que c’est pour vouloir comprendre un trop grand nombre d’idées particulières dans un seul mot, que nous n’avons plus une idée claire de ce que ce mot signifie, parce que ce mot étant reçu, on s’imagine que ce mot est une ligne qu’on peut tirer entre les productions de la nature, que tout ce qui est au-dessus de cette ligne est en effet animal, et que tout ce qui est au-dessous ne peut être que végétal, autre mot aussi général que le premier, qu’on emploie de même comme une ligne de séparation entre les corps organisés et les corps bruts. Mais, comme nous l’avons déjà dit plus d’une fois, ces lignes de séparation n’existent point dans la nature : il y a des êtres qui ne sont ni animaux, ni végétaux, ni minéraux, et qu’on tenterait vainement de rapporter aux uns ou aux autres : par exemple, lorsque M. Trembley, cet auteur célèbre de la découverte des animaux qui se multiplient par chacune de leurs parties détachées, coupées ou séparées, observa pour la première fois le polype de la lentille d’eau, combien employa-t-il de temps pour reconnaître si ce polype était un animal ou une plante ! et combien n’eut-il pas sur cela de doutes et d’incertitudes ! C’est qu’en effet le polype de la lentille n’est peut-être ni l’un ni l’autre, et que tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il approche un peu plus de l’animal que du végétal ; et comme on veut absolument que tout être vivant soit un animal ou une plante, on croirait n’avoir pas bien connu un être organisé, si on ne le rapportait pas à l’un ou l’autre de ces noms généraux, tandis qu’il doit y avoir, et qu’en effet il y a une grande quantité d’êtres organisés qui ne sont ni l’un ni l’autre. Les corps mouvants que l’on trouve dans les liqueurs séminales, dans la chair infusée des animaux et dans les graines et les autres parties infusées des plantes, sont de cette espèce ; on ne peut pas dire que ce soient des animaux, on ne peut pas dire que ce soient des végétaux, et assurément on dira encore moins que ce sont des minéraux.

» On peut donc assurer, sans crainte de trop avancer, que la grande division des productions de la nature en animaux, végétaux et minéraux, ne contient pas tous les êtres matériels ; il existe, comme on vient de le voir, des corps organisés qui ne sont pas compris dans cette division. Nous avons dit que la marche de la nature se fait par des degrés nuancés et souvent imperceptibles ; aussi passe-t-elle, par des nuances insensibles, de l’animal au végétal ; mais du végétal au minéral le passage est brusque, et cette loi de n’aller que par degrés nuancés paraît se démentir. Cela m’a fait soupçonner qu’en examinant de près la nature, on viendrait à découvrir des êtres intermédiaires, des corps organisés qui, sans avoir, par exemple, la puissance de se reproduire comme les animaux et les végétaux, auraient cependant une espèce de vie et de mouvement d’autres êtres qui, sans être des animaux ou des végétaux, pourraient bien entrer dans la constitution des uns et des autres ; et enfin d’autres êtres qui ne seraient que le premier assemblage des molécules organiques dont j’ai parlé dans les chapitres précédents. »

Les « particules organiques » de Buffon. Dans son Discours sur la figuration des minéraux[3], il développe cette idée que certaines substances minérales, dont il fait sa troisième classe des minéraux, sont mélangées de particules organiques « toujours actives », provenant des animaux et des végétaux morts. Il donne aux minéraux qui contiennent ces particules organiques le nom de « matière ductile ». Cette dernière, « pénétrée et travaillée dans les trois dimensions » par l’attraction et la chaleur, prend la forme d’un « germe organisé » qui n’aura plus qu’à se développer dans les trois dimensions, c’est-à-dire en longueur, en largeur et en profondeur, pour devenir un végétal ou un animal. Quant aux molécules organiques, il admet qu’elles proviennent de la transformation de certaines portions de la « matière brute ». L’animal et le végétal sont formés non seulement de molécules organiques, mais encore « d’une petite portion de matière ductile » ; après la mort, celle-ci retourne à la masse brute de l’univers, tandis que les molécules organiques servent à former d’autres êtres vivants. Je crois utile de citer ses propres paroles :

« La troisième classe contient les substances calcinables, les terres végétales, et toutes les matières formées du détriment et des dépouilles des animaux et des végétaux, par l’action ou l’intermède de l’eau, dont les grandes masses sont les rochers et les bancs des marbres, des pierres calcaires, des craies, des plâtres, et la couche universelle de terre végétale qui couvre la surface du globe, ainsi que les couches particulières de tourbes, de bois fossiles et de charbons de terre qui se trouvent dans son intérieur.

» C’est surtout dans cette troisième classe que se voient tous les degrés et toutes les nuances qui remplissent l’intervalle entre la matière brute et les substances organisées ; et cette matière intermédiaire, pour ainsi dire mi-partie de brut et d’organique, sert également aux productions de la nature active dans les deux empires de la vie et de la mort ; car comme la terre végétale et toutes les substances calcinables contiennent beaucoup plus de parties organiques que les autres matières produites ou dénaturées par le feu, ces parties organiques, toujours actives, ont fait de fortes impressions sur la matière brute et passive, elles en ont travaillé toutes les surfaces et quelquefois pénétré l’épaisseur ; l’eau développe, délaie, entraîne et dépose ces éléments organiques sur les matières brutes : aussi la plupart des minéraux figurés ne doivent leurs différentes formes qu’au mélange et aux combinaisons de cette matière active avec l’eau qui lui sert de véhicule. Les productions de la nature organisée qui, dans l’état de vie et de végétation, représentent sa force et font l’ornement de la terre, sont encore, après la mort, ce qu’il y a de plus noble dans la nature brute ; les détriments des animaux et des végétaux conservent des molécules organiques actives qui communiquent à cette matière passive les premiers traits de l’organisation en lui donnant la forme extérieure. Tout minéral figuré a été travaillé par ces molécules organiques, provenant du détriment des êtres organisés ou par les premières molécules organiques existant avant leur formation : ainsi les minéraux figurés tiennent tous de près ou de loin à la nature organisée ; et il n’y a de matières entièrement brutes que celles qui ne portent aucun trait de figuration, car l’organisation a, comme toute autre qualité de la matière, ses degrés et ses nuances dont les caractères les plus généraux, les plus distincts et les résultats les plus évidents, sont la vie dans les animaux, la végétation dans les plantes et la figuration dans les minéraux.

» Le grand et premier instrument avec lequel la nature opère toutes ses merveilles est cette force universelle, constante et pénétrante dont elle anime chaque atome de matière en leur imprimant une tendance mutuelle à se rapprocher et s’unir ; son autre grand moyen est la chaleur, et cette seconde force tend à séparer tout ce que la première a réuni ; néanmoins elle lui est subordonnée, car l’élément du feu, comme toute autre matière, est soumis à la puissance générale de la force attractive : celle-ci est d’ailleurs également répartie dans les substances organisées comme dans les matières brutes ; elle est toujours proportionnelle à la masse, toujours présente, sans cesse active ; elle peut travailler la matière dans les trois dimensions à la fois, dès qu’elle est aidée de la chaleur, parce qu’il n’y a pas un point qu’elle ne pénètre à tout instant, et que par conséquent la chaleur ne puisse étendre et développer dès qu’elle se trouve dans la proportion qu’exige l’état des matières sur lesquelles elle opère : ainsi par la combinaison de ces deux forces actives, la matière ductile, pénétrée et travaillée dans tous ses points, et par conséquent dans les trois dimensions à la fois, prend la forme d’un germe organisé qui bientôt deviendra vivant ou végétant par la continuité de son développement et de son extension proportionnelle en longueur, largeur et profondeur. »

En réalité, la seule différence que Buffon établisse entre les minéraux de sa troisième classe réside dans la proportion de « molécules organiques » qu’ils contiennent. C’est uniquement parce que les matières minérales de cette catégorie contiennent moins de « molécules organiques » que les corps vivants, qu’elles ne jouissent pas des mêmes propriétés que ces derniers. Si le minéral ne se reproduit pas de lui-même, c’est « parce qu’il n’a point de molécules organiques superflues qui puissent être renvoyées pour la reproduction »[4]. Si le minéral ne s’accroît que par juxtaposition (ce qui, disons-le en passant, n’est pas tout à fait exact), tandis que l’animal et le végétal se nourrissent et s’accroissent par intussusception, c’est parce que dans les minéraux le travail d’accroissement n’est accompli que « par un petit nombre de molécules organiques qui, se trouvant surchargées de la matière brute, ne peuvent en arranger que les parties superficielles, sans en pénétrer l’intérieur, pour en disposer le fond, et par conséquent sans pouvoir animer cette masse minérale d’une vie animale ou végétative »[5]. Mais la forme des minéraux, leur « figuration », pour me servir du terme employé par Buffon, est déterminée par les molécules organiques qu’ils renferment. « Les prismes du cristal, les rhombes des spaths calcaires, les cubes du sel marin, les aiguilles du nitre, etc., et toutes les figures anguleuses, régulières ou irrégulières des minéraux, sont tracées par le mouvement des molécules organiques, et particulièrement par les molécules qui proviennent du résidu des animaux et végétaux dans les matières calcaires, et dans celles de la couche universelle de terre végétale qui couvre la superficie du globe ; c’est donc à ces matières mêlées d’organique et de brut que l’on doit rapporter l’origine primitive des minéraux figurés.

» Ainsi toute décomposition, tout détriment de matière animale ou végétale, sert non seulement à la nutrition, au développement et à la reproduction des êtres organisés ; mais cette même matière active opère encore comme cause efficiente la figuration des minéraux : elle seule par son activité différemment dirigée, suivant les résistances de la matière inerte, peut donner la figure aux parties constituantes de chaque minéral, et il ne faut qu’un très petit nombre de molécules organiques pour imprimer cette trace superficielle d’organisation dans le minéral, dont elles ne peuvent travailler l’intérieur ; et c’est par cette raison que ces corps étant toujours bruts dans leur substance, ils ne peuvent croître par la nutrition comme les êtres organisés, dont l’intérieur est actif dans tous les points de la masse, et qu’ils n’ont que la faculté d’augmenter de volume par une simple agrégation superficielle de leurs parties. »

Le « moule intérieur » de Buffon. Quant à la forme des animaux et des végétaux, Buffon l’attribue à ce qu’il appelle le « moule intérieur ». « Le germe de l’animal ou du végétal étant, dit-il[6], formé par la réunion des molécules organiques avec une petite portion de matière ductile, ce moule intérieur, une fois donné et bientôt développé par la nutrition, suffit pour communiquer son empreinte, et rendre sa même force à perpétuité par toutes les voies de la reproduction et de la génération, au lieu que, dans le minéral, il n’y a point de germe, point de moule intérieur capable de se développer par la nutrition, ni de transmettre sa forme par la reproduction. »

Les commentateurs de Buffon ont beaucoup raillé son « moule intérieur », sans doute parce qu’ils ont pris ce terme avec sa signification grammaticale. Il est bien manifeste, d’après le passage ci-dessus, que sous la plume de Buffon il indique la forme de l’espèce animale ou végétale, l’ensemble des caractères qui se transmettent par la reproduction et qui se développent en même temps que l’animal ou le végétal, grâce à la nutrition. Mais Buffon est dans l’erreur quand il refuse ce « moule intérieur » aux corps non vivants, aux minéraux. Chaque espèce de minéral présente, en effet, comme les espèces animales et végétales, un ensemble de caractères morphologiques, chimiques, physiques, etc.. absolument constants. Ainsi, le sel marin cristallise toujours en cube, et les cubes s’accolent toujours les uns aux autres, de manière à former des pyramides quadrangulaires, creuses à l’intérieur et à parois formant des gradins, tandis que le sulfate de soude cristallise toujours en prismes allongés, à quatre pans, terminés par des pyramides. Nous montrerons plus bas que le minéral ou, pour parler comme Buffon, le « moule intérieur » de chaque minéral est susceptible de s’accroître par des procédés assez analogues à la nutrition des animaux et des végétaux.

Résumé des idées de Buffon sur l’origine de la matière vivante. En résumé, Buffon admet que certaines parties de la matière brute se sont transformées en molécules organiques, que celles-ci forment par leur alliance avec la matière brute la matière ductile, et que le corps des animaux et des végétaux est formé par l’agrégation de molécules organiques unies à une petite partie de matière ductile. Cette dernière établit donc une transition entre la matière brute et la matière vivante. Il nous reste à examiner de quelle façon il explique l’accroissement des animaux et des végétaux, et leur perpétuation.

Le développement des êtres vivants d’après Buffon. Les pages qu’il a écrites sur la première de ces questions figurent parmi les plus remarquables de son œuvre. Dans son chapitre relatif à la nutrition et au développement[7], il montre que le développement des animaux et des végétaux est dû à la pénétration, par intussusception, dans toutes les parties de leur organisme, des matériaux fournis par la nutrition ; mais il se trompe, quand il ajoute que les seuls matériaux qui soient susceptibles de servir à cet accroissement sont les molécules organiques contenues dans les aliments.

« Le corps d’un animal, dit-il[8], est une espèce de moule intérieur[9], dans lequel la matière qui sert à son accroissement se modèle et s’assimile au total ; de manière que, sans qu’il arrive aucun changement à l’ordre et à la proportion des parties, il en résulte cependant une augmentation dans chaque partie prise séparément, et c’est par cette augmentation de volume qu’on appelle développement, parce qu’on a cru en rendre raison en disant que l’animal étant formé en petit comme il l’est en grand, il n’était pas difficile de concevoir que ses parties se développaient à mesure qu’une matière accessoire venait augmenter proportionnellement chacune de ses parties. Ce qui prouve que ce développement ne peut pas se faire, comme on se le persuade ordinairement, par la seule addition aux surfaces, et qu’au contraire il s’opère par une susception intime et qui pénètre la masse, c’est que dans la partie qui se développe, le volume et la masse augmentent proportionnellement et sans changer de forme ; dès lors il est nécessaire que la matière qui sert à ce développement pénètre, par quelque voie que ce puisse être, l’intérieur de la partie et la pénètre dans toutes les dimensions, et cependant il est, en même temps, tout aussi nécessaire que cette pénétration de substance se fasse dans un certain ordre et avec une certaine mesure, telle qu’il n’arrive pas plus de substance à un point de l’intérieur qu’à un autre point, sans quoi certaines parties du tout se développeraient plus vite que d’autres, et dès lors la forme serait altérée. » Insistant ici sur son « moule intérieur », il ajoute : « Or, que peut-il y avoir qui prescrive, en effet, à la matière accessoire cette règle, et qui la contraigne à arriver également et proportionnellement à tous les points de l’intérieur, si ce n’est le moule intérieur ? » Il nous montre ensuite le « moule intérieur » s’accroissant par intussusception de la matière venue du dehors.

« Il nous paraît donc certain, dit-il, que le corps de l’animal ou du végétal est un moule intérieur qui a une forme constante, mais dont la masse et le volume peuvent augmenter proportionnellement et que l’accroissement, ou, si l’on veut, le développement de l’animal ou du végétal, ne se fait que par l’extension de ce moule dans toutes ses dimensions extérieures et intérieures, que cette extension se fait par l’intussusception d’une matière accessoire et étrangère qui pénètre dans l’intérieur, qui devient semblable à la forme et identique avec la matière du moule. »

Il se demande ensuite « de quelle nature est cette matière que l’animal ou le végétal assimile à sa substance ? Quelle peut être la force ou la puissance qui donne à cette matière l’activité et le mouvement nécessaires pour qu’elle pénètre le moule intérieur ? » Et il ajoute : « S’il existe une telle puissance, ne serait-ce pas par une puissance semblable que le moule intérieur lui-même pourrait être reproduit ? »

À la première question, il répond : « Nous ferons voir qu’il existe dans la nature une infinité de parties organiques vivantes, que les êtres organisés sont composés de ces parties organiques, que leur production ne coûte rien à la nature, puisque leur existence est constante et invariable, que les causes de destruction ne font que les séparer sans les détruire : ainsi, la matière que l’animal ou le végétal assimile à sa substance est une matière organique qui est de la même nature que celle de l’animal ou du végétal, laquelle par conséquent peut augmenter la masse et le volume sans en changer la forme et sans altérer la qualité de la matière du moule puisqu’elle est en effet de la même forme et de la même qualité que celle qui le constitue ; ainsi dans la quantité d’aliments que l’animal prend pour soutenir sa vie et pour entretenir le jeu de ses organes, et dans la sève que le végétal tire par ses racines et par ses feuilles, il y en a une grande partie qu’il rejette par la transpiration, les sécrétions et les autres voies excrétoires, et il n’y en a qu’une petite portion qui sert à la nourriture intime des parties et à leur développement : il est très vraisemblable qu’il se fait dans le corps de l’animal ou du végétal une séparation des parties brutes de la matière des aliments et des parties organiques, que les premières sont emportées par les causes dont nous venons de parler, qu’il n’y a que les parties organiques qui restent dans le corps de l’animal ou du végétal, et que la distribution s’en fait au moyen de quelque puissance active qui les porte à toutes les parties dans une proportion exacte, et telle qu’il n’en arrive ni plus ni moins qu’il ne faut pour que la nutrition, l’accroissement ou le développement se fasse d’une manière à peu près égale. »

J’ai à peine besoin de faire remarquer combien est erronée la réponse que fait Buffon à la première question. Il est entraîné dans l’erreur par sa théorie des « molécules vivantes », théorie elle-même inspirée par les préjugés des savants de cette époque, qui ne pouvaient concevoir rien de commun entre la matière morte et la matière, vivante, mais rendue excusable par l’ignorance dans laquelle on se trouvait alors de toutes les questions résolues depuis un siècle par la chimie. Certes, si Buffon avait connu les innombrables et incessantes transformations que les corps organiques subissent sous l’influence des causes, en apparence les plus minimes ; s’il avait su avec quelle facilité l’albumine, par exemple, se modifie sous l’influence d’une augmentation ou d’une diminution de calorique, sous celle d’un acide ou d’une base même très dilués, etc. ; s’il avait su, par quelle série de transformations les corps ternaires les plus connus, l’alcool, l’amidon, le sucre, sont susceptibles de passer ; il aurait laissé de côté ses inutiles et embarrassantes « molécules organiques », et il n’aurait pas manqué de nous montrer les aliments pris par l’animal se transformant en principes chimiques analogues à ceux qui composent son organisme.

