Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction à l’histoire des minéraux/Partie expérimentale/Septième mémoire

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SEPTIÈME MÉMOIRE

OBSERVATIONS SUR LES COULEURS ACCIDENTELLES ET SUR LES OMBRES COLORÉES.

Quoiqu’on se soit beaucoup occupé, dans ces derniers temps, de la physique des couleurs, il ne paraît pas qu’on ait fait de grands progrès depuis Newton ; ce n’est pas qu’il ait épuisé la matière, mais la plupart des physiciens ont plus travaillé à le combattre qu’à l’entendre, et, quoique ses principes soient clairs et ses expériences incontestables, il y a si peu de gens qui se soient donné la peine d’examiner à fond les rapports et l’ensemble de ses découvertes, que je ne crois pas devoir parler d’un nouveau genre de couleurs, sans avoir auparavant donné des idées nettes sur la production des couleurs en général.

Il y a plusieurs moyens de produire les couleurs : le premier est la réfraction. Un trait de lumière, qui passe à travers un prisme, se rompt et se divise de façon qu’il produit une image colorée, composée d’un nombre infini de couleurs ; et les recherches qu’on a faites sur cette image colorée du soleil ont appris que la lumière de cet astre est l’assemblage d’une infinité de rayons de lumière différemment colorés ; que ces rayons ont autant de différents degrés de réfrangibilité que de couleurs différentes, et que la même couleur a constamment le même degré de réfrangibilité. Tous les corps diaphanes dont les surfaces ne sont pas parallèles produisent des couleurs par la réfraction ; l’ordre de ces couleurs est invariable, et leur nombre, quoique infini, a été réduit à sept dénominations principales, violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge : chacune de ces dénominations répond à un intervalle déterminé dans l’image colorée qui contient toutes les nuances de la couleur dénommée, de sorte que dans l’intervalle rouge on trouve toutes les nuances de rouge, dans l’intervalle jaune toutes les nuances de jaune, etc., et dans les confins de ces intervalles les couleurs intermédiaires qui ne sont ni jaunes ni rouges, etc. C’est par de bonnes raisons que Newton a fixé à sept le nombre des dénominations des couleurs : l’image colorée du soleil, qu’il appelle le spectre solaire, n’offre à la première vue que cinq couleurs, violet, bleu, vert, jaune et rouge ; ce n’est encore qu’une décomposition imparfaite de la lumière et une représentation confuse des couleurs. Comme cette image est composée d’une infinité de cercles différemment colorés qui répondent à autant de disques du soleil, et que ces cercles anticipent beaucoup les uns sur les autres, le milieu de tous ces cercles est l’endroit où le mélange des couleurs est le plus grand, et il n’y a que les côtés rectilignes de l’image où les couleurs soient pures ; mais, comme elles sont en même temps très faibles, on a peine à les distinguer, et on se sert d’un autre moyen pour épurer les couleurs : c’est en rétrécissant l’image du disque du soleil, ce qui diminue l’anticipation des cercles colorés les uns sur les autres, et par conséquent le mélange des couleurs. Dans ce spectre de lumière épurée et homogène, on voit très bien les sept couleurs ; on en voit même beaucoup plus de sept avec un peu d’art, car, en recevant successivement sur un fil blanc les différentes parties de ce spectre de lumière épurée, j’ai compté souvent jusqu’à dix-huit ou vingt couleurs dont la différence était sensible à mes yeux. Avec de meilleurs organes ou plus d’attention, on pourrait encore en compter davantage : cela n’empêche pas qu’on ne doive fixer le nombre de leurs dénominations à sept, ni plus ni moins ; et cela par une raison bien fondée, c’est qu’en divisant le spectre de lumière épurée en sept intervalles, et suivant la proportion donnée par Newton, chacun de ces intervalles contient des couleurs qui, quoique prises toutes ensemble, sont indécomposables par le prisme et par quelque art que ce soit ; ce qui leur a fait donner le nom de couleurs primitives. Si, au lieu de diviser le spectre en sept, on ne le divise qu’en six, ou cinq, ou quatre, ou trois intervalles, alors les couleurs contenues dans chacun de ces intervalles se décomposent par le prisme, et par conséquent ces couleurs ne sont pas pures, et ne doivent pas être regardées comme couleurs primitives. On ne peut donc pas réduire les couleurs primitives à moins de sept dénominations, et on ne doit pas en admettre un plus grand nombre, parce qu’alors on diviserait inutilement les intervalles en deux ou plusieurs parties, dont les couleurs seraient de la même nature, et ce serait partager mal à propos une même espèce de couleur, et donner des noms différents à des choses semblables.

Il se trouve, par un hasard singulier, que l’étendue proportionnelle de ces sept intervalles de couleurs répond assez juste à l’étendue proportionnelle des sept tons de la musique, mais ce n’est qu’un hasard dont on ne doit tirer aucune conséquence : ces deux résultats sont indépendants l’un de l’autre, et il faut se livrer bien aveuglément à l’esprit de système pour prétendre, en vertu d’un rapport fortuit, soumettre l’œil et l’oreille à des lois communes, et traiter l’un de ces organes par les règles de l’autre, en imaginant qu’il est possible de faire un concert aux yeux ou un paysage aux oreilles.

Ces sept couleurs, produites par la réfraction, sont inaltérables et contiennent toutes les couleurs et toutes les nuances de couleurs qui sont au monde ; les couleurs du prisme, celles des diamants, celles de l’arc-en-ciel, des images des halos, dépendent toutes de la réfraction, et en suivent exactement les lois.

La réfraction n’est cependant pas le seul moyen pour produire des couleurs : la lumière a de plus que sa qualité réfrangible d’autres propriétés qui, quoique dépendantes de la même cause générale, produisent des effets différents. De la même façon que la lumière se rompt et se divise en couleurs en passant d’un milieu dans un autre milieu transparent, elle se rompt aussi en passant auprès des surfaces d’un corps opaque : cette espèce de réfraction, qui se fait dans le même milieu, s’appelle inflexion, et les couleurs qu’elle produit sont les mêmes que celles de la réfraction ordinaire ; les rayons violets, qui sont les plus réfrangibles, sont aussi les plus flexibles, et la frange colorée par l’inflexion de la lumière ne diffère du spectre coloré produit par la réfraction que dans la forme ; et, si l’intensité des couleurs est différente, l’ordre en est le même, les propriétés toutes semblables, le nombre égal, la qualité primitive et inaltérable commune à toutes, soit dans la réfraction, soit dans l’inflexion, qui n’est en effet qu’une espèce de réfraction.

Mais le plus puissant moyen que la nature emploie pour produire des couleurs, c’est la réflexion[1] : toutes les couleurs matérielles en dépendent ; le vermillon n’est rouge que parce qu