Diderot se montrait plus hardi que son compatriote, lorsqu’il écrivait dans son Entretien entre d’Alembert et Diderot[10] cette merveilleuse page où il montre le marbre d’une statue de Falconnet, brisée et réduite en poudre dans un mortier, puis semée sur le sol, se transformant en humus, celui-ci devenant fève ou pois, et le légume se faisant chair, en servant à l’alimentation de l’homme. — D’Alembert : « Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’humus et la statue, entre le marbre et la chair » ; et Diderot de répondre : « Assez peu. On fait du marbre avec de la chair et de la chair avec du marbre… Je prends la statue que vous voyez et je la mets dans un mortier, et… lorsque le bloc de marbre est réduit en une poudre impalpable, je mêle cette poudre à l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j’arrose le mélange ; je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s’est transformé en une matière homogène, ou humus, savez-vous ce que je fais ? J’y sème des pois, des fèves, des choux. Les plantes se nourrissent de la terre et je me nourris des plantes. » D’Alembert réplique : « Vrai ou faux, j’aime ce passage du marbre à l’humus, de l’humus au règne végétal et du règne végétal au règne animal, à la chair. »

La solution que le hardi philosophe avait entrevue dans ce dialogue si humoristique, il était réservé à la science moderne de la formuler. C’est à elle qu’il appartenait de démontrer l’exactitude de ce mot en apparence si paradoxal : « avec du marbre on fait de la chair. » Que faut-il pour cela ? Qu’un végétal vert croisse au soleil, dans un terrain formé de quelques sels minéraux suffisamment azotés. Ce végétal empruntant au sol, par ses racines, de l’eau et de l’azote, tandis que ses feuilles puiseront dans l’atmosphère de l’acide carbonique, il se produira dans ses cellules vertes une série de combinaisons de l’azote avec le carbone, l’oxygène et l’hydrogène, desquelles résultera finalement une matière vivante, le protoplasma végétal. Qu’un animal dévore la plante ainsi produite par la combinaison de matériaux purement inorganiques, et il y trouvera tous les éléments nécessaires à la formation des cellules, des tissus, des organes si multiples de son corps. Je ne veux pas m’attarder plus longtemps sur cette question, qui m’entraînerait beaucoup trop loin, si je voulais la traiter avec les détails qu’elle comporte ; je reviens à Buffon.

La deuxième question relative à la nutrition et au développement des êtres vivants qu’il a posée est la suivante : « Quelle peut être la puissance active qui fait que la matière organique pénètre le moule intérieur et se joint, ou plutôt s’incorpore intimement avec lui ? » La réponse qu’il y fait est très curieuse[11] : « Il paraît, par ce que nous avons dit dans le chapitre précédent, qu’il existe dans la nature, des forces, comme celle de la pesanteur, qui sont relatives à l’intérieur de la matière, et qui n’ont aucun rapport avec les qualités extérieures des corps, mais qui agissent sur les parties les plus intimes et qui les pénètrent dans tous les points ; ces forces, comme nous l’avons prouvé, ne pourront jamais tomber sous nos sens, parce que leur action se faisant sur l’intérieur des corps, et nos sens ne pouvant nous représenter que ce qui se fait à l’extérieur, elles ne sont pas du genre des choses que nous puissions apercevoir ; il faudrait pour cela que nos yeux, au lieu de nous représenter les surfaces, fussent organisés de façon à nous représenter les masses des corps, et que notre vue pût pénétrer dans leur structure et dans la composition intime de la matière ; il est donc évident que nous n’aurons jamais d’idée nette de ces forces pénétrantes, ni de la manière dont elles agissent ; mais en même temps il n’est pas moins certain qu’elles existent, que c’est par leur moyen que se produisent la plus grande partie des effets de la nature, et qu’on doit en particulier leur attribuer l’effet de la nutrition et du développement, puisque nous sommes assurés qu’il ne se peut faire qu’au moyen de la pénétration intime du moule intérieur ; car de la même façon que la force de la pesanteur pénètre à l’intérieur de toute matière, de même la force qui pousse ou qui attire les parties organiques de la nourriture pénètre aussi dans l’intérieur des corps organisés et les y fait entrer par son action ; et comme ces corps ont une certaine forme que nous avons appelée le moule intérieur, les parties organiques, poussées par l’action de la force pénétrante, ne peuvent y pénétrer que dans un certain ordre relatif à cette forme, ce qui, par conséquent, ne la peut pas changer, mais seulement en augmenter toutes les dimensions, tant extérieures qu’intérieures, et produire ainsi l’accroissement des corps organisés et leur développement. »

Dégagée des longues périphrases qui l’obscurcissent, la pensée de Buffon peut être résumée de la façon suivante : « Il existe dans les organismes vivants une force très analogue à la pesanteur qui détermine la pénétration des matériaux venus du dehors entre les molécules préexistantes du corps de l’animal et qui provoque ainsi l’accroissement du corps. »

La nutrition et le développement sont des phénomènes mécaniques. Cette opinion est très remarquable en ce qu’elle explique les phénomènes d’assimilation et d’accroissement consécutif qui se produisent chez les êtres vivants aux phénomènes purement physiques dont la matière inorganique est le siège. Pour moderniser, en quelque sorte, l’opinion de Buffon, il suffit de remplacer sa prétendue force par les mouvements moléculaires dont nous avons si longuement parlé plus haut, mouvements auxquels, dans le cas actuel, les physiciens et les chimistes ont donné des noms spéciaux : l’endosmose et l’affinité, et qu’ils ont voulu considérer comme des forces spéciales. Qu’est-ce que l’endosmose ? simplement le fait par lequel les molécules d’un liquide traversent une membrane animale ou végétale ; or ce fait est très facile à expliquer si l’on admet que les atomes pondérables sont en mouvement incessant de rotation et de translation et qu’ils sont séparés les uns des autres par des espaces remplis d’éther. Rappelons-nous que les atomes pondérables des gaz et des liquides sont doués d’un mouvement de translation très énergique, et nous comprendrons qu’ils puissent aisément traverser les corps solides. Par là aussi s’explique la pénétration des atomes des aliments ou de leurs produits de transformation jusque dans la profondeur des tissus et dans la cavité des cellules. Quant à l’affinité chimique, nous savons qu’elle a sa cause, comme la pesanteur, dans la pression que l’éther exerce sur les atomes pondérables. À l’aide de ces deux sortes de mouvements, endosmose et affinité, nous expliquons sans difficulté tous les faits d’assimilation et d’accroissement qu’offrent les êtres vivants.

La reproduction d’après Buffon. Je passe à la troisième question. Celle-ci est relative à la reproduction des êtres vivants. Buffon se demande si la puissance qui détermine l’accroissement du « moule intérieur », c’est-à-dire l’accroissement de l’animal sans changement dans la forme, ne préside pas également à la perpétuation de cette forme dans l’acte de la reproduction. Il répond : « Non seulement c’est une puissance semblable, mais il paraît que c’est la même puissance qui cause le développement et la reproduction. » Expliquant sa pensée, il ajoute une hypothèse nouvelle à celles qu’il a déjà imaginées : il suppose qu’il y a dans le corps des animaux « quelque partie semblable au tout » virtuellement, sans doute, capable, en se développant, de « devenir elle-même un corps organisé tout semblable à celui dont elle fait actuellement partie ». Il ajoute : « Cette partie, dont la forme intérieure et extérieure est semblable à celle du corps entier, ne se développant que comme partie dans ce premier développement, elle ne présentera pas à nos yeux une figure sensible que nous puissions comparer actuellement avec le corps entier ; mais si on la sépare de ce corps et qu’elle trouve de la nourriture, elle commencera à se développer comme corps entier et nous offrira bientôt une forme semblable tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, et deviendra par ce second développement un être de la même espèce que le corps dont elle aura été séparée ; ainsi dans les saules et les polypes, comme il y a plus de parties organiques semblables au tout que d’autres parties, chaque morceau de saule ou de polype qu’on retranche du corps entier devient un saule ou un polype par ce second développement. »

La dernière phrase de cette citation montre par quelle filière d’idées Buffon était parvenu à concevoir son hypothèse des « parties organiques semblables au tout ». Il a remarqué que tout rameau de saule mis en terre reproduit un saule semblable à celui dont on l’a détaché ; il a appris par les expériences célèbres de Trembley qu’une portion du corps d’un polype d’eau douce peut se développer en un animal semblable au premier ; il en conclut que les animaux et les végétaux contiennent des parties ayant virtuellement toutes les qualités de l’organisme entier ; mais, sachant fort bien que tous les êtres ne se reproduisent pas avec la même facilité ; que de la patte d’un hanneton ou d’un chien, par exemple, ne peut naître ni un hanneton ni un chien, tandis que toute branche d’un saule peut donner un saule ; il admet que les « parties semblables au tout » sont d’autant plus nombreuses que l’organisme est plus simple. « Un corps organisé, dit-il, dont toutes les parties seraient semblables à lui-même, est un corps dont l’organisation est la plus simple de toutes, car ce n’est que la répétition de la même forme et une composition de figures semblables toutes organisées de même, et c’est par cette raison que les corps les plus simples, les espèces les plus imparfaites sont celles qui se reproduisent le plus aisément et le plus abondamment ; au lieu que si un corps organisé ne contient que quelques parties semblables à lui-même, alors il n’y a que ces parties qui puissent arriver au second développement, et par conséquent la reproduction ne sera ni aussi facile ni aussi abondante dans ces espèces qu’elle l’est dans celles dont toutes les parties sont semblables au tout ; mais aussi l’organisation de ces corps sera plus composée que celle des corps dont toutes les parties sont semblables, parce que le corps entier sera composé de parties, à la vérité toutes organiques, mais différemment organisées, et plus il y aura dans le corps organisé de parties différentes du tout, et différentes entre elles, plus l’organisation de ce corps sera parfaite et plus la reproduction sera difficile. »

Je montrerai tout à l’heure quelle idée profonde était en germe dans l’hypothèse, en apparence fantaisiste, que je viens de reproduire. Mais auparavant je veux laisser exposer par Buffon lui-même la solution d’une question qui se pose naturellement en face de son hypothèse : d’où viennent ces parties semblables au tout ? Il résume d’abord sa manière de voir : « Se nourrir, se développer et se reproduire, dit-il[12], sont donc les effets d’une seule et même cause ; le corps organisé se nourrit par les parties des aliments qui sont analogues, il se développe par la susception intime des parties organiques qui lui conviennent, et il se reproduit parce qu’il contient quelques parties organiques qui lui ressemblent. » Puis il ajoute : « Il reste maintenant à examiner si ces parties organiques, qui lui ressemblent, sont venues dans le corps organisé par la nourriture, ou bien si elles y étaient auparavant. Si nous supposons qu’elles y étaient auparavant, nous retombons dans le progrès à l’infini des parties ou germes semblables contenus les uns dans les autres, et nous avons fait voir l’insuffisance et les difficultés de cette hypothèse ; ainsi nous pensons que les parties semblables au tout arrivent au corps organisé par la nourriture, et il nous paraît qu’on peut, après ce qui a été dit, concevoir la manière dont elles arrivent et dont les molécules organiques qui doivent les former peuvent se réunir.

« Il se fait, comme nous l’avons dit, une séparation de parties dans la nourriture : celles qui ne sont pas organiques, et qui par conséquent ne sont point analogues à l’animal ou au végétal, sont rejetées hors du corps organisé par la transpiration et par les autres voies excrétoires ; celles qui sont organiques restent et servent au développement et à la nourriture du corps organisé ; mais dans ces parties organiques il doit y avoir beaucoup de variété, et des espèces de parties organiques très différentes les unes des autres ; et comme chaque partie du corps organisé reçoit les espèces qui lui conviennent le mieux, et dans un nombre et une proportion assez égale, il est très naturel d’imaginer que le superflu de cette matière organique qui ne peut pas pénétrer les parties du corps organisé, parce qu’elles ont reçu tout ce qu’elles pouvaient recevoir, que ce superflu, dis-je, soit renvoyé de toutes les parties du corps dans un ou plusieurs endroits communs, où toutes ces molécules organiques se trouvant réunies, elles forment de petits corps organisés semblables au premier, et auxquels il ne manque que les moyens de se développer ; car toutes les parties du corps organisé renvoyant des parties organiques, semblables à celles dont elles sont elles-mêmes composées, il est nécessaire que de la réunion de toutes ces parties il résulte un corps organisé semblable au premier : cela étant entendu, ne peut-on pas dire que c’est par cette raison que, dans le temps de l’accroissement et du développement, les corps organisés ne peuvent encore produire ou ne produisent que peu parce que les parties qui se développent absorbent la quantité entière des molécules organiques qui leur sont propres, et que n’y ayant point de parties superflues, il n’y en a point de renvoyées de chaque partie du corps, et par conséquent il n’y a encore aucune reproduction. »

Rien de plus simple, on le voit, que la théorie de Buffon en ce qui concerne la multiplication des organismes qui se reproduisent sans le secours des sexes. Des molécules organiques contenues dans les aliments s’incorporent par intussusception aux diverses parties de l’organisme, c’est la nutrition ; celles de ces molécules qui ne sont pas utilisées pour la nutrition, sont renvoyées dans « une ou plusieurs parties du corps où elles se rassemblent et se réunissent ; elles forment par leur réunion un ou plusieurs petits corps organisés entièrement semblables à celui dont elles font désormais partie, que ce soit un oignon ou un puceron ; lorsque ces petits corps organisés sont formés, il ne leur manque plus que les moyens de se développer, ce qui se fait dès qu’ils se trouvent à portée de la nourriture : les petits pucerons sortent du corps de leur père et la cherchent sur les feuilles des plantes ; on sépare de l’oignon son caïeu et il la trouve dans le sein de la terre[13]. »

Mais, ajoute Buffon, comment appliquerons-nous ce raisonnement à la génération de l’homme et des animaux qui ont des sexes, et pour laquelle il est nécessaire que deux individus concourent ?

À cette question, Buffon, prenant l’homme pour exemple, fait la curieuse réponse suivante[14] : « Je le prends (l’homme) dans l’enfance, et je conçois que le développement ou l’accroissement des différentes parties de son corps se faisant par la pénétration intime des molécules organiques analogues à chacune de ses parties, toutes ces molécules organiques sont absorbées dans le premier âge et entièrement employées au développement, que par conséquent il n’y en a que peu ou point de superflues, tant que le développement n’est pas achevé, et que c’est pour cela que les enfants sont incapables d’engendrer ; mais lorsque le corps a pris la plus grande partie de son accroissement, il commence à n’avoir plus besoin d’une aussi grande quantité de molécules organiques pour se développer ; le superflu de ces mêmes molécules organiques est donc renvoyé de chacune des parties du corps dans des réservoirs destinés à les recevoir ; ces réservoirs sont les testicules et les vésicules séminales : c’est alors que commence la puberté, dans le temps, comme on voit, où le développement du corps est à peu près achevé ; tout indique alors la surabondance de la nourriture, la voix change et grossit, la barbe commence à paraître, plusieurs autres parties du corps se couvrent de poil, celles qui sont destinées à la génération prennent un prompt accroissement, la liqueur séminale arrive et remplit les réservoirs qui lui sont préparés, et, lorsque la plénitude est trop grande, elle force, même sans aucune provocation et pendant le sommeil, la résistance des vaisseaux qui la contiennent pour se répandre au dehors ; tout annonce donc dans le mâle une surabondance de nourriture dans le temps que commence la puberté ; celle de la femelle est encore plus précoce, et cette surabondance y est encore plus marquée par cette évacuation périodique qui commence et finit en même temps que la puissance d’engendrer, par le prompt accroissement du sein, et par un changement dans les parties de la génération, que nous expliquerons dans la suite.

» Je pense donc que les molécules organiques renvoyées de toutes les parties du corps dans les testicules et dans les vésicules séminales du mâle, et dans les testicules ou dans telle autre partie qu’on voudra de la femelle[15], y forment la liqueur séminale, laquelle, dans l’un et l’autre sexe, est, comme l’on voit, une espèce d’extrait de toutes les parties du corps : ces molécules organiques, au lieu de se réunir et de former dans l’individu même de petits corps organisés semblables au grand, comme dans le puceron et dans l’oignon, ne peuvent ici se réunir en effet que quand les liqueurs séminales des deux sexes se mêlent ; et lorsque dans le mélange qui s’en fait il se trouve plus de molécules organiques du mâle que de la femelle, il en résulte un mâle ; au contraire, s’il y a plus de particules organiques de la femelle que du mâle, il forme une petite femelle.

» Au reste, je ne dis pas que dans chaque individu mâle et femelle les molécules organiques renvoyées de toutes les parties du corps ne se réunissent pas pour former dans ces mêmes individus de petits corps organisés : ce que je dis, c’est que lorsqu’ils sont réunis, soit dans le mâle, soit dans la femelle, tous ces petits corps organisés ne peuvent pas se développer d’eux-mêmes, qu’il faut que la liqueur du mâle rencontre celle de la femelle, et qu’il n’y a en effet que ceux qui se forment dans le mélange des deux liqueurs séminales qui puissent se développer ; ces petits corps mouvants, auxquels on a donné le nom d’animaux spermatiques, qu’on voit au microscope dans la liqueur séminale de tous les animaux mâles, sont peut-être de petits corps organisés provenant de l’individu qui les contient, mais qui d’eux-mêmes ne peuvent se développer ni rien produire ; nous ferons voir qu’il y en a de semblables dans la liqueur séminale des femelles ; nous indiquerons l’endroit où l’on trouve cette liqueur de la femelle ; mais, quoique la liqueur du mâle et celle de la femelle contiennent toutes deux des espèces de petits corps vivants et organisés, elles ont besoin l’une de l’autre pour que les molécules organiques qu’elles contiennent puissent se réunir et former un animal. Les prétendus animaux spermatiques dont nous venons de parler pourraient bien n’être que très peu organisés ; ils ne sont, tout au plus, que l’ébauche d’un être vivant ; ou, pour le dire plus clairement, ces prétendus animaux ne sont que les parties organiques vivantes dont nous avons parlé, qui sont communes aux animaux et aux végétaux, ou, tout au plus, ils ne sont que la première réunion de ces parties organiques. »

La seule différence donc qui existe, d’après Buffon, entre la reproduction asexuée et la reproduction sexuée, c’est que dans la première les « parties organiques » inutiles à l’accroissement, venues « de toutes les parties du corps», forment directement, par leur réunion, le rudiment de l’organisme nouveau, tandis que, dans les animaux à reproduction sexuée, elles se réunissent dans les organes génitaux de chacun des sexes pour former une liqueur séminale et des spermatozoïdes, incapables de reproduire l’animal s’ils restent isolés, mais capables de former un animal nouveau s’ils sont réunis ; le jeune sera mâle si ce sont les particules organiques fournies par le mâle qui dominent ; il sera femelle si, au contraire, les particules organiques fournies par la femelle sont plus abondantes.

Si singulière que puisse paraître cette thèse, elle n’est pas morte avec Buffon qui, du reste, l’avait empruntée en partie aux anciens ; elle a revu le jour, sous une forme très peu différente, à une époque toute récente, sous le patronage d’un homme dont le nom jouit d’une grande popularité, Charles Darwin.

Avant d’examiner l’évolution scientifique des questions que je viens de traiter, il me paraît nécessaire de résumer les idées de Buffon ; le lecteur saisira ainsi plus facilement la part qui revient à l’illustre naturaliste dans l’histoire de cette partie de la science.

Résumé des idées de Buffon sur l’origine et la multiplication des êtres vivants. Buffon pense que certaines parties de la matière inorganique se sont transformées en « particules » ou « molécules organiques » désormais indestructibles, destinées à produire par leur mélange avec la matière inorganique le corps des animaux et des végétaux, se séparant de la matière inorganique après la mort des organismes dont elles ont fait partie, et se réunissant plus tard pour former de nouveaux organismes. Il admet formellement non seulement la génération spontanée des premiers êtres vivants, mais encore la génération spontanée actuelle d’un très grand nombre d’organismes inférieurs. Les animaux et les végétaux se nourrissent par la pénétration et l’intussusception dans toutes les parties de leur organisme des molécules organiques contenues dans les aliments. Tant que l’animal croît, les molécules organiques qui lui sont fournies par les aliments sont entièrement utilisées pour le développement ; quand il a atteint le maximum de son accroissement, les molécules organiques alimentaires qui ne sont pas employées à la croissance se rendent de tous les points du corps dans des régions déterminées où elles forment, par leur union, tantôt des parties virtuellement « semblables au tout », capables de reproduire l’animal ou le végétal dès qu’elles en sont séparées et mises en état de se nourrir, tantôt des liquides et des corpuscules solides, mâles et femelles, dont le mélange est nécessaire pour former un organisme nouveau.

Ainsi, formation spontanée de la matière vivante, génération spontanée des premiers organismes et d’un grand nombre d’organismes inférieurs actuels, nutrition, développement et reproduction ramenés à des phénomènes purement physiques et chimiques ou, si l’on veut, mécaniques, telle est, dans son essence, la doctrine de Buffon.

Il importe de rechercher quelles modifications les découvertes récentes de la science ont fait subir à cette doctrine, soit au point de vue général, soit au point de vue particulier de chacune de ses parties.

La cellule. Le lecteur a dû être frappé de ce fait que dans les nombreuses et longues citations que j’ai faites des mémoires de Buffon sur la génération, il n’y a pas un seul mot relatif à l’organisation intime des végétaux et des animaux. Le naturaliste du xviiie siècle parle bien de « molécules organiques », de « particules vivantes », de « parties semblables au tout » existant en nombre plus ou moins considérable dans le corps des animaux et des végétaux, mais il ne fait allusion ni à leurs tissus, ni aux parties plus élémentaires encore dont sont formés les tissus. On n’avait, en effet, à son époque, aucune idée de l’organisation élémentaire des êtres vivants. L’anatomie des animaux était dans l’enfance, celle des végétaux n’était même pas entrevue ; on ne connaissait que très imparfaitement les organes de la plupart des animaux inférieurs, et c’est seulement au début de ce siècle que Bichat, le premier, devait décomposer les organes en tissus et réunir ces derniers en « systèmes » d’après leurs ressemblances physiques et physiologiques.

Buffon se montre cependant plus ignorant de ces questions qu’il n’aurait pu l’être, s’il eût été plus au courant des travaux publiés à l’étranger sur l’organisation des plantes. Dès 1667, en effet, un Anglais, Robert Hooke[16], avait signalé la structure du liège ; il avait vu que ce tissu offre des cavités très régulières, séparées par des cloisons solides. De là à la notion des cellules, il y avait loin sans doute ; mais Malpighi, en Italie, et Grew, en Angleterre, n’avaient pas tardé à faire un pas de plus en avant. Ils posèrent les bases de l’anatomie microscopique des plantes ; ils montrèrent qu’on trouve dans les organes de ces êtres des cavités et des corpuscules qui doivent en être considérés comme les éléments fondamentaux. Au début du xviie siècle, Leeuwenhoek vit les spermatozoïdes et les globules du sang, et décrivit un grand nombre d’organismes inférieurs. Mais toutes ces découvertes furent faussées par les spéculations purement théoriques dans lesquelles Buffon tomba en imaginant ses particules vivantes. Organismes inférieurs, spermatozoïdes, animalcules et végétaux microscopiques, éléments constituant des organes des animaux et des végétaux, sont réunies par le savant naturaliste sous la dénomination commune de «  particules vivantes », de « molécules vivantes », de « parties semblables au tout ». Au-dessus de ces erreurs surnage l’idée, juste au fond, que tous les êtres vivants sont formés par l’agrégation de parties élémentaires, très simples, dans lesquelles résident les propriétés de la vie.

Cette idée ne devait pas tarder à être confirmée, en même temps qu’éclaircie, par les travaux de Mirbel, en France, de Wolff, de Sprengel, de Meyen, de Mohl, de Schleiden et de Schwann, en Allemagne. Au xviiie siècle, l’Allemand Caspard Friedrich Wolff, dont le nom est surtout attaché à la doctrine de l’épigenèse, dont je dirai un mot tout à l’heure, avait soutenu l’idée que les jeunes organes végétaux sont formés d’une substance gélatineuse amorphe, saturée de sucs nutritifs, substance se décomposant en gouttelettes, qui elles-mêmes se réunissaient en cellules.

En 1804, Brisseau de Mirbel admet avec Wolff que les tissus végétaux sont d’abord amorphes et que dans la substance qui les constitue, naissent des vésicules qui, en grandissant, deviennent des cellules, mais il précise cette idée et il décrit avec détail la forme et la disposition des différentes sortes de cellules qui entrent dans la composition des organismes végétaux, si bien qu’on peut le considérer comme le véritable fondateur de l’anatomie végétale. « Toutes les parties du végétal, dit de Mirbel[17], ont été d’abord mucilagineuses et fluides, et ce n’est que par la succession des temps que le tissu est devenu ferme et solide. Cet état de faiblesse est visible dans la graine. L’embryon n’est dans l’origine qu’une goutte de mucilage, où les plus forts microscopes ne font discerner aucune organisation. Cette substance a un coup d’œil vitré. Le contact de l’air et de la lumière la dessèche et la détruit promptement ; ce n’est point, à proprement parler, un fluide, c’est une substance organique semblable, par l’apparence, à la glaire de l’œuf. La substance organisatrice se forme durant tout le temps de l’accroissement ; elle se dépose dans l’endroit où le végétal doit prendre plus de vigueur. Dans les monocotylédones, c’est autour de chaque filet ligneux ; dans les dicotylédones, c’est à la superficie de l’aubier et du canal médullaire : aussi voyons-nous chaque jour les filets ligneux des monocotylédones prendre plus de volume, les couches concentriques des dicotylédones se multiplier, et leur moelle se changer en bois. La substance organisatrice est d’autant plus abondante et se renouvelle avec d’autant plus de facilité, que l’individu est plus jeune et plus sain, qu’il est dans une situation plus favorable et que la saison convient mieux à sa végétation. Insensiblement cette substance prend des formes déterminées. Soit que les fluides y développent par leur impulsion les cellules et les tubes ; soit qu’une puissance inconnue agisse seule et y détermine ces développements ; soit, comme il est probable, que ces deux causes réunies et combinées agissent de concert pour changer en tissu membraneux la substance organisatrice, il est certain que le végétal acquiert un volume plus considérable, qu’il s’allonge et s’épaissit de jour en jour. » Mirbel suppose, on le voit, que « les cellules et les tubes » sont creusés dans « la substance organisatrice » par les liquides venus du sol ; les tubes se forment dans les points où le mouvement ascensionnel des liquides est le plus intense, les cellules, c’est-à-dire les cavités, ayant à peu près le même diamètre dans tous les sens, dans les points où les liquides sont à peu près en équilibre. D’après Mirbel tous les éléments (cellules et tubes) forment une sorte de tissu membraneux, continu dans toutes ses parties. « Les végétaux, dit-il, sont formés d’un tissu membraneux qui varie par sa forme et sa consistance non seulement dans les espèces différentes, mais encore dans le même individu. Le tissu membraneux, quoique continu dans toutes ses parties, forme deux espèces d’organes différents : le tissu cellulaire et le tissu tubulaire. » Il dit du tissu cellulaire : « Ce tissu offre à l’observateur une suite de poches membraneuses, qui paraissent, au premier coup d’œil, n’avoir aucune communication entre elles. Ce ne sont point de petites outres ou utricules, comme le disent la plupart des auteurs ; c’est une membrane qui se dédouble en quelque sorte pour former des rides contiguës les unes aux autres » et dont les parois sont munies de pores qui « établissent la communication d’une cellule à une autre et servent à la transfusion des sucs qui est extrêmement lente dans ce tissu. » Quant au « tissu tubulaire », il le considère comme formé de deux sortes de tubes : « les grands et les petits. Les grands tubes ne sont pas, comme on pourrait le penser, des canaux membraneux, séparés et distincts du tissu ; ce sont des ouvertures ménagées dans le tissu même, et elles n’existent que parce qu’il y a une lacune dans les membranes. » Il assigne une origine analogue aux petits tubes. En résumé, les cellules et les tubes ne sont pour Mirbel que des cavités creusées dans une substance fondamentale, « organisatrice », d’abord molle, puis durcie.

J’ai noté avec autant de soin cette opinion parce qu’elle marque l’une des phases les plus intéressantes de l’histoire de la cellule. En 1820, Moldenhaver parvient à isoler les cellules par la macération et démolit ainsi la doctrine de Mirbel. En 1830, Meyen commence à étudier le contenu des cellules ; en 1834, un botaniste anglais, Robert Brown, découvre dans les cellules un corps arrondi auquel il donne le nom de noyau. De 1843 à 1846, Nægeli et Hugo Mohl tracent la première histoire du contenu vivant de la cellule, auquel Hugo Mohl donne, en 1846, le nom de protoplasma. Schleiden, pendant ce temps, étudiait la formation des cellules et les considérait comme se développant toujours autour du noyau ; idée fausse, mais qui donna lieu, de sa part et de la part de beaucoup d’autres observateurs, à des recherches tellement importantes que Schleiden figure parmi les fondateurs de la théorie cellulaire. Dès ce moment quelques faits importants sont indiscutables : la cellule n’est pas une simple cavité creusée dans une substance fondamentale, les cellules sont indépendantes et isolables les unes des autres, enfin chaque cellule est formée d’une membrane d’enveloppe et d’un contenu, ce dernier formé du protoplasma et du noyau. Je ne parle pas du suc cellulaire dont Hugo Mohl décrit la formation au sein du protoplasma, ni de l’amidon, ni d’une foule d’autres corps accessoires que successivement on découvre dans les cellules.

Les cellules n’avaient d’abord été étudiées que dans les végétaux. Schwann répéta sur les animaux les observations faites sur les plantes et ne tarda pas à se convaincre que, dans les premières comme dans les dernières, le corps entier est réductible en ces éléments primordiaux, auxquels on avait donné, par suite de la première idée qu’on en avait eue, la dénomination erronée de « cellules. »

Désormais, les recherches des micrographes portèrent principalement sur le protoplasma et sur le noyau.

Le protoplasma. Dujardin, qui fit une étude consciencieuse et très remarquable du premier dans les animaux, lui donna le nom de sarcode ; mais Max Schulze ayant établi d’une façon irrécusable l’analogie de composition et de propriétés entre le protoplasma des cellules végétales et le sarcorde des cellules animales, la dénomination de protoplasma ne tarda pas à être unanimement adoptée pour désigner les deux substances.

Toutes les études faites sur le protoplasma ne tardèrent pas à établir sur des preuves irrécusables que le protoplasma est non seulement la partie la plus essentielle des cellules, mais encore qu’il est, avec le noyau, la seule partie vivante, la membrane et toutes les autres substances qui se rencontrent dans les cellules animales ou végétales n’étant que des parties accessoires. On constata même l’absence de la membrane et celle du noyau dans un grand nombre de cellules, tandis qu’on vit que toute cellule dépourvue de protoplasma est une cellule morte. Ainsi se trouve pleinement justifié le nom de « base physique de la vie » donné au protoplasma par le savant naturaliste anglais Huxley.

Formation des cellules. Il restait à établir l’origine des cellules. Pendant longtemps on admit, soit dans les végétaux, soit surtout chez les animaux, deux modes distincts de formation des cellules : l’un consistant dans la division du noyau et de la cellule en deux noyaux et deux cellules nouvelles ; l’autre consistant dans ce que l’on appela la formation cellulaire libre. On admit, d’une part, qu’il existait, entre les cellules, dans les régions en voie d’accroissement, une substance amorphe ou blastème dans laquelle naissaient spontanément des noyaux autour desquels le blastème se segmentait en cellules. Cette manière de voir a été très habilement soutenue en Allemagne par Schwann, en France par Ch. Robin. D’autre part, on admit que dans la cavité même de certaines cellules pouvaient naître des noyaux autour desquels le protoplasma se segmentait pour former autant de cellules qu’il était né de noyaux. Dans ces derniers temps, on a abandonné successivement l’une et l’autre de ces opinions, et l’on considère aujourd’hui toute cellule, soit animale, soit végétale, comme produite par la segmentation d’une cellule préexistante. D’où le principe à peu près généralement admis : Omnis cellula e cellula. À ce principe, on en a récemment ajouté un second : Omnis nucleus e nucleo, c’est-à-dire que tout noyau, comme toute cellule, est considéré comme provenant de la segmentation d’un noyau préexistant. On comprend que je ne puisse pas citer ici les noms de tous les hommes qui ont contribué aux remarquables et rapides progrès que je viens de résumer. Je me bornerai à nommer : en France, Ch. Robin, qui a créé dans notre pays le premier laboratoire histologique, une quinzaine d’années avant que le gouvernement impérial eût songé à établir une chaire pour l’enseignement de cette science, Ranvier, etc. ; en Allemagne, Auerbach, Butschli, Flemming, Oskar Hertwig, pour la zoologie ; Schmitz et surtout Strasburger, pour la botanique. Le nom de M. Strasburger restera attaché à l’étude de la division des cellules et des noyaux, parce qu’il est le premier qui ait fourni sur ces importants phénomènes des données positives, et parce qu’il a établi, le premier, les principes cités plus haut, que toute cellule et tout noyau proviennent d’une cellule et d’un noyau préexistants.

J’entends le lecteur poser cette question : D’où sont venus la première cellule et le premier noyau, ou, si l’on veut, les premières cellules et les premiers noyaux ?

Question de la plus haute importance, en effet, car si tous les animaux et tous les végétaux ne sont formés que de cellules et si toutes les cellules proviennent actuellement de cellules préexistantes, l’origine des premières cellules se confond nécessairement avec celle des premiers organismes vivants.

Pour résoudre ce problème, il importe de revenir au protoplasma. Nous avons dit déjà que lui seul représente la partie essentielle, indispensable à toute cellule ; il peut exister des cellules sans noyau et sans membrane, tandis qu’il n’y a pas de cellule vivante sans protoplasma. Étudions donc de plus près les caractères du protoplasma.

Au point de vue physique, le protoplasma est une substance molle, plus ou moins gélatineuse, incolore, parsemée de granulations grisâtres. Ses propriétés endosmotiques sont énergiques et ses propriétés optiques tendent toutes à le faire considérer comme formé par des particules cristalloïdes, juxtaposées, ou plutôt très rapprochées les unes des autres, comme les éléments d’un cristal, et séparées par des couches très minces d’une substance plus liquide. Au point de vue chimique, le protoplasma est formé par le mélange d’un nombre variable de substances albuminoïdes avec des substances inorganiques et de l’eau. Les propriétés physiques et la composition chimique du noyau étant analogues à celles du protoplasma, on peut considérer le noyau comme résultant d’une simple différenciation du protoplasma.

Il est important d’ajouter que l’on ne trouve pas seulement le protoplasma dans les cellules des animaux ou des végétaux, mais aussi à l’état de masses libres. On rencontre souvent dans les bois, par les temps humides, des masses d’une substance jaune d’or, gluantes, qui se déplacent lentement à la surface des feuilles ou des branches mortes ; c’est du protoplasma nu, représentant une phase de la vie d’un champignon du groupe des myxomycètes. Des masses semblables se trouvent souvent dans le tan. Ces masses de protoplasma conviennent très bien par leurs dimensions (elles atteignent plusieurs centimètres de diamètre) à l’étude des propriétés physiques et chimiques du protoplasma, ainsi qu’à celle de ses mouvements. Mais, je le répète, elles ne représentent qu’une phase transitoire de la vie d’un champignon, qui pendant les autres périodes se montre formé de cellules.

Il y a quelques années, M. Hæckel signala l’existence d’organismes qui conservent pendant toute la durée de leur vie la structure si simple dont nous venons de parler, c’est-à-dire qui sont formés uniquement de protoplasma nu et libre ; il leur donna le nom de Monères[18]. L’un de ces organismes, qui fut décrit par M. Huxley, reçut de lui le nom de Bathybius Hæckelii.

Les monériens. L’histoire de cet organisme est assez curieuse, elle a soulevé d’assez vives discussions pour que le lecteur me pardonne de la lui raconter en passant. Il fut trouvé pour la première fois en 1857, pendant les explorations du fond de l’Atlantique, faites en vue de la pose du premier câble transatlantique. Il était mélangé au limon qui forme le sol de la vaste plaine sous-marine étendue entre l’Islande et Terre-Neuve ; il se présentait sous l’aspect d’une masse gélatineuse, hyaline, affectant la forme de mailles très irrégulières et contenant des corpuscules calcaires de diverses sortes. Il ne fut étudié avec quelque soin que beaucoup plus tard, en 1868, par M. Huxley, à l’aide d’échantillons conservés dans l’alcool. Ce zoologiste le décrivit comme constitué par de petites masses de protoplasma « de toute grandeur, depuis des morceaux qu’on distingue à l’œil nu, jusqu’à des particules excessivement ténues, incolores et sans la moindre structure, contenant divers corps étrangers. Vers la même époque, MM. Wyville Thomson et William Carpenter, lors de l’expédition du Porcupine dans le sud de l’Atlantique, observèrent le même organisme, à l’état vivant, dans le limon ramené du fond de l’Océan. Ils le décrivirent comme ayant l’aspect d’un réseau irrégulier, à contours nets, formé d’une substance douée de mouvement. Sir Wyville Thomson, dans son remarquable ouvrage Sur les Profondeurs de la mer, s’exprime de la façon suivante : « Dans ce limon (limon contenant des globigérines, rapporté de 2 435 brasses, ou environ 14 000 pieds de profondeur, dans le golfe de Gascogne), ainsi que dans la plupart des autres échantillons de limon tiré du lit de l’océan Atlantique, on constatait une quantité considérable de matière molle, gélatineuse, organique, dans une proportion assez considérable pour donner au limon une véritable viscosité. Si l’on agite ce limon avec de l’esprit-de-vin à un faible degré, des flocons très fins se déposent, ayant l’aspect d’une substance muqueuse et coagulée. Si un peu de ce limon, dont la nature visqueuse est des plus évidentes, est placé dans une goutte d’eau de mer sous le microscope, on peut ordinairement apercevoir, au bout de quelque temps, un réseau irrégulier de matière albuminoïde, avec contours nettement dessinés, et qui ne se mêle pas avec l’eau. On peut voir comment cette masse visqueuse modifie peu à peu sa forme et comment les granules englobés et les corps étrangers y changent leur situation relative. La substance gélatineuse est donc susceptible d’un certain degré de mouvement, et il ne peut y avoir aucun doute qu’elle ne manifeste des phénomènes d’une forme de la vie très simple, très élémentaire. » Plus tard, M. Hæckel l’observa de nouveau, mais à l’état inerte, dans le même limon conservé dans l’alcool.

La première description du Bathybius Hæckelii fut accueillie avec enthousiasme par les partisans de la doctrine du transformisme. On admit, avec un peu trop de promptitude, que tout le fond des mers était tapissé par cet organisme rudimentaire, et l’on pensa qu’il s’y formait sans cesse spontanément. Cette hypothèse était d’autant plus admissible que dans le milieu habité par le Bathybius les conditions ambiantes sont d’une remarquable constance ; on pourrait donc les considérer comme particulièrement favorables à une production incessante de matière vivante rudimentaire.

Des doutes sérieux et en apparence très fondés ne tardèrent cependant pas à être émis relativement à la nature animale du Bathybius. Pendant la remarquable expédition du Challenger qui dura trois ans et que dirigeait M. Wyville Thomson, on ne put, malgré les recherches les plus actives, parvenir à retrouver cet organisme. Force était d’admettre qu’il manquait dans les mers explorées par le Challenger, ou du moins dans tous les points où des sondages avaient été faits. On alla plus loin ; on nia la nature animale du Bathybius. Les chimistes ayant montré que quand on verse de l’alcool absolu dans de l’eau de mer, il se forme un précipité visqueux, on émit l’idée que le prétendu organisme décrit par M. Huxley n’était pas autre chose qu’un précipité de cet ordre. Au congrès scientifique de Hambourg, en 1876, Mœbius reproduisit cette expérience avec grand fracas. On crut, ou du moins on feignit de croire qu’elle était concluante, et le Bathybius fut rayé par beaucoup de gens de la liste des êtres vivants. Rien cependant n’était moins probant que l’expérience de Mœbius. Comme le fait avec raison remarquer M. Hæckel, de ce que l’alcool produit dans de l’eau de mer un précipité gypseux floconneux, on n’est pas le moins du monde en droit de conclure que la substance visqueuse observée par Huxley, par Wyville Thomson, par Carpenter et par lui-même, n’est pas de nature albuminoïde. On n’aurait pas dû oublier non plus que M. Wyville Thomson avait, lors de sa première expédition, observé cette substance à l’état frais, et qu’elle s’était montrée à lui avec tous les caractères d’une matière vivante, y compris les mouvements.

Malgré cela, le Bathybius se trouva d’autant plus compromis, que M. Huxley lui-même abandonna son enfant aux critiques de ses détracteurs. On ne s’en occupait presque plus lorsque M. Bessel le retrouva dans les mers du sud. « Au cours de la dernière expédition au pôle nord, écrit M. Bessel, je découvris à une profondeur de 92 brasses, dans le détroit de Smith, de grandes masses de protoplasma homogène et libre, non différencié, qui ne renfermaient même aucune trace de coccolithes. La simplicité vraiment spartiate de cet organisme, que je pus étudier à l’état vivant, fit que je lui donnai le nom de Protobathybius. Ces masses étaient purement et simplement constituées par du protoplasma, auquel se trouvaient être mêlés accidentellement quelques-uns de ces corpuscules calcaires dont est formé le lit de la mer. Ces masses, d’une nature extrêmement visqueuse, affectaient la forme de réseaux aux larges mailles, elles exécutaient des mouvements amœboïdes, absorbaient des particules de carmin ou d’autres corps étrangers, et étaient animées de courants qui charriaient des granules. » Cette observation, confirmant celles de Carpenter et Wyville Thomson, de Huxley et de Hæckel, il me semble que l’existence du Bathybius ne peut plus être mise en doute.

Alors même d’ailleurs qu’on persisterait à contester la nature animale de cet organisme, on ne pourrait nier celle des autres espèces de monériens qui ont été découvertes et étudiées pendant ces dernières années. Or, tous ces organismes sont formés de protoplasma nu, sans noyau, sans enveloppe, sans organe d’aucune sorte. On peut encore moins nier la nature protoplasmique des plasmodies des myxomycètes dont j’ai parlé plus haut. Dans tous les cas, nous sommes en présence d’une matière vivante aussi rudimentaire que possible, jouissant de tous les caractères essentiels de la vie, se nourrissant, par intussusception, de matériaux ou aliments pris dans le milieu ambiant, respirant, c’est-à-dire prenant de l’oxygène dans l’air en y rejetant de l’acide carbonique et d’autres produits de désassimilation analogues à ceux qui se forment sous l’influence de la respiration dans les organismes les plus élevés, se déplaçant et changeant de formes, c’est-à-dire jouissant des mouvements dits spontanés des organismes supérieurs, enfin se montrant sensibles à la lumière, qu’on les voit fuir ou rechercher.

Cette forme de la matière vivante est évidemment la plus simple qu’on puisse imaginer. Plus simple que les cellules qui entrent dans la composition du corps des animaux et des végétaux, elle a dû nécessairement les précéder. C’est donc à propos d’elle que nous devons poser et résoudre, si possible, la question posée plus haut : d’où vient la matière vivante ?

Origine de la matière vivante. Rappelons-nous d’abord que le protoplasma, dont elle est formée, est simplement un mélange de matières albuminoïdes, avec quelques granulations ternaires, graisseuses ou autres, de l’eau et quelques sels minéraux.

Les quantités d’oxygène, d’hydrogène, de carbone et d’azote unies pour former les matières albuminoïdes qui constituent la partie fondamentale du protoplasma nous sont actuellement inconnues ; mais rien ne s’oppose à ce qu’un jour nous découvrions la composition chimique de ces matières comme nous l’avons fait pour celle de tous les autres corps.

Les rapides et incessants progrès accomplis depuis le commencement de ce siècle par la chimie sont d’un bon augure à cet égard. Si quelque esprit hardi avait, il y a seulement deux siècles, affirmé que le jour viendrait où l’on pourrait à volonté fabriquer de l’eau, il eût sans doute provoqué la manifestation d’une bien vive incrédulité. C’est qu’alors on ignorait non seulement la façon dont on pourrait fabriquer de l’eau, les conditions dans lesquelles on devrait se placer, mais encore la nature des éléments qui entrent dans la composition de ce corps. Le doute eût été beaucoup moins grand après qu’on eut découvert que l’eau est formée par une simple combinaison d’oxygène et d’hydrogène, et surtout quand on eut trouvé la proportion suivant laquelle ces deux éléments sont associés. Enfin, lorsque les chimistes eurent acquis la connaissance exacte de la composition chimique de l’eau, rien ne les empêcha plus d’admettre que ce corps s’était formé spontanément dans la nature, par simple combinaison de ses éléments se rencontrant dans des conditions favorables.

Ce que nous venons de dire de l’eau, nous pourrions le répéter au sujet d’une foule d’autres corps plus ou moins complexes, dont nous avons découvert successivement la composition élémentaire, le mode de production, et que nous fabriquons aujourd’hui journellement. Au commencement de ce siècle, Chevreul faisait l’analyse des corps gras ; il n’est pas encore mort qu’on a déjà réalisé la synthèse artificielle de quelques-uns ; on a fabriqué de toutes pièces des alcools, des éthers, des essences dont on ne connaît la composition que depuis quelques années.

Appliquons le même raisonnement aux matières albuminoïdes. Nous savons déjà que ces matières ne sont composées que de carbone, d’azote, d’hydrogène et d’oxygène ; il nous est bien permis de supposer qu’un jour viendra où non seulement nous connaîtrons exactement les proportions suivant lesquelles ces éléments sont associés, mais encore les conditions dans lesquelles ils sont susceptibles de se combiner. Ce jour-là, sans nul doute, le chimiste ne sera guère éloigné de l’époque où il pourra faire la synthèse de ces matières.

En attendant, nous pouvons admettre, sans crainte de commettre la moindre erreur, que ces quatre corps : carbone, azote, hydrogène, oxygène, ont pu et peuvent peut-être encore se rencontrer au sein de la nature, dans des conditions telles, que leur combinaison s’effectue suivant les proportions exigées pour la constitution des matières albuminoïdes.

Ces dernières, une fois produites, rien ne s’oppose à ce qu’elles s’unissent entre elles et avec de l’eau et des sels minéraux, pour former le protoplasma qui constitue tous les êtres vivants.

Enfin, si j’ajoute qu’un simple changement d’état moléculaire produit soit par l’élévation, soit par l’abaissement de la température au delà d’une certaine limite, suffit pour faire passer le protoplasma de l’état de vie à l’état de mort, on comprendra facilement que nous puissions admettre que le protoplasma, en se formant par l’association des matières albuminoïdes dans des conditions déterminées, ait pu se trouver dans l’état moléculaire spécial auquel correspondent les phénomènes qui caractérisent ce que nous nommons la vie.

Quant à ceux qui prétendraient réfuter cette hypothèse en nous mettant au défi de fabriquer de toute pièce soit un animal, soit un végétal aussi inférieur que possible, il nous est facile de leur répondre qu’ils tombent dans la même erreur que ceux qui, il y a deux cents ans, auraient nié la possibilité de la production spontanée de l’eau dans la nature, en se fondant sur ce que leurs contemporains étaient incapables de fabriquer ce corps. Nous ignorons comment les matières albuminoïdes et le protoplasma vivant ont pu être formés, comme il y a deux siècles on ignorait la façon dont l’eau avait pu apparaître sur notre globe ; mais nous avons trop de confiance dans la science pour désespérer de l’apprendre un jour.

Cette manière de voir est tellement répandue parmi les savants de notre époque, que deux hypothèses importantes et très séduisantes ont déjà été émises en vue d’expliquer la genèse des matières albuminoïdes et du protoplasma. Le lecteur trouvera bon, sans doute, que j’en résume ici les traits principaux ; nous ne sortirons pas du cadre de cette étude et nous aurons fait un pas de plus vers la solution des questions que nous avons posées tout à l’heure.

D’après l’une des deux hypothèses auxquelles je viens de faire allusion, il se serait d’abord produit, à la surface de notre globe, à l’aide des corps purement inorganiques, des corps organiques ternaires, c’est-à-dire contenant du carbone, de l’hydrogène et de l’oxygène, et parmi ces corps surtout des hydrates de carbone. L’azote, en s’ajoutant à ces corps ternaires, aurait déterminé la production des substances quaternaires et des matières albuminoïdes.

À l’appui de cette opinion on pourrait invoquer des faits d’une certaine valeur.

En premier lieu, M. Schutzenberger[19] a pu obtenir un véritable hydrate de carbone, en traitant à froid de la fonte blanche grossièrement pulvérisée, par une solution aqueuse de sulfate de cuivre. Ces corps : fer, carbone, sulfate de cuivre et eau, se rencontrant à la surface de la terre, on pourrait supposer que des corps ternaires analogues à celui qu’a pu produire expérimentalement M. Schutzenberger se sont formés spontanément pendant les premiers âges de notre planète.

Mais on peut objecter à cette supposition que nulle part, à la surface de notre globe, nous ne pouvons constater l’existence de corps ternaires et particulièrement d’hydrates de carbone existant en dehors des organismes vivants, ou du moins n’ayant pas tiré leur origine d’organismes vivants.

L’hypothèse que nous venons de résumer est connue dans la science sous le nom de théorie du carbone. Elle est formellement adoptée par la majorité des zoologistes les plus distingués, notamment par M. Haeckel[20].

M. Pflüger[21] en a récemment émis une autre qui nous paraît plus plausible. Il suppose qu’il s’est d’abord formé une combinaison d’azote et de carbone que les chimistes désignent sous le nom de cyanogène ; ce corps, en se combinant aux éléments de l’eau, aurait ensuite produit directement les matières quaternaires. À l’appui de cette opinion, on peut invoquer le fait bien démontré que le cyanogène se forme spontanément dans les points du globe qui contiennent des matières minérales incandescentes au contact desquelles se trouve de l’acide carbonique.

Quelle que soit la part de probabilité que contiennent ces hypothèses, elles ne peuvent qu’expliquer la formation des matières quaternaires et albuminoïdes. Il nous reste encore à rechercher comment a pu apparaître la vie.

Il existe, sans nul doute, une différence considérable entre la matière vivante et la matière non vivante. Cependant, quelque grande que soit cette différence, n’en retrouvons-nous pas d’analogue chez les corps inorganiques ? L’eau, par exemple, ne varie-t-elle pas constamment d’aspect et de propriété ? Tantôt elle se montre à nous répandue dans l’atmosphère à l’état de nuages, tantôt elle est étalée en nappe liquide à la surface du sol, tantôt elle couvre ce dernier d’un manteau solide. Or, nous savons fort bien que ces différents états résultent de l’action qu’exercent sur l’eau les agents extérieurs, notamment la température. Suivant que celle-ci s’élève ou s’abaisse, l’eau se présente avec des propriétés physiques absolument différentes ; cependant sa composition chimique reste toujours la même.

La matière vivante ne nous offre-t-elle pas des phénomènes analogues ? Existe-t-il la moindre différence de composition chimique entre un œuf vivant et un œuf tué par la chaleur ou le froid ? Nullement, et cependant les propriétés du premier sont absolument différentes de celles du second. L’élévation ou l’abaissement de la température n’ont modifié que l’état physique, le mode d’agrégation moléculaire du corps, ils ont agi sur lui comme sur l’eau qu’ils transforment en vapeur ou en glace.

Nous pouvons conclure de ce fait, que les différences qui existent entre un œuf, une cellule, une monère, un animal, un végétal quelconque vivants et les mêmes organismes frappés de mort, résultent de la quantité de chaleur latente qu’ils renferment. Pour atteindre la solution du problème biologique formulé plus haut, nous devons ajouter aux conditions déjà exposées, celles de la température nécessaire pour que les mouvements vitaux se produisent dans les substances quaternaires et ternaires dont l’association constitue le protoplasma.

Nous ignorons si les conditions nécessaires à la formation des matières quaternaires albuminoïdes et à l’apparition des propriétés dont l’ensemble constitue l’état spécial de la matière connu sous le nom de vie, ne se sont montrées qu’à une époque très reculée de notre globe, ou si elles se produisent encore de nos jours ; nous ignorons aussi quelle est la part de vérité que renferment les hypothèses que je viens de résumer ; mais nous pouvons affirmer sans crainte que ces hypothèses, ou quelque autre de même nature, n’invoquant comme causes productrices de la matière vivante que des phénomènes purement physiques ou chimiques, sont les seules qui puissent nous permettre d’expliquer d’une façon scientifique l’apparition des organismes vivants sur notre globe.

Si nous sortions de ce domaine nous ne pourrions porter nos pas que sur le terrain de la métaphysique.

Le dilemme suivant se présente nettement à notre esprit : ou bien les êtres vivants ont été le résultat de phénomènes purement physiques et chimiques, ou bien il a fallu pour les produire l’intervention d’agents surnaturels que nous ne pouvons ni observer ni comprendre. La raison et la science s’accommodent de la première alternative, l’imagination et le sentiment peuvent seuls se contenter de la seconde.

Examinons maintenant en détail les diverses fonctions biologiques des organismes vivants les plus simples, ceux que nous avons désignés plus haut sous le nom de monères, et cherchons si leur accomplissement nécessite la production de phénomènes qu’il soit possible de distinguer fondamentalement de ceux que nous offrent les corps inorganiques. Nous parviendrons ainsi à établir les analogies et les différences qui existent entre la matière vivante dont les monères représentent les formes les plus rudimentaires et la matière non vivante.

Propriétés de la matière vivante et de la matière non vivante. En premier lieu, la monère se nourrit, c’est-à-dire qu’elle introduit dans sa masse des matières prises en dehors d’elle-même.

On a voulu trouver dans l’accomplissement de cette fonction une différence fondamentale entre les corps organisés et les corps inorganiques, entre les corps vivants et les corps non vivants. On a admis que les premiers s’accroissent par intussusception et les seconds par juxtaposition. En d’autres termes, on suppose que les uns s’accroissent par l’introduction, entre les atomes qui les constituent, des substances destinées à servir à l’accroissement de leur masse, et l’on a dit qu’ils se nourrissent, tandis que les autres s’accroîtraient uniquement par le dépôt de molécules nouvelles à leur surface.

Si, à l’exemple des défenseurs de cette opinion, nous considérons deux corps aussi différents que possible, d’une part, un cristal de sel marin, de l’autre une monère, elle nous paraîtra fort plausible. Nous ne pouvons nier, en effet, que l’accroissement du cristal de sel marin s’effectue par juxtaposition, tandis que celui de la monère a lieu par intussusception. Mais il n’existe pas dans le monde que des corps solides et cristallisés, et si, au lieu de prendre pour exemple des corps inorganiques un cristal de sel marin, nous prenons une goutte d’eau distillée, nous verrons s’amoindrir beaucoup la différence indiquée plus haut. Plaçons cette goutte d’eau dans un milieu où elle puisse absorber une substance semblable à elle-même, dans une cloche remplie de vapeur d’eau, par exemple, sa taille augmente rapidement, et cette augmentation de volume ne s’opère pas comme celle du cristal, par juxtaposition, mais bien par intussusception véritable, c’est-à-dire par pénétration des molécules nouvelles entre celles qui préexistaient dans la goutte d’eau.

On pourra nous objecter que cet accroissement diffère de celui de la monère en ce que la goutte d’eau distillée n’a absorbé que des molécules semblables à celles qui la constituent elle-même, tandis que la monère introduit dans la profondeur de sa masse des substances qui en diffèrent par leur nature chimique. Mais, afin que la démonstration soit complète, il suffit que nous modifiions un peu les conditions de notre expérience. Plaçons une goutte d’eau distillée en présence de vapeurs alcooliques, ou une goutte d’alcool en présence de vapeurs aqueuses et l’accroissement se fera à la fois par intussusception et à l’aide de matériaux dissemblables de ceux qui constituent le corps en voie d’accroissement ; nous ne verrons plus aucune différence entre l’accroissement de la monère et celui du corps inorganique. Si, au lieu de corps très simples comme l’eau et l’alcool, nous prenions des corps très complexes, nous arriverions à des phénomènes rappelant à tel point ceux de la nutrition des êtres vivants, qu’il ne serait bientôt plus possible d’établir de limites, au point de vue du mode d’accroissement, entre les corps vivants et les corps non vivants.

Maintenant qu’il nous est acquis que ce n’est pas au point de vue de la nutrition que des êtres vivants aussi simples que les monères diffèrent absolument d’un corps non vivant, cherchons si l’étude des autres fonctions nous conduira à admettre d’autres différences assez considérables pour que nous nous rangions à l’opinion officiellement enseignée, d’après laquelle la vie ne pourrait être comprise qu’à la condition de l’attribuer à un agent immatériel uni aux corps vivants.

La monère, en même temps qu’elle se nourrit, se dénourrit ; elle introduit dans sa masse de l’oxygène ; celui-ci produit des décompositions dont le résultat ultime est le rejet par l’organisme d’un certain nombre de produits de désassimilation ou destruction moléculaire, produits parmi lesquels se trouvent constamment de l’acide carbonique, de l’eau et un corps azoté de nature variable. C’est cet acte complexe qui a reçu le nom de respiration. Appartient-il exclusivement aux êtres vivants ?

Réduite à sa plus simple expression, la respiration n’est qu’un ensemble de phénomènes d’oxydation ou de dédoublement des principes chimiques qui entrent dans la constitution des corps vivants. Or, les oxydations et les dédoublements se présentent à nous, partout dans la nature. Abandonnons dans l’air, dans l’eau, ou dans tout autre milieu oxygéné, un morceau de fer, et ce corps ne tardera pas à s’oxyder, d’une façon lente, il est vrai, mais tellement continue qu’au bout d’un temps plus ou moins long il sera impossible de retrouver la moindre parcelle de fer ; le métal sera remplacé par un corps nouveau, produit de son oxydation, de sa combinaison avec l’oxygène : un oxyde de fer. Ne pouvons-nous pas comparer cette oxydation avec celles qui se produisent dans un corps vivant ?

On objectera, sans nul doute, que l’oxydation du fer ne donne naissance qu’à un seul produit : l’oxyde de fer ; tandis que celle des corps vivants détermine la production d’un nombre très considérable de produits et surtout de produits très différents par leur nature de celui qui résulte de l’oxydation du fer ; on ajoutera que le fer ne s’oxyde qu’à sa surface et de dehors en dedans, tandis que les oxydations de la matière vivante s’effectuent dans la profondeur même de la masse matérielle. Mais nous devons tenir compte de ce double fait : que le fer étant un corps simple ne peut donner avec un autre corps simple qu’un seul ou un très petit nombre de corps composés produit par son oxydation, et que la densité du fer étant très considérable, l’oxygène ne peut pénétrer dans sa profondeur qu’avec une grande lenteur. Un corps vivant, au contraire, une monère, par exemple, est formé d’une substance très peu dense et soumise à des déplacements moléculaires incessants ; il est, par suite, très perméable aux gaz ; d’autre part, sa constitution chimique étant très complexe, ses produits d’oxydation sont très variés.

Qu’au lieu d’un corps simple et très dense comme le fer, nous prenions un corps peu dense, liquide ou gazeux, et d’une constitution chimique complexe, tel qu’une essence ou un corps gras, nous verrons l’oxydation se produire simultanément dans tous les points de sa masse et donner naissance à des produits d’autant plus nombreux que dans sa composition chimique entrent un plus grand nombre d’éléments. La matière vivante, le protoplasma, étant, de tous les corps, le plus complexe chimiquement, devons-nous être étonnés que son oxydation soit accompagnée de phénomènes plus divers ? Au fond, la nature de ces phénomènes est toujours identique et la respiration de l’organisme vivant est aussi bien soumise aux lois de la chimie que l’oxydation d’un simple morceau de fer.

La respiration ne peut donc pas plus que la nutrition nous servir à séparer d’une façon absolue les êtres vivants des corps non vivants.

Est-ce par la faculté de reproduction que les deux groupes d’êtres qui constituent, en se complétant l’un par l’autre, l’univers, sont séparables ? La monère, parvenue à une certaine taille, se segmente pour donner naissance à deux organismes nouveaux qui se séparent et vont vivre isolément. Il semble, au premier abord, qu’il soit bien difficile de trouver un phénomène semblable dans la matière non vivante. Examinons cependant avec soin ce qui se passe, d’une part, dans la monère, qui se divise, et, d’autre part, dans un corps inorganique dont les fragments placés dans des conditions favorables s’accroissent en un corps de même taille que celui qui les a produits, et nous arriverons, je crois, à nous convaincre que le fossé qui sépare, à cet égard, le monde vivant du monde non vivant, n’est pas tellement large que nous ne puissions, avec les données de la science actuelle, jeter un pont de l’un à l’autre de ses bords.

Quand une monère se divise, on a l’habitude de dire que cette division est spontanée, c’est-à-dire indépendante de tout agent extérieur et résultant d’une propriété exclusivement inhérente à la matière vivante, au protoplasma vivant de la monère. Lorsqu’au contraire nous voyons un corps non vivant, un cristal de sel marin, par exemple, plongé dans une solution du même corps, se rompre, nous disons que sa rupture a été, provoquée, qu’elle a été déterminée par un agent extérieur au corps qui se divise, par un courant d’eau frappant rapidement ce dernier, par un choc, etc.

Les deux ordres de phénomènes ainsi interprétés paraissent être absolument différents l’un de l’autre : l’un serait spontané, l’autre est manifestement toujours provoqué. Mais si nous étudions de plus près le phénomène de la division de la monère, nous pourrons facilement nous convaincre qu’il est soumis à certaines conditions extérieures, en dehors desquelles il ne se produit jamais, mais sous l’influence desquelles il se produit toujours. Cette étude, difficile à faire avec les monères que nous ne pouvons que difficilement nous procurer, peut être accomplie très aisément avec d’autres organismes vivants, et notamment avec certaines algues filamenteuses très répandues dans nos eaux douces. Tous les observateurs ont constaté que les cellules de ces algues ne se divisent normalement qu’à de certaines heures de la journée. Ce premier fait indique bien que la division est soumise à des conditions cosmiques qui, pour nous être inconnues, n’en sont ni moins réelles ni moins actives.

Lorsque M. Strasburger, faisant ses beaux travaux sur la division du Spirogyra orthospira, eut constaté qu’elle s’accomplissait, dans son laboratoire, pendant le mois d’octobre 1874, entre dix heures et minuit, il ne lui vint certainement pas à l’esprit que cette heure était capricieusement choisie par l’algue observée ; il y vit l’influence de certaines conditions de milieu et finit par s’assurer qu’en changeant ces conditions, qu’en plaçant, par exemple, les algues dans une chambre plus froide, il pouvait retarder la division cellulaire jusqu’au lendemain matin, ou même l’empêcher complètement de se produire.

Il est facile de tirer les conclusions de ce fait qui n’est nullement limité à l’algue dont nous venons de parler, mais qui est offert sans exception par tous les organismes vivants : la division de ces organismes, loin d’être spontanée, c’est-à-dire indépendante de toute cause extérieure est, au contraire, directement placée sous la dépendance de toutes les conditions cosmiques. La chaleur, la lumière, l’électricité, etc., sont, sans nul doute, les agents producteurs de cette division ; mais comme la chaleur, la lumière, l’électricité, etc., ne sont que des mouvements moléculaires de la matière qui entoure le corps vivant, nous pouvons dire que celui-ci ne se divise que sous l’influence d’un mouvement matériel qui lui est transmis par le milieu ambiant. Ainsi envisagée, la division de la monère n’offre plus aucun caractère de spontanéité, et ne diffère de la division des corps inorganiques que par la nature des agents provocateurs de la division et par l’intensité de l’action nécessaire pour la déterminer.

Nous pouvons donc conclure de ce qui précède que, pas plus au point de vue de la segmentation qu’à ceux de la nutrition et de la respiration, on ne peut séparer, d’une façon absolue, la monère vivante, des formes inorganiques de la matière. Mais, la monère, représentant une forme de la matière aussi complexe que possible, au point de vue de la composition chimique et de la constitution moléculaire, il est facile de comprendre qu’elle obéisse bien plus facilement aux agents extérieurs à l’influence desquels elle est soumise que toute autre forme de la matière.

Il est un exemple bien vulgaire et qui cependant nous prouve que, eux aussi, les corps dits inanimés sont, dans certaines conditions déterminées, d’une grande sensibilité aux excitations extérieures. Vous êtes dans un appartement, sur votre table est une lampe allumée, quelqu’un ouvre une porte et subitement le verre de la lampe, dont les molécules sont déjà mises en mouvement par la chaleur de la flamme, se brise, se divise en un certain nombre de fragments, et cela en un point qui n’est pas le premier venu, qui au contraire, par sa constitution, présente quelque caractère particulier. Lorsque vous voyez votre verre se briser sans qu’il ait, en apparence, reçu le moindre choc, dites-vous qu’il s’est brisé spontanément ? En aucune façon ; vous essayez, pour me servir d’une expression chère à Claude Bernard, « de déterminer » les conditions dans lesquelles le phénomène s’est accompli et la nature de l’agent qui l’a produit. Telle est la conduite que nous devons tenir quand nous voyons la masse protoplasmique d’une monère ou d’une cellule quelconque se diviser. Nous devons chercher à déterminer l’agent producteur de la division, et nous sommes bien certains à l’avance que cet agent ne peut être que de nature physique ou chimique.

Nous avons à examiner maintenant si c’est par la faculté qu’elle possède de se mouvoir, et par celle de sentir, que la monère se distingue des corps non vivants.

La monère fait deux ordres de mouvements : l’un, dont la conséquence est un simple changement de forme ; l’autre, qui a pour résultat le changement de lieu, le déplacement de l’animal. Examinons-les successivement.

En premier lieu, devons-nous considérer la faculté de changer de forme comme appartenant exclusivement à la matière vivante ? Il suffit presque de poser la question pour qu’elle soit résolue. L’examen le moins attentif suffit pour faire reconnaître que le changement de forme de la monère n’est que la conséquence de la dilatation de certaines parties de sa masse ou de la contraction de certaines autres parties. Or, ces phénomènes sont loin de se produire exclusivement dans la matière vivante. Il n’est pas un seul corps inorganique qui ne les manifeste plus ou moins nettement. Prenez dans les mains un morceau de soufre, les craquements qu’il ne tarde pas à faire entendre vous sont un indice certain de la dilatation de sa masse, dilatation produite par l’écartement des molécules qui le constituent. Suivez attentivement ce qui se passe dans un tube étroit remplit de mercure, vous verrez la petite colonne de métal s’allonger et se raccourcir alternativement, en d’autres termes, se dilater ou se contracter, suivant que la température ambiante s’élève ou s’abaisse.

Si, au lieu de prendre un corps à forme très régulière, comme la colonne cylindrique de mercure contenue dans un tube thermométrique, nous prenons un corps à contours très irréguliers et en même temps formé par la juxtaposition de substances différentes, inégalement contractiles ou dilatables, il est incontestable que la dilatation ou la contraction de ce corps seront accompagnées de changements dans sa forme d’autant plus manifestes que l’énergie de la dilatation et de la contraction sera plus considérable et plus différente dans les divers points de la masse ; de telle sorte que sous l’influence de la dilatation ou de la contraction la forme du corps pourra changer du tout au tout. Entre ce corps et la monère il n’existera qu’une différence de plus ou de moins ; la nature des mouvements sera la même.

On peut, il est vrai, objecter que la monère change de forme spontanément, tandis que le corps inorganique n’en change que sous l’influence d’agents extérieurs, tels que la chaleur. Mais sachant déjà que l’épithète de « spontanée » appliquée à un phénomène n’a été imaginée que pour cacher notre ignorance de la cause déterminante de ce phénomène, nous ne nous laisserons pas entraîner à considérer comme spontanés tous les mouvements dont nous ignorons la cause. Est-ce que le paysan qui voit une nappe de brouillard s’élever du sol et gravir lentement le flanc d’une montagne pour aller former un nuage à son sommet, n’est pas tenté de croire ou plutôt ne croit pas que le mouvement du brouillard est spontané ? Et cependant nous savons ce qu’il faut penser de cette prétendue spontanéité.

Lors donc que nous constatons dans le protoplasma de la monère un changement, ou lorsque nous voyons ce petit organisme se déplacer, nous devons rechercher quel est l’agent qui détermine l’une ou l’autre de ces deux sortes de mouvements. Alors même qu’il nous serait impossible de découvrir cet agent, nous ne devrions pas imiter le paysan qui, dans son ignorance, admet des effets sans cause, ou, si vous préférez cette expression, des phénomènes sans antécédents.

Sait-on pourquoi la légère boule de sureau d’un pendule électrique s’approche d’un bâton de verre électrisé par frottement, puis s’en éloigne après l’avoir louché ? non, certes ; cependant le lecteur sourirait, sans nul doute, de commisération, si je lui disais que la boule se comporte de cette façon parce que cela lui plaît ; qu’elle se rapproche du bâton de verre parce qu’il lui est sympathique, que si elle s’en éloigne après le contact, c’est parce que, après avoir fait sa connaissance elle le considère comme dangereux. En d’autres termes, on ne saurait admettre que les mouvements de la balle de sureau sont spontanés, c’est-à-dire indépendants de toute autre cause que la volonté de la balle. N’est-ce pas ainsi cependant qu’on agit quand, voyant une monère aller au-devant d’un rayon de soleil qui tombe sur l’eau, on affirme qu’elle se meut spontanément ; ce qui revient à dire qu’il lui plaît d’aller au-devant du rayon lumineux, que le rayon lui est sympathique. On me permettra de citer un petit fait qui me paraît fort intéressant au point de vue des changements de forme et des mouvements de déplacement.

Wolff a constaté dans ces derniers temps, que l’appareil olfactif de l’abeille commune est formée par la réunion de petites cellules offrant à leur extrémité périphérique une cupule au centre de laquelle est inséré un long filament. Dans cette cupule se trouve un liquide visqueux qui se répand le long du filament. M. Wolff[22] place une goutte de ce liquide sur une lamelle de verre qu’il transporte sous le microscope ; il approche alors du liquide olfactif une petite aiguille portant à son extrémité une gouttelette d’une essence odorante ; immédiatement la goutte de liquide olfactif change de forme et même se déplace. Les molécules gazeuses de l’essence, en venant frapper sa surface, suffisent pour déterminer ce double mouvement. La conséquence de cette expérience est facile à tirer : dans la nature, l’ébranlement du cil vibratile de la cellule olfactive est déterminé par les vibrations des molécules gazeuses dites odorantes qui viennent frapper le liquide olfactif dont le cil est recouvert ; l’ébranlement moléculaire du cil est transmis au corps de la cellule olfactive, puis au nerf olfactif qui le communique aux centres nerveux olfactifs ; là cette vibration moléculaire se transforme en ce que nous nommons la sensation d’odeur. Ce petit fait ne confirme-t-il pas ce que je disais tout à l’heure, que quand nous voyons un corps matériel quelconque entrer en mouvement, notre première préoccupation doit être de chercher la cause déterminante du mouvement, au lieu de nous endormir dans une douce quiétude, après avoir déclaré que tel ou tel mouvement, dont nous ne saisissons pas la cause, est « spontané ».

Pour moi, je ne pense pas qu’il y ait plus de mouvements spontanés chez les êtres vivants que dans les corps inorganiques ; je crois que tout mouvement, qu’il consiste en un simple changement de forme ou en un déplacement du corps entier, est nécessairement provoqué par un agent extérieur, ou, pour mieux dire, par un mouvement antécédent.

Il me reste à parler de la sensibilité, eu, pour employer un terme qui est plus à la mode parmi les biologistes modernes, de l’irritabilité.

Quand on voit une monère se déplacer ou changer de forme sous l’influence du contact d’un corps étranger, on dit qu’elle est sensible ou irritable, et l’on ajoute que la sensibilité ou l’irritabilité est une propriété appartenant en propre et exclusivement aux êtres vivants. C’est là encore une manière de voir à laquelle nous devons, je pense, renoncer. Si, en effet, nous disons que la monère est sensible parce qu’elle change de forme quand on la touche, ne devrait-on pas en dire autant du liquide olfactif, qui se comporte exactement de la même façon quand on approche de lui une goutte d’essence ? La vérité est que ces mots : sensibilité et irritabilité ne veulent pas dire autre chose que ceci : « Quand un agent extérieur agit sur un corps déterminé, ce dernier obéit à l’action qui s’exerce sur lui. » Or, ce fait n’est pas exclusivement propre à la matière vivante, il nous est offert par tous les corps que nous connaissons, avec cette différence que, suivant les corps, il est plus ou moins manifeste.

L’étude comparée que nous venons de faire des propriétés biologiques de la monère nous permet, je crois de conclure, sans crainte de nous tromper, que toutes ces propriétés se retrouvent dans la matière non vivante, mais que dans la monère elles se manifestent avec une intensité tellement considérable, que l’on peut facilement se laisser entraîner à leur donner des dénominations particulières.

Nous sommes d’autant plus sollicités d’entrer dans cette voie, que nos sciences, encore dans l’enfance, nous laissent ignorer le pourquoi et le comment de la plupart des phénomènes naturels dont nous constatons la production. Cependant, elles sont aujourd’hui assez avancées pour que nous puissions admettre, sans crainte de nous tromper, que tous les phénomènes biologiques ne sont, en réalité, que des phénomènes physiques ou chimiques. Nous ignorons bien des choses, mais nous en connaissons assez pour ne plus nous laisser entraîner à considérer comme des vérités les opinions engendrées par l’ignorance de nos pères ou par la nôtre.

L’origine de la matière vivante. Il me paraît maintenant possible de faire à la question posée plus haut : quelle est l’origine de la matière vivante ? la réponse suivante : la matière vivante s’est produite par suite de la combinaison, dans des conditions déterminées, de principes organiques et inorganiques soumis à toutes les lois de l’affinité chimique. Que cette combinaison se soit effectuée dans des conditions de chaleur, de lumière, d’électricité, etc., convenables, et la matière formée aura pu manifester les propriétés dites de la vie. Cette réponse trouve ses arguments non seulement dans tout ce que nous avons dit des propriétés des êtres vivants comparées à celles des corps non vivants, mais encore dans ce que nous savons relativement à la constitution intime de la matière. Si la matière est une, si les divers corps qu’elle forme ne diffèrent que par les rapports des atomes pondérables entre eux et par la diversité des mouvements des atomes, il me paraît aussi aisé de passer des matières albuminoïdes non vivantes au protoplasma vivant que de l’éther impondérable à la matière pondérable.

Tout cela, dira-t-on peut-être, n’est qu’hypothèse ! Sans doute, mais cette hypothèse réunit les deux conditions essentielles de probabilité qu’on puisse exiger d’une hypothèse : elle est la plus simple qu’il soit possible d’imaginer, en même temps qu’elle est la plus apte à expliquer scientifiquement, c’est-à-dire sans l’intervention d’aucune force occulte, tous les phénomènes dont l’univers est le siège, depuis la formation de la nébuleuse jusqu’à celle de l’organisme vivant le plus compliqué, en passant par les innombrables systèmes solaires et planétaires qui peuplent l’immensité des cieux et par les formes presque aussi nombreuses d’organismes qui pullulent dans les eaux douces et salées et sur les continents de notre petit globe.

Ayant répondu avec les données actuelles de la science à la question de l’origine de la matière vivante, il nous reste à montrer par quels moyens on peut expliquer l’origine des innombrables espèces d’animaux et de végétaux qui peuplent la terre. Deux questions sont contenues dans celle-là : l’une, dont il a déjà été parlé plus haut, relative à la perpétuation des êtres vivants, ou, pour employer les termes qui nous ont déjà servi, à la génération de ces êtres envisagés en tant qu’individus, et l’autre relative à la formation des espèces et autres groupes admis par les naturalistes. Genèse des êtres vivants. Si l’on veut que je prenne des exemples, il nous reste à expliquer : 1o comment il se fait qu’un homme donne toujours naissance à un autre homme, un chêne à un autre chêne ; comment il se fait qu’une écrevisse, qu’un bolet, un ver de terre, une monère, produisent toujours l’écrevisse une autre écrevisse, le bolet un autre bolet, le ver de terre un autre ver de terre, la monère une autre monère ; 2o d’où vient l’espèce Homme, l’espèce Chêne, l’espèce Écrevisse, l’espèce Bolet, l’espèce Ver de terre, l’espèce Monère, etc.

Nous avons vu comment Buffon répondait à la première question ; je crois qu’il n’est pas inutile de le rappeler pour montrer la filière par laquelle sont passées les idées des naturalistes depuis son époque. Buffon admettait d’abord l’existence dans tout organisme vivant de « parties semblables au tout, » capables de reproduire un organisme identique au premier quand elles deviennent libres, et qu’elles trouvent l’alimentation nécessaire à leur accroissement ; il pensait, en second lieu, que les parties semblables au tout sont d’autant plus nombreuses que l’organisme est plus inférieur ; en d’autres termes, il admettait que dans les organismes inférieurs toutes les parties élémentaires se ressemblent à tel point qu’elles sont toutes capables de reproduire un organisme nouveau, semblable à celui dont elles ont fait partie ; en troisième lieu, enfin, il supposait que les « parties semblables au tout » capables de reproduire l’animal ou le végétal proviennent de l’accumulation des « molécules organiques » nutritives, inutiles à l’accroissement, superflues pour ainsi dire. Ces parties venant de toutes les régions du corps, elles réunissent les propriétés et les caractères de toutes ces régions, autrement dit de l’organisme entier ; dans les organismes les plus élevés, il faut que des parties venues du mâle s’unissent aux parties venues de la femelle pour former un individu nouveau.

J’ai à peine besoin de dire que la partie de cette théorie relative aux molécules organiques nous est absolument inutile ; elle n’eut, du reste, qu’un très faible succès à l’époque de Buffon. L’homme qui peut au plus juste titre passer pour son élève[23], Lamarck n’y fait même pas allusion. Parlant de l’origine des premiers êtres vivants, il dit[24] : « Voyons comment la nature a pu produire directement les premiers corps vivants, ceux-ci lui ayant ensuite suffi pour amener progressivement la formation des autres. En donnant l’existence aux corps inorganiques et en formant par cela divers assemblages de matières diverses, ce qu’elle parvient à faire, tantôt par de simples réunions, tantôt par cohésion ou par agrégation des molécules, la nature a pu, parmi les corps résultés de ces opérations, en former qui soient propres à recevoir les premiers traits de l’organisation et les mouvements qui constituent la vie. C’est effectivement ce qu’elle paraît avoir fait. »

Il fait passer, on le voit, la matière directement des corps inorganiques aux premiers corps organisés et vivants. Dans les autres parties de sa doctrine, il ne parle pas davantage des « molécules organiques de Buffon ». Nous ferons comme lui, après avoir rappelé toutefois, que des molécules organiques de Buffon aux cellules des modernes il n’y a peut-être pas extrêmement loin. Cela est vrai, surtout des « parties semblables au tout » qui jouent un rôle si considérable dans sa théorie de la génération. Parmi les « parties semblables au tout », il place en effet les cellules reproductrices, les bourgeons, etc.

La théorie des « parties semblables au tout » a eu un sort plus heureux que celle des « molécules organiques ». C’est elle que nous retrouverons dans l’œuvre de Darwin sous le nom de « Pangenèse ». Elle avait été précédée d’une autre doctrine qui était en grande vogue à l’époque de Buffon, celle de l’emboîtement des germes, dont je dois dire quelques mots.

Théorie de l’emboîtement des germes. Déjà vaguement indiquée par les naturalistes du xviie siècle, elle dut sa dernière expression à un naturaliste genevois d’une grande valeur, Ch. Bonnet. C’est à lui que je vais donner la parole pour exposer cette célèbre doctrine. Je me borne à rappeler qu’on désignait à cette époque par le nom de théorie de l’épigenèse celle qui consiste à admettre, avec Buffon et avec tous les naturalistes modernes, que le développement des animaux et des végétaux se fait par l’apparition successive de tissus, d’organes, de membres, qui n’existaient pas dans l’œuf, qui se forment graduellement et s’ajoutent les uns aux autres. Ceci dit, écoutons Bonnet : « Sans être, dit-il[25], un Malpighi, un Haller, un Albinus, on comprend très bien que toutes les parties d’un animal ont entre elles des rapports si directs, si variés, si multipliés, des liaisons si étroites, si indissolubles, qu’elles doivent avoir toujours coexisté ensemble. Les artères supposent les veines : les unes et les autres supposent les nerfs ; ceux-ci le cerveau ; ce dernier, le cœur ; et tous supposent une multitude d’autres organes.

» Vouloir qu’un animal se forme comme un sel ou un cristal, de la réunion de différentes molécules, qui s’assemblent en vertu de certaines forces de rapport ; admettre que le cœur est formé avant le cerveau, celui-ci avant les nerfs ; en un mot, soutenir que l’animal se façonne par apposition, c’est préférer Scudéry à Bossuet, le roman à l’histoire.

» Des sages appelés à éclairer le monde ont choqué les règles de la logique la plus commune : ils ont jugé du temps où les parties d’un animal ont commencé d’exister par celui où elles ont commencé à devenir visibles ; et tout ce qu’ils ne voyaient point, n’existait point. »

Il cite alors l’exemple du poulet, dans lequel on croit, dit-il, que les organes apparaissent les uns après les autres, et il affirme que cela est une illusion, que toutes les parties existaient à l’avance dans l’œuf, mais qu’on ne les voyait pas. Et il ajoute[26] : « Bien d’autres faits concourent avec ceux-ci à établir la préexistence des « touts organiques ». »

Parlant des bourgeons qui poussent sur un arbre ou un polype, et d’un tronçon d’animal qui reproduit l’animal entier, il dit : « La partie qui se reproduit passe donc par tous les états et par tous les degrés d’accroissement par lesquels l’animal entier avait passé lui-même. Elle a donc probablement la même origine : elle est un véritable animal, qui préexistait très en petit dans le grand animal qui lui a servi de matrice (p. 264). »

Parlant de la préordination qui doit exister dans l’univers, il ajoute (p. 268) : « Quel serait notre étonnement, si nous pouvions pénétrer dans ses profondeurs et promener nos regards dans cet abîme ! Nous y découvririons un monde bien différent du nôtre, et dont les décorations bizarres nous jetteraient dans un embarras qui s’accroîtrait sans cesse. Un Réaumur, un Jussieu, un Linnæus s’y perdraient. Nous y chercherions nos quadrupèdes, nos oiseaux, nos reptiles, nos insectes, etc., et nous ne verrions à leur place que des figures bizarrement découpées dont les traits irréguliers et informes nous laisseraient incertains si ce que nous aurions sous les yeux serait un quadrupède ou un oiseau. Il en serait de ces figures comme de celles de l’optique, qu’on ne parvient à reconnaître qu’en les redressant avec un miroir. La fécondation fait ici l’office de ce miroir : elle est le principe d’un développement qui redresse les formes et nous les rend sensibles.

» Cet état dans lequel nous concevons qu’ont été d’abord tous les corps organisés, est l’état de germe, et nous dirons que le germe contient, en raccourci, toutes les parties du végétal ou de l’animal futurs…

» Il n’acquiert donc pas des organes qu’il n’avait point ; mais des organes qui n’apparaissaient point encore commencent à devenir visibles…

» Il est possible que tous les germes d’une même espèce aient été originairement emboîtés les uns dans les autres, et qu’ils ne fassent que se développer de génération en génération, suivant une progression que la géométrie tente d’assigner.

» Cette hypothèse de l’emboîtement est une des plus belles victoires que l’entendement pur ait remporté sur les sens. Les calculs effrayants par lesquels on entreprend de la combattre prouvent seulement qu’on peut toujours ajouter des zéros à des unités, et accabler l’imagination sur le poids des nombres.

» Mais en accumulant des nombres, on n’accumule pas des faits, et la nature elle-même semble nous fournir des preuves directes de l’emboîtement. Elle nous montre des parties osseuses d’un fœtus, renfermées dans un autre fœtus, un œuf renfermé dans un autre œuf, un fruit dans un autre fruit, un fœtus dans un autre fœtus, etc. »

Pour Bonnet et pour tous les partisans de l’emboîtement des germes, l’œuf contient, avant la fécondation, toutes les parties qui entreront plus tard dans la composition de l’animal. Mais ces parties, et notamment la plus importante d’entre elles, le cœur, ont besoin pour s’accroître d’un stimulant qui leur est fourni, au moment de la fécondation, par le liquide mâle. « Le poulet, dit Bonnet (ibid., p. 274), était tout entier dans l’œuf avant la fécondation. Il ne doit donc pas son origine à la liqueur que le coq fournit : il était dessiné en petit dans l’œuf antérieurement au commerce des sexes. Le germe appartient donc uniquement à la femelle. » Dans une note ajoutée à ce paragraphe, Bonnet dit encore : « M. Spallanzani a démontré, par une suite nombreuse d’observations bien faites, que ce qu’on nomme les œufs dans la grenouille ou le crapaud, n’en sont point ; mais qu’ils sont réellement le petit animal ou le têtard, bien complet, replié sur lui-même, et qu’on aperçoit distinctement dans les prétendus œufs non fécondés, comme dans ceux qui l’ont été. L’observateur a démontré la même chose chez les salamandres aquatiques. Il a plus fait encore : il a fécondé artificiellement les embryons préexistants de ces divers amphibies ; et il lui a suffi pour opérer cette singulière fécondation, de toucher l’espèce d’œuf avec la pointe d’une aiguille ou d’un pinceau, humectés légèrement de la liqueur du mâle. C’est à peu près de la même manière que s’opère la fécondation naturelle de ces amphibies : on n’ignore pas, en effet, qu’elle ne s’exécute point dans l’intérieur de la femelle. Le mâle de la grenouille ou du crapaud répand sa liqueur sur les œufs que la femelle vient de pondre ; et l’épaisse couche de glaire dont ils sont alors enveloppés n’empêche point que cette liqueur ne pénètre jusqu’à l’embryon. Il en est de même encore de la fécondation chez les poissons à écailles. Le mâle répand ses laites sur les œufs, après que la femelle s’en est déchargée. Avant que M. Spallanzani eût tenté de féconder artificiellement les espèces d’œufs de la grenouille et du crapaud, un autre observateur avait réussi à féconder de la sorte les œufs de divers poissons. Ainsi, ce qui se passe à découvert dans la fécondation des œufs des poissons et des amphibies, se passe dans l’obscurité d’un ovaire chez les autres animaux. C’est donc toujours par dehors que l’œuf est fécondé, soit chez les ovipares, soit chez les vivipares ; et il était bien naturel de le supposer, dès qu’on admettait que l’embryon préexiste tout entier dans l’œuf : car on devait en inférer que le sperme n’agissait que comme un principe stimulant et nourricier. »

On remarque avec quelle insistance Bonnet nomme les œufs des « espèces d’œufs », pour indiquer que ce ne sont pas seulement des œufs, mais bien des « embryons préexistants », et déjà complètement formés, n’attendant plus que la stimulation du sperme pour se développer.

Revenons au poulet, et voyons comment Bonnet interprète le rôle de la fécondation. Ayant admis que le poulet préexiste dans la poule et qu’il a tous ses organes y compris le cœur, il ajoute[27] : « L’évolution ou le développement s’opère par la nutrition. La nutrition suppose la circulation. Enfin, le cœur est le principe de la circulation. S’il se fait une circulation dans le germe avant la fécondation, vous conviendrez au moins qu’elle n’est pas suffisante pour opérer cette évolution totale, qui rend le germe visible et qui donne à toutes les parties les formes, les proportions et l’arrangement qui caractérisent l’espèce. Le germe ne peut donc achever de se développer dans un œuf qui n’a point été fécondé, et l’incubation ne ferait que hâter sa corruption. Cependant, que lui manque-t-il pour continuer à croître ? Il a tous les organes nécessaires à l’évolution. Il a même déjà pris un certain accroissement ; car les œufs croissent dans les poules vierges ; leurs ovaires en renferment de toutes grandeurs. Le germe y croît donc aussi. Pourquoi ne peut-il se développer davantage ? Quelle force secrète le retient dans les limites de l’invisibilité ? L’accroissement dépend de l’impulsion du cœur. Un plus grand développement dépend donc d’une plus grande impulsion. Ce degré d’impulsion manque donc au cœur du germe qui n’a pas été fécondé. Ceci démontre une certaine résistance dans les parties du germe. À mesure qu’il croît, cette résistance augmente. Les unes résistent plus que les autres ; les parties osseuses ou qui doivent le devenir plus que les membraneuses ou qui doivent toujours demeurer telles. Le cœur du germe a donc besoin d’un degré de force déterminé pour surmonter cette résistance. Sa force est dans son irritabilité, ou dans le pouvoir de se contracter de lui-même à l’attouchement d’un liquide. Augmenter l’irritabilité du cœur c’est augmenter sa force impulsive. La fécondation accroît sans doute cette force, et elle peut seule l’accroître, puisque ce n’est que par son intervention que le germe parvient à franchir les limites étroites qui le retenaient dans son premier état. La liqueur fécondante est donc un vrai stimulant, qui, porté au cœur du germe, l’excite puissamment et lui communique une nouvelle activité. Voilà en quoi consiste ce que nous nommons la conception. Le mouvement une fois imprimé au petit mobile s’y conserve par la seule énergie de son admirable mécanique. »

Bonnet ajoute[28] que « la liqueur prolifique n’est pas un simple stimulant, » mais qu’elle « est encore un fluide nourricier, approprié à l’extrême délicatesse des parties du germe. »

La théorie de l’emboîtement des germes fut adoptée par la plupart des naturalistes du xviiie siècle. Elle leur paraissait si simple qu’il n’y a pas de sarcasmes et de railleries dont ils ne fissent usage contre les partisans de l’épigenèse, c’est-à-dire contre ceux qui « n’admettent point de germes préformés, et qui veulent que l’animal soit généralement engendré, parties après parties, de la réunion de différentes molécules, qui s’assemblent en vertu de certains rapports.[29] » Parmi les partisans de l’épigenèse, le plus illustre alors était Buffon. C’est à lui surtout que Bonnet fait allusion, quand il dit : « Soutenir que l’animal se façonne par apposition, c’est préférer Scudéry à Bossuet, le roman à l’histoire[30]. » C’est de lui qu’il dit : « Des sages appelés à éclairer le monde ont choqué les règles de la logique la plus commune ils ont jugé du temps où les parties d’un animal ont commencé d’exister par celui où elles ont commencé à devenir visibles ; et tout ce qu’ils ne voyaient point, n’existait point[31]. » C’est encore à lui qu’il adresse ces paroles peu aimables : « C’est sur ces apparences trompeuses qu’on a imaginé que l’animal se formait par apposition, comme une végétation chimique. L’on a bâti là-dessus des systèmes plus hardis que solides, et qu’un intérêt secret étaye, défend et propage[32]. »

Les partisans de l’emboîtement ne se faisaient cependant pas tout à fait illusion sur les difficultés de leur système. Il ne pouvait échapper à leur perspicacité que l’esprit conçoit difficilement comment une série indéfinie de germes d’hommes ou de poulets peuvent être emboîtés dans chaque homme ou dans chaque poulet. Ils essayaient de résoudre cette difficulté ou plutôt de l’écarter, mais sans y pouvoir parvenir. Qu’on en juge par les explications de Bonnet[33] : « Le terme d’emboîtement, dit-il, dont on se sert en parlant des germes, réveille une idée qui n’est point du tout exacte. Les germes ne sont pas renfermés, comme des boîtes ou des étuis, les uns dans les autres : un germe fait partie d’un autre germe, comme une graine fait partie de la plante sur laquelle elle se développe. Cette graine renferme une petite plante, qui a aussi ses graines dans chacune desquelles se trouve une plantule d’une petitesse proportionnée. Cette plantule a elle-même ses graines et celles-ci des plantules incomparablement plus petites, etc., etc. Toute cette suite d’êtres organisés, toujours décroissants, fait partie de la première plante et y prend ses premiers accroissements. » « Il est très connu, ajoute-t-il, que les œufs croissent dans les poules vierges, et il est bien démontré aujourd’hui que le germe y préexiste. Ce germe y croît donc aussi, mais ce germe en renferme d’autres qui croissent avec lui et par lui. »

À notre époque, le microscope a pénétré si profondément dans l’organisation des animaux, il en a si bien scruté tous les détails et mis à découvert les éléments constitutifs, il nous a procuré une connaissance si exacte de l’œuf, qu’il serait superflu de discuter la théorie de l’emboîtement des germes. Au xviiie siècle, elle eut un succès considérable. Bonnet qui l’imagina, Haller qui s’y rallia aussitôt, et qui peut même passer pour l’un de ses créateurs, Spallanzani, Réaumur, etc., en furent les apôtres ardents et quelque peu violents, comme sont tous les apôtres. En combattant cette doctrine, Buffon s’exposait à leurs coups et ne manqua pas d’en recevoir. Les citations faites plus haut en portent témoignage.

La théorie des germes flottants. À côté de la théorie de l’emboîtement des germes, on trouve, au xviiie siècle, une autre façon d’interpréter la multiplication et la génération des animaux qui a pu servir de point de départ à l’hypothèse des « molécules organiques » de Buffon. On supposait qu’il existait dans l’atmosphère un nombre considérable de germes indestructibles de toutes les espèces d’animaux et de végétaux, germes ayant existé de tout temps et n’attendant que de pénétrer dans un organisme convenable pour s’y développer. D’après cette théorie, par exemple, les germes de l’homme flottent dans l’air, pénètrent dans la femme et s’y développent en un homme nouveau ou en une femme nouvelle. Bonnet, tout en repoussant cette doctrine, la traite cependant avec beaucoup de ménagements ; il la place bien au-dessus de celle de l’épigenèse, pour laquelle il réserve tous ses sarcasmes.

L’œuf est une simple cellule. C’est cette dernière cependant qui devait triompher dans la lutte des doctrines. Le microscope ne devait pas tarder, en effet, à montrer d’une façon aussi certaine que possible que l’œuf est un simple élément anatomique, sans autre organisation que sa division en une masse protoplasmique granuleuse, un noyau et une membrane d’enveloppe, que sa segmentation pour produire d’autres cellules, et, finalement, un embryon, ne commence qu’après la fusion de sa substance avec celle d’une cellule mâle. Nous reviendrons plus bas sur cette question.

L’hérédité.
L’origine des individus.
Je veux d’abord traiter celle que j’ai posée plus haut en ces termes : « Pourquoi l’homme donne-t-il toujours naissance à un autre homme, pourquoi tout animal ou tout végétal produit-il toujours un animal ou un végétal plus semblable à lui-même qu’à tous les autres animaux ou végétaux ? » C’est ce qu’on peut appeler la question de l’origine des individus, question qui se confond avec celle de l’hérédité.

Les « unités physiologiques » de H. Spencer. Deux réponses seulement y ont été faites depuis l’époque de Buffon : l’une par Darwin, l’autre par M. Hæckel. Je ne parle pas de l’hypothèse des « unités physiologiques » de M. Herbert Spencer, parce que cette hypothèse est, en réalité, non pas l’explication du fait, mais la constatation du fait lui-même, ainsi d’ailleurs que le reconnaît le savant philosophe anglais. Il admet que chaque organisme est formé d’unités qui « ont une structure spéciale dans laquelle elles tendent à s’arranger, comme en ont les unités de matière organique »[34], et que dans chaque espèce animale ou végétale ces unités ont « une aptitude intrinsèque à s’agréger dans la forme de cette espèce, »[35], de même que « dans les atomes d’un sel réside une aptitude intrinsèque à cristalliser d’une façon particulière ». Ce n’est pas là véritablement une solution du problème, mais une constatation indirecte d’un fait qu’il s’agit d’expliquer.

Hypothèse de la pangenèse de Darwin. Darwin a exposé son opinion sous le nom de « Hypothèse provisoire de la pangenèse »[36]. Il part, comme est contraint de le faire tout savant de notre époque, de la cellule ou « unité » à la fois physiologique et morphologique de tous les organismes vivants, et il admet que « ces unités engendrent des petits granules qui se dispersent dans le système entier ; que ces granules, quand ils reçoivent une nutrition suffisante, se multiplient par division spontanée et se développent ultérieurement en cellules semblables à celles dont ils dérivent ». Il propose pour ces granules le nom de « gemmules », et il ajoute : « Émises par toutes les parties du système, ces gemmules se réunissent pour former les éléments sexuels, et leur développement dans la génération suivante constitue un être nouveau ; mais elles peuvent également se transmettre à l’état latent à des générations futures et se développer alors. Ce développement dépend de leur union avec d’autres gemmules pareillement développées, ou des cellules naissantes qui les précèdent dans le cours régulier de la croissance. Je suppose que les gemmules sont émises par chaque unité, non seulement pendant l’état adulte, mais aussi pendant chaque phase du développement ; mais non pas nécessairement pendant toute l’existence de la même unité. Je suppose, enfin, que les gemmules à l’état latent ont une affinité naturelle les unes pour les autres, d’où résulte leur agrégation en bourgeon ou en élément sexuel. Ce ne sont pas les organes reproducteurs ou les bourgeons qui engendrent de nouveaux organismes, mais les unités dont chaque individu est composé. »

À cet exposé si net, je n’ajouterai qu’une seule remarque. Comme il est aujourd’hui bien démontré que toutes les cellules des animaux et des végétaux ne se multiplient que par segmentation et qu’aucune cellule ne naît dans un blastème ou liquide amorphe, on ne peut admettre que les granules de Darwin forment directement des cellules par leur union, ainsi qu’on pourrait le déduire de la citation que je viens de faire ; il faut penser qu’il a voulu dire simplement que ces gemmules pénètrent dans certaines cellules, celles des bourgeons ou celles des organes sexuels, en leur apportant en quelque sorte les caractères de toutes les cellules d’où elles proviennent, c’est-à-dire de toutes les cellules de l’organisme.

Avec cette hypothèse, Darwin explique tous les phénomènes de la génération des animaux et des végétaux. Si le bourgeon d’un saule ou d’un polype est capable de produire un saule ou un polype semblable à celui qui lui a donné naissance, cela est dû à ce que les cellules de ce bourgeon, ont été formées par des gemmules provenant de toutes les cellules du saule ou du polype primitif. Si l’œuf d’une poule peut produire un poulet semblable à la poule qui a pondu l’œuf et au coq qui l’a fécondé, cela tient à ce que l’œuf est formé de gemmules fournies par toutes les cellules de la poule et à ce que le spermatozoïde fécondateur qui s’est fondu avec l’œuf est constitué par des gemmules provenant de toutes les cellules du coq. Si le petit-fils d’un homme est capable de présenter des caractères que n’avait pas son père, mais que possédait son grand-père, cela tient à ce que pendant une génération entière les gemmules du grand-père sont restées à l’état latent. Enfin, si toutes les sortes de cellules, épidermiques, osseuses, nerveuses, musculaires, sanguines, etc., d’un homme, se retrouvent dans son fils et dans toutes les générations successives des hommes, cela tient à ce que chacune de ces cellules produit des gemmules qui donnent naissance à des cellules semblables. « Les physiologistes, dit Darwin[37], admettent ordinairement que les unités du corps sont autonomes ; je fais un pas de plus et j’admets qu’elles émettent des gemmules reproductrices. En conséquence, un organisme n’engendre pas son semblable comme un tout, mais chaque unité séparée engendre une unité semblable. Les naturalistes ont souvent affirmé que chaque cellule d’une plante possède la capacité potentielle de produire la plante entière ; or, cette cellule ne possède cette propriété que parce qu’elle contient des gemmules provenant de chaque partie de la plante. Quand une cellule ou unité se trouve modifiée en vertu d’une cause quelconque, les cellules qui en proviennent sont modifiées de la même manière. Si on accepte provisoirement notre hypothèse, on doit admettre que toutes les formes de la reproduction asexuelle sont fondamentalement les mêmes, soit que la reproduction se fasse pendant la maturité de l’individu ou pendant sa jeunesse, et dépend de l’agrégation mutuelle et de la multiplication des gemmules. La régénération d’un membre amputé et la cicatrisation d’une blessure constituent un phénomène analogue à la reproduction asexuelle, mais se produisant seulement sur une partie du corps. Les bourgeons semblent contenir des cellules naissantes appartenant à la phase du développement existant au moment où le bourgeon se produit, et ces cellules sont prêtes à s’unir avec les gemmules provenant des cellules qui leur succèdent immédiatement dans la série. Les éléments sexuels, au contraire, ne contiennent pas des cellules naissantes analogues ; l’élément mâle et l’élément femelle pris séparément ne contiennent pas un nombre suffisant de gemmules pour amener un développement indépendant, sauf toutefois dans le cas de parthénogenèse. Le développement de chaque organisme, y compris toutes les formes de la métamorphose et de la métagenèse, dépend de la présence de gemmules émises à chaque période de la vie, et du développement de ces gemmules à une période correspondante, en union avec les cellules précédentes. On peut dire que ces cellules sont fécondées par les gemmules qui les suivent immédiatement dans l’ordre du développement. En conséquence, l’acte de la fécondation ordinaire et le développement de chaque partie de chaque organisme sont des phénomènes absolument analogues. L’enfant, à proprement parler, ne croît pas pour devenir un homme, mais il contient des germes qui se développent lentement et successivement et qui finissent par former l’homme ; chez l’enfant aussi bien que chez l’adulte, chaque partie engendre une partie semblable. On doit regarder l’hérédité comme une simple forme de croissance, semblable à la division spontanée d’un organisme unicellulaire inférieur. Le retour provient de ce que l’ancêtre a transmis à ses descendants des gemmules latentes, qui se développent éventuellement dans certaines conditions connues ou inconnues. On pourrait comparer chaque animal et chaque plante à une couche de terre pleine de graines, dont les unes germent rapidement, dont les autres restent inactives pendant une période plus ou moins longue, tandis que d’autres périssent. Quand nous entendons dire qu’un homme porte dans sa constitution les germes d’une maladie héréditaire, l’expression est en somme absolument correcte. Jusqu’à présent on n’a pas encore essayé, que je sache, de relier l’une à l’autre ces grandes catégories de faits ; l’hypothèse que je propose, très imparfaite d’ailleurs, je le reconnais, est donc la première. En résumé, un être inanimé est un microcosme, un petit univers, composé d’une foule d’organismes, doués de la propriété de se propager eux-mêmes, extraordinairement petits, et aussi nombreux que les étoiles du ciel. »

Analogies entre la théorie de Darwin et celle de Buffon. Je n’ai pas besoin d’insister sur l’analogie profonde qui existe entre cette théorie et celle de Buffon. Dans les « gemmules » de Darwin, il est facile de voir les filles des « molécules organiques » de Buffon. Les unes comme les autres proviennent de toutes les parties du corps et forment par leur agrégation ce que Buffon appelle des « parties semblables au tout », car l’œuf qui n’est qu’une cellule, une unité, mais une cellule, une unité capable de reproduire le tout, quand il aura été fondu avec cette autre unité, le spermatozoïde, l’œuf, dis-je, dans les deux théories, est formé de particules, de gemmules, provenant de toutes les parties de l’organisme femelle, comme le spermatozoïde est formé de particules, de gemmules, venant de toutes les parties de l’organisme mâle. Dans les deux théories aussi, les « molécules organiques » ou les « gemmules » sont susceptibles de se conserver sans s’altérer, Buffon allant-même jusqu’à les faire indestructibles. Darwin dit bien que les « molécules organiques de Buffon », qui semblent au premier abord identiques aux gemmules de son hypothèse, en sont essentiellement différentes, mais il ne montre pas en quoi consiste la différence ; elle ne réside, en effet, réellement, que dans la différence des époques où les deux hypothèses ont été émises.

Théorie de « la conservation et régénération des molécules organiques » de Elspberg. La même analogie existe entre les théories de Buffon et de Darwin, d’une part, et celle qu’un savant américain, M. Elsberg, a désignée sous le nom de « théorie de la régénération ou préservation des molécules organiques ». M. Elsberg admet avec M. Hæckel que la forme la plus élémentaire du protoplasma, celle que le naturaliste allemand désigne sous le nom de plasson, est formée de molécules actives ou plastidules, et il résume de la façon suivante la façon dont il comprend la préservation et la régénération des plastidules[38]. « Le germe de tout être vivant contient des plastidules de toute la série de ses ancêtres. J’appelle « hypothèse de la régénération » mon hypothèse, parce que, jusqu’à un certain degré, les ancêtres renaissent corporellement, et même aussi à tout égard, dans leur postérité ; ou encore « hypothèse de la conservation des molécules organiques», parce qu’elle suppose que certaines plastidules, sinon pour toujours, du moins pour longtemps, sont conservées et transmises de génération en génération. Enfin, je pourrais encore lui donner le nom « d’hypothèse de la conservation des forces organiques », ce qui exprimerait la même chose en d’autres termes. »

Théorie de « la périgenèse des plastidules » de Hæckel. Dans ces mots « conservation des forces organiques » se trouve en germe la théorie de M. Hæckel, celle à laquelle il a donné le nom de « Périgenèse des plastidules ».

Buffon, Darwin, Elsberg, admettent que la conservation des formes et des caractères des parents dans les descendants est due ce que les molécules organiques, les gemmules ou les plastidules produites par les premiers sont transmises directement aux seconds ; ils admettent, en d’autres termes, la conservation des parties les plus simples de la matière vivante ; Hæckel fonde sa théorie sur la conservation des mouvements seuls. Hæckel établit lui-même cette différence entre sa théorie et celle de ses prédécesseurs. « Darwin dit expressément que « toutes les formes de la reproduction dépendent de l’agrégation des gemmules, qui sont émises de toutes les parties du corps. » Nous disons au contraire : « Toutes les formes de la reproduction dépendent de la communication du mouvement des plastidules, lequel est simplement transmis directement des parties génératrices du corps aux plastidules engendrées ; en outre, grâce à la mémoire et à la division du travail des plastidules, le mouvement ondulatoire des ancêtres peut être reproduit entièrement ou en partie chez les descendants[39]. »

Ceci demande quelques explications. J’ai dit plus haut que M. Hæckel donne le nom de plasson à la matière vivante la plus rudimentaire, celle qui par sa différenciation produit le protoplasma et le noyau des cellules, et qu’il considère le plasson comme formé par l’agrégation de molécules auxquelles il donne, avec Elsberg, le nom de plastidules. Les plastidules « possèdent toutes les propriétés que la physique attribue en général aux molécules hypothétiques et aux « atomes composés ». Chaque plastidule n’est donc point résoluble en plusieurs petites plastidules : elle ne peut plus qu’être décomposée en ses atomes constituants »[40]. Il ajoute : « Outre les propriétés physiques générales que la physique et la chimie de nos jours attribuent aux molécules de la matière, les plastidules possèdent encore des attributs spéciaux qui leur appartiennent exclusivement : ce sont, d’une manière générale, les propriétés de la vie, en vertu desquelles ce qui vit se distingue de ce qui est mort, et l’organique de l’inorganique, du moins dans l’opinion courante. » Je n’ai pas besoin de rappeler que cette « opinion courante », est très suspecte, et que les propriétés des corps vivants ne diffèrent pas essentiellement des propriétés des corps non vivants. Je ne veux pas suivre Hæckel dans les considérations auxquelles il se livre relativement à ces propriétés. La langue qu’il parle est tellement imbue des termes usités parmi les panthéistes que je craindrais d’introduire ici une cause de confusion. Je suis cependant obligé, pour rendre compréhensible l’exposé de sa doctrine, de citer le passage suivant, dans lequel se trouve exprimée sa manière de voir sur les propriétés des molécules vivantes et des atomes non vivants. « Chaque atome, dit-il[41], possède une somme inhérente de force et est bien, en ce sens, « animé ». Sans l’hypothèse d’une « âme de l’atome », les phénomènes les plus vulgaires et les plus généraux de la chimie ne s’expliquent point. Le plaisir et le déplaisir, le désir et l’aversion, l’attraction et la répulsion doivent être communs à tous les atomes : car les mouvements des atomes, qui doivent avoir lieu dans la formation et la dissolution d’une combinaison chimique quelconque, ne sont explicables que si nous leur attribuons une sensibilité et une volonté. Autrement, sur quoi repose au fond la doctrine chimique, généralement admise, de l’affinité élective des corps, sinon de la supposition inconsciente, qu’en réalité les atomes, qui s’attirent et se repoussent, sont doués de certaines tendances, et qu’en suivant ces sensations ou impulsions ils possèdent la volonté et la capacité de se rapprocher ou de s’éloigner les uns des autres. » Je montrerai plus loin comment il faut entendre les termes dont se sert ici Hæckel si l’on veut rester dans le domaine des faits scientifiques et quelle langue il faut substituer à celle qu’il parle si l’on veut éviter les interprétations panthéistes dont tout ce qui précède peut être l’objet.

« Bien de plus vrai, ajoute M. Hæckel[42], que ce qu’a dit Gœthe sur ce sujet dans ses Affinités électives, quand il a transporté à la vie de l’âme humaine, d’une si haute complexité, ce qui appartient à la vie psychique élémentaire de l’atome. En présentant, dans ce roman classique, l’affinité élective comme le ressort même des actions humaines et, partant, de l’histoire du monde, la nature purement mécanique des processus organiques les plus complexes a été ainsi indiquée d’une manière très profonde par le grand penseur et le grand poète. Si la « volonté » de l’homme et des animaux supérieurs paraît libre, en comparaison de la volonté « fixe » de l’atome, c’est là une illusion, causée par le haut degré de complication du mouvement volontaire chez l’homme, comparé à la simplicité extrême du mouvement volontaire de l’atome. Partout et toujours les atomes veulent la même chose, parce qu’en présence d’un atome de tout autre élément leur tendance est constante et invariable : chacun de leurs mouvements est donc déterminé. Au contraire, les penchants et les mouvements volontaires des organismes supérieurs paraissent libres et indépendants, parce que dans les incessants échanges matériels de ceux-ci les atomes changent constamment leur situation respective et leur mode d’association, et que le résultat qui se dégage de l’ensemble de ces innombrables mouvements volontaires des atomes constituants est extrêmement complexe et incessamment varié. »

M. Hæckel ayant ainsi représenté « toute matière comme animée, tout atome comme doué de sensation, de volonté », s’efforce de montrer, ce qui à mon avis est inexact, que les corps vivants se distinguent des corps non vivants par la faculté de reproduction, ou, pour parler son langage, par la « reproduction ou mémoire » ; car il considère ces deux termes comme synonymes et équivalents. « Toutes les plastidules, dit-il[43], possèdent la mémoire ; cette aptitude manque à toutes les autres molécules. » Plus loin : « Nous sommes convaincu que, sans l’hypothèse d’une mémoire inconsciente de la matière vivante, les plus importantes fonctions de la vie sont, en somme, inexplicables. La capacité d’avoir des idées et de former des concepts, le pouvoir de la pensée et de la conscience, de l’exercice et de l’habitude, de la nutrition et de la reproduction, repose sur la fonction de la mémoire inconsciente, dont l’activité a une valeur infiniment plus grande que celle de la mémoire consciente. » Plus loin encore[44] : « Le groupe des substances plastiques est seul doué de la mémoire ; seules, les plastidules sont douées du pouvoir de reproduction, et cette mémoire inconsciente des plastidules détermine leur mouvement moléculaire caractéristique. » Enfin, il dit encore[45] : « C’est incontestablement la reproduction qui, plus que toutes les autres fonctions, caractérise les organismes en regard des corps inorganiques. Aucun corps inorganique n’est doué de la faculté de reproduction. » J’ai déjà indiqué que cette dernière proposition est erronée.

Continuons cet exposé, nous voici dans le cœur de la théorie de la périgenèse. « Qu’est-ce que la reproduction ? » se demande Hæckel[46]. Et il répond, après Buffon : « La reproduction est un excès de croissance de l’individu[47]. » Après avoir montré très justement que la reproduction sexuelle non seulement n’est pas le seul, mais même n’est pas le mode de reproduction le plus fréquent dans les êtres vivants, il ajoute : « Lorsqu’un être élémentaire, une plastide, une monère homogène, a atteint un certain degré de croissance, le plasson amorphe se divise, en raison même de cet accroissement continu, en deux moitiés égales, parce que la cohésion des plastidules ne suffit pas à maintenir agrégée toute la masse… L’hérédité paraît ici comme une simple et fatale conséquence de la division ; en même temps, elle nous révèle l’essence même de sa nature : l’hérédité est la transmission du mouvement des plastidules, la propagation ou reproduction du mouvement moléculaire individuel des plastidules de la plastide mère aux plastides filles. » Si rien ne venait troubler le mouvement des plastidules transmis de la plastide mère à la cellule fille, ce mouvement serait exactement le même dans la fille que dans la mère, mais il est toujours plus ou moins modifié par les conditions extérieures, conditions qui ne sont jamais absolument identiques pour deux individus. « En retentissant sur l’organisme élémentaire, ces diverses conditions d’existence changent sa nutrition originelle et produisent une modification partielle du mouvement primitif des plastidules ; cette modification ou variation, on la nomme adaptation : l’adaptation est une modification des plastidules, grâce à laquelle les plastidules acquièrent des propriétés nouvelles[48]. » Nous verrons plus tard que cette adaptation est la cause déterminante non seulement des variations individuelles, mais encore des variations de races, d’espèces, etc. Hæckel dit ailleurs[49] : « L’hérédité est la mémoire des plastidules ; la variabilité est la réceptivité des plastidules. » Ainsi se trouve bien précisé le sens attribué plus haut par Hæckel au mot « mémoire ». Il dit encore[50] : « Grâce à la mémoire des plastidules, le plasson est capable de transmettre par l’hérédité, de génération en génération, ses propriétés caractéristiques, dans un mouvement rhythmique continu, et il est capable d’ajouter à ces propriétés les nouvelles expériences qu’ont acquises par l’adaptation les plastidules au cours de leur évolution. » Il continue : « Les modifications des formes organiques que nous comprenons au sens le plus étendu, sous la motion d’adaptation, ont pour cause les changements qui surviennent dans la nutrition des plastides. Mais ces modifications sont réductibles aux changements chimiques qui ont lieu dans la composition atomique, et, partant, dans le mouvement moléculaire des plastides, lesquels changements sont produits, grâce à la mobilité extraordinaire des atomes constituants, par les influences variées du monde ambiant ou des conditions d’existence extérieures. Ces expériences dont nous parlons, les plastidules ne les oublient pas. Elles les transmettent aux descendants sous la forme d’une modification du mouvement plastidulaire primitif. Telle est au fond l’explication de l’hérédité : c’est la transmission du mouvement particulier des plastidules, transmission liée nécessairement à tout phénomène de reproduction. »

Partant de cette conception, Hæckel représente l’évolution de chaque individu comme un mouvement ondulatoire formé de deux termes, le mouvement transmis par l’individu qui lui a donné le jour et le mouvement acquis par l’individu lui-même, sous l’influence du milieu. L’évolution de toute espèce animale ou végétale est également représentée par un mouvement ondulatoire complexe : un mouvement hérité, et un mouvement acquis. Comme ces mouvements ne sont que les résultantes des mouvements des plastidules, il en déduit que[51] « le mouvement invisible des plastidules est, lui aussi, une ondulation du même genre », et il ajoute : « Cette dernière et véritable causa efficiens du processus biogénétique, nous l’appelons d’un seul mot la périgenèse, la genèse ondulatoire, rhythmique, des dernières particules vivantes ou plastidules. » Plus loin, il dit[52] : « Par l’hypothèse d’un mouvement ondulatoire ramifié et se propageant sans interruption, des plastidules, considéré comme la cause efficiente du processus biogénétique, nous voyons la possibilité de ramener l’infinie complexité de celui-ci au mouvement mécanique des atomes, lesquels sont ici, comme dans tous les phénomènes de la nature inorganique, soumis aux lois physico-chimiques. En donnant le nom de périgenèse à ce mouvement ondulatoire et ramifié des plastidules, nous voulons exprimer la propriété caractéristique qui distingue ce mouvement, en tant que ramifié, des autres processus rhythmiques analogues. Cette propriété repose sur la force de reproduction des plastidules, et cette force est déterminée par la composition atomique spéciale des plastidules. Or, cette force reproductrice, qui rend seule possible la reproduction des plastides, est synonyme de mémoire des plastidules. »

Je ne veux pas insister davantage sur l’esprit de cette théorie. Le lecteur en a, sans doute, maintenant une idée très nette. On peut la résumer en quelques mots, de la façon suivante : les cellules, unités, plastides des organismes vivants sont formées de plastidules, ou molécules élémentaires vivantes, douées d’un mouvement propre ondulatoire ; ce mouvement existe dans les plastidules des éléments reproducteurs, qui le transmettent aux plastidules des cellules de l’individu nouveau ; cela constitue l’hérédité. Ce mouvement est modifié par les conditions extérieures ; c’est l’adaptation.

À la question posée plus haut : pourquoi un homme ressemble-t-il à l’homme qui lui a donné naissance ? pourquoi tout être vivant ressemble-t-il à celui qui l’a produit ? Hæckel répond donc : parce que les mouvements des plastidules du premier homme sont transmis, par l’intermédiaire de l’œuf, aux plastidules du second.

Si nous comparons la théorie de la périgenèse à celle de la pangenèse de Darwin et à celle des « molécules organiques » de Buffon, nous voyons que la différence essentielle existant entre elles réside, comme je l’ai dit plus haut, en ce que Darwin et Buffon supposent la transmission, d’individus à individus, de molécules organiques, tandis que Hæckel admet seulement la transmission du mouvement : « Mon hypothèse de la périgenèse des plastidules, dit-il excellemment[53], s’appuie sur le principe mécanique de la communication du mouvement. »

De ces trois théories, la plus simple est incontestablement celle de Hæckel. Elle a sur les deux autres l’avantage immense de ne pas exiger la conservation de particules matérielles à travers un nombre de générations réellement indéfini, conservation presque aussi difficile à concevoir que l’emboîtement des germes de Bonnet. Elle a cet autre avantage de s’accorder beaucoup mieux avec la théorie atomique admise par les physiciens et décrite plus haut ; mais, telle qu’elle a été présentée par Hæckel, elle me paraît fort imparfaite à plus d’un égard.

Hæckel n’explique ni comment s’effectue la communication du mouvement entre les plastidules, ni quelle est l’organisation intime de ces dernières, ni par suite de quel mécanisme la communication du mouvement détermine dans le produit la formation des mêmes éléments anatomiques et des diverses sortes de ces éléments qui existaient chez le producteur. En un mot, nous ne voyons pas très clairement, dans la théorie d’Hæckel, par suite de quels phénomènes la communication, du mouvement des plastidules de la mère à celles de l’œuf détermine la ressemblance de l’enfant à la mère.

Les atomes tourbillons, les phénomènes biologiques et l’hérédité. Peut-être trouverait-on la réponse à ces questions dans la théorie des atomes tourbillons que j’ai exposée plus haut. Si l’on admet que la matière est « une », et que les corps simples ou composés ne diffèrent les uns des autres que par le mode d’agrégation de leurs atomes et par les caractères des mouvements de ces derniers, il devient plus facile de comprendre et la communication et la perpétuation du mouvement en même temps que la perpétuation des formes. En premier lieu, si nous considérons les plastidules comme des agrégations d’atomes tourbillons jouissant chacun d’une forme propre de mouvement, et si nous nous rappelons que les atomes tourbillons ou les molécules qu’ils forment ont la propriété de communiquer leur mouvement propre aux atomes avec lesquels ils sont en contact immédiat ou en relation par l’intermédiaire de l’éther, une foule de faits obscurs s’éclaircissent rapidement. Lorsqu’une cellule s’accroît par l’influence de la nutrition sans que ses propriétés essentielles soient modifiées malgré l’intussusception de particules nutritives différentes de celles qui entrent dans sa composition, que se passe-t-il ? Les atomes nutritifs, jusque-là doués d’un mouvement propre, sont entraînés par les plastidules de la cellule, ils perdent leur mouvement primitif, acquièrent celui des plastidules et par conséquent leur deviennent semblables, puisque les corps ne diffèrent les uns des autres que par la nature de leurs mouvements atomiques. Ainsi, malgré la nutrition et l’accroissement, les cellules conservent leurs propriétés physiques, chimiques et biologiques. Ces propriétés ne seront altérées que si la nature des molécules nutritives est telle que leurs mouvements, au lieu d’être modifiés par celui des plastidules, modifient, au contraire, très profondément celui de ces dernières. Il est démontré par une foule de faits d’électricité, de chaleur, de lumière, etc., que tous les corps n’agissent pas également bien les uns sur les autres, et que dans la lutte de mouvements, — si je puis m’exprimer de la sorte, — qui existe entre eux, tous ne montrent pas la même énergie. Qui ignore que le bois résiste aux mouvements moléculaires caloriques beaucoup plus que les métaux ? d’où la faible transmissibilité de la chaleur à travers le bois. Qui ignore encore que les métaux transmettent admirablement l’électricité, tandis que le verre l’intercepte ? Les exemples de ces résistances à certains mouvements moléculaires sont en nombre infini ; mais le terme résistance employé pour désigner les faits de cette nature est impropre ; la vérité est que les molécules du corps « résistant », au lieu de se laisser entraîner dans le mouvement des atomes éthérés qui caractérise la chaleur, l’électricité ou la lumière, modifient ce mouvement, le transforment en un mouvement nouveau. C’est ainsi que l’on voit à chaque instant la chaleur se transformer en électricité, l’électricité en chaleur, le choc produire de la chaleur et celle-ci engendrer de l’électricité, etc.

Doit-on s’étonner que des transformations analogues puissent être produites dans le mouvement, que j’appellerai biologique, des plastidules vivantes, par le contact de particules étrangères, vivantes ou non vivantes, douées de mouvements suffisamment énergiques ? C’est dans cet ordre d’idées qu’il faut très probablement chercher l’explication des transformations chimiques déterminées dans certaines substances ternaires ou quaternaires par les diastases. Je me borne à rappeler un de ces faits : on sait que la pepsine, substance contenue dans le suc gastrique, transforme les substances albuminoïdes insolubles en peptones solubles ; mais on sait aussi qu’il suffit d’une quantité extrêmement minime de pepsine pour transformer une énorme quantité de matières albuminoïdes ; il y a tant de disproportion entre la quantité de la matière modifiante et celle de la matière modifiée qu’on ne peut pas voir dans l’action de la première un simple acte chimique ; on ne peut l’expliquer que par un phénomène mécanique, et je crois ne pas sortir des bornes d’une hypothèse rigoureusement scientifique en émettant l’idée que les atomes de la pepsine transmettent leurs mouvements à ceux des substances albuminoïdes avec une intensité telle qu’ils troublent l’équilibre physique de ces dernières au point d’en déterminer la décomposition chimique.

Appliquons cette hypothèse aux cellules vivantes et nous arriverons à cette idée que quand une substance étrangère est mise en rapport avec leurs plastidules par la nutrition, il peut se produire deux cas : ou bien les plastidules vivantes entraînent dans leur mouvement les molécules étrangères, et il y a accroissement des cellules sans modification de leurs propriétés vitales, chaque cellule d’un organisme pluricellulaire conservant depuis la naissance jusqu’à la mort ses caractères et ses propriétés individuelles ; ou bien les molécules étrangères modifient le mouvement propre aux plastidules vivantes, et il y a trouble dans les fonctions vitales des cellules ou même mort de ces dernières.

L’hypothèse de l’unité de la matière et des atomes tourbillons peut nous servir à expliquer un deuxième fait, aussi important que difficile à interpréter, celui de la persistance des caractères spécifiques. Si nous envisageons une cellule qui se divise en deux ou plusieurs cellules nouvelles, soit par segmentation totale ou partielle, soit par bourgeonnement, nous comprenons facilement que toutes les cellules issues de sa division doivent lui ressembler. Toutes ces cellules-filles ne sont, en effet, que des fragments, des portions de la cellule-mère. Mais il paraît beaucoup plus difficile d’expliquer comment il se fait qu’un bourgeon d’un arbre ou d’un polype reproduise un arbre ou un polype ; la difficulté paraît d’autant plus grande que les cellules entrant dans la constitution de l’arbre ou du polype sont de sortes très diverses, tandis que le bourgeon, du moins à l’état jeune, est constitué par des cellules peu différentes, en apparence, les unes des autres. Dans la reproduction par des œufs et des spermatozoïdes, il est encore bien plus difficile d’expliquer comment d’une cellule très simple peuvent sortir les éléments, si divers par leurs formes et leurs propriétés, qui entrent dans l’organisation des animaux ou des végétaux supérieurs.

M. Darwin nous dit : « Il y a dans l’œuf des particules provenant de toutes les sortes de cellules de l’organisme, nous ne devons donc pas être étonnés que l’œuf donne naissance à des cellules semblables à celles qui ont fourni ces particules. » À cela, M. Hæckel objecte la difficulté d’admettre que ces particules de toutes les parties du corps se réunissent ainsi dans l’œuf, et il dit : « Il n’y a pas transmission de matière, mais seulement communication de mouvement. » Ce à quoi nous objectons, que le vague de cette explication, la rend plus difficile à admettre que celle de Darwin.

Mais si l’on admet que la matière est une, et que la nature du mouvement atomique est la seule différence qui existe entre ses différentes formes ; si d’autre part, on admet, comme cela a été démontré plus haut, que tout atome tourbillon tend à adapter son mouvement à celui des atomes voisins, on devra admettre que tous les atomes tourbillons d’un individu déterminé, animal ou végétal, jouissent d’une sorte de mouvement commun, représentant en quelque sorte la résultante de tous les mouvements de tous les atomes tourbillons qui entrent dans la constitution de cet individu. Si les cellules de cet individu sont peu différentes les unes des autres, c’est-à-dire si leurs atomes sont peu dissemblables, chacune pourra reproduire l’animal ou le végétal ; si elles diffèrent beaucoup, il pourra se faire, malgré l’équilibre de mouvement établi entre elles, que toutes ne jouissent pas de la propriété de se développer en un individu nouveau, que cette propriété soit perdue chez toutes celles qui se sont fortement différenciées, tandis qu’elle persiste chez celles qui ont subi une différenciation moindre, qui sont, si l’on veut, restées plus jeunes et qui représentent les œufs. Comme l’œuf fait partie de l’organisme de l’individu au même titre que les autres cellules, comme il se nourrit de la même façon que les autres et est soumis aux mêmes conditions de milieu, il est évident que ses atomes jouissent du mouvement commun à toutes les cellules de l’individu dont je parlais plus haut. Quand l’œuf se détache de l’individu qui l’a produit, il conserve ce mouvement ; il le conserve quand il s’accroît par la nutrition, en vertu de ce que nous avons dit plus haut ; quand il se segmente, les cellules qui naissent de sa division, le conservent encore ; et si nombreuses que soient les segmentations successives de ces cellules, le mouvement primitif persiste dans toutes et détermine dans chacune un arrangement des atomes semblable à celui qui existait dans les diverses cellules de l’individu qui a produit l’œuf.

Pour bien comprendre cette transmission du mouvement atomique que j’appellerai spécifique, puisqu’il est chargé de conserver les caractères spécifiques des animaux et des végétaux, il faut se rappeler que les différentes sortes de cellules qui doivent entrer dans la constitution d’un animal ou d’un végétal se forment de très bonne heure. L’œuf n’a encore que deux cellules qu’on y peut distinguer celle qui produira tous les éléments de nature épidermique, et celle qui donnera naissance à tous les autres éléments du corps.

Ce qu’il importe aussi de remarquer, c’est qu’il n’y a pas seulement transmission de mouvement du générateur à son produit, mais encore transmission d’atomes matériels pondérables, puisqu’il n’y a pas plus de mouvement sans matière que de matière sans mouvement. S’il y a perpétuation d’un mouvement déterminé, il y a donc fatalement perpétuation de la forme de la matière qui correspond à ce mouvement, puisque la forme de la matière n’est que la résultante de la nature du mouvement de ses atomes.

Tandis que Darwin est obligé d’admettre le passage successif des mêmes atomes matériels dans toute la série des générations, nous n’avons besoin, comme Hæckel, que de la transmission des atomes d’un générateur à son produit direct ; les atomes entraînent ensuite eux-mêmes, dans leur mouvement propre, tous les atomes nutritifs qui viennent à leur contact et qui servent à l’accroissement des tissus.

À l’aide de la théorie des atomes tourbillons nous pouvons donc expliquer non seulement tous les phénomènes dont la matière inorganique est le siège, mais encore la nutrition, l’accroissement, la reproduction des êtres vivants, et la transmission des formes et des caractères spécifiques et individuels, c’est-à-dire l’hérédité. La mémoire, ne serait elle-même que la persistance d’un mouvement particulier des atomes tourbillons de certaines cellules cérébrales.

L’univers nous offre ainsi, malgré les diversités infinies de formes et de propriétés que présentent ses différentes parties, une admirable unité de constitution et de propriété : ses matériaux se résolvant en une matière unique, « l’éther », et ses propriétés se réduisant à une seule, « le mouvement ».

Nous avons répondu à la première des deux questions que nous avions posées plus haut. Nous restons en présence de la seconde : d’où viennent les espèces ?




  1. Comparaison des animaux et des végétaux, t. IV, p. 152.
  2. De la génération des animaux, t. IV, p. 288.
  3. T. II, p. 466.
  4. Discours sur la figuration des minéraux, t. II, p. 469.
  5. Ibid., t. II, p. 469.
  6. Discours sur la figuration des minéraux, t. II, p. 467.
  7. Buffon, t. IV, p. 168.
  8. Ibid., t. IV, p. 168.
  9. Ce terme « une espèce de moule intérieur » montre bien que, comme je l’ai fait observer plus haut, il ne faut pas entendre le « moule intérieur » de Buffon dans son sens vulgaire. Il aurait pu le supprimer sans inconvénient ; il ne s’en sert que comme d’un moyen de traduire sa pensée par l’image d’un objet tangible. Sa pensée, il n’est pas permis d’en douter, est celle-ci : chaque corps a une forme propre, et l’accroissement de ses diverses parties se fait d’une façon si intime que cette forme ne subit aucune modification.
  10. Œuvres complètes, édit. d’Assézat, t. II, p. 108.
  11. Buffon, t. IV, p. 170.
  12. Buffon, t. IV, p. 172.
  13. Buffon, t. IV, p. 177.
  14. Ibid., t. IV, p. 178.
  15. Buffon, ainsi qu’on le verra mieux tout à l’heure, n’admettait pas que la femme et les femelles des mammifères eussent des œufs. Il n’admet, chez ces femelles, qu’une liqueur séminale analogue à celle de l’homme et contenant, comme celle de l’homme, des spermatozoïdes.
  16. Micrographia, or some physiological descriptions of minute bodies made by magnifying glasses. (London, Roy. Soc., 1667.)
  17. Traité d’anatomie et de physiologie végétales, an X, t. Ier, p. 91.
  18. Voyez, pour l’histoire détaillée de toutes les espèces qui ont été étudiées jusqu’à ce jour : de Lanessan, Traité de zoologie, t. Ier, les Protozoaires, p. 1-38.
  19. Schutzenberger, Les Fermentations, p. 87.
  20. Hæckel, Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, p. 296 ; Generelle Morphologie der Organismen, t. II.
  21. Pflüger, In Archiv fur Physiologie, 10, 1875.
  22. Wolff, Le Mécanisme de l’odorat, in Revue internationale des sciences, 1878, p. 422.
  23. Je ne crois pas que personne ait encore signalé les relations scientifiques qui existent entre Lamarck et Buffon. On verra plus bas que c’est à Buffon que Lamarck a emprunté la plupart de ses idées. Je me borne à rappeler ici que Lamarck dut à Buffon son entrée au Jardin du roi en qualité de conservateur des herbiers, que Buffon lui confia son fils pendant un voyage en Allemagne, après lui avoir fait donner une mission scientifique et que c’est à Buffon qu’il dut de voir imprimer sa Flore de France par l’imprimerie royale.
  24. Système analytique des connaissances de l’homme, p. 115.
  25. Contemplation de la nature, œuvres complètes, éd. 1779, t. IV, partie Ire, p. 261. Ce volume a paru en 1781.
  26. Contemplation de la nature, œuvres complètes, éd. 1779, t. IV, partie Ire, p. 263.
  27. Contemplation de la nature, œuvres complètes, éd. 1779, t. IV, partie Ire, p. 276.
  28. Ibid., p. 278.
  29. Bonnet, ibid., p. 275, note 3.
  30. Ibid., p. 261.
  31. Ibid., p. 261.
  32. Ibid., p. 262.
  33. Ibid., p. 269, note 2.
  34. Principes de biologie, t. Ier, p. 217.
  35. Ibid., p. 218.
  36. De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique, t. II, p. 369-425.
  37. De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique, t. II, p. 423.
  38. Regeneration, or the preservation of organic molecules ; a contribution to the doctrine of the evolution, in Proceed. of the Americ. Associat., 1875, p. 93.
  39. Hæckel, Essais de psychologie cellulaire, trad. fr., p. 84.
  40. Hæckel, Essais de psychologie cellulaire, trad. fr., p. 38.
  41. Ibid., p. 40.
  42. Ibid., p. 41.
  43. Hæckel, Essais de psychologie cellulaire, trad. fr., p. 44.
  44. Ibid., p. 45.
  45. Ibid., p. 47.
  46. Hæckel, Essais de psychologie cellulaire, trad. fr., p. 47.
  47. Ibid., p. 49.
  48. Ibid., p. 51.
  49. Ibid., p. 80.
  50. Ibid., p. 78.
  51. Hæckel, Essais de psychologie cellulaire, trad. fr., p. 75.
  52. Ibid., p. 77.
  53. Hæckel, Essais de psychologie cellulaire, trad. fr., p. 82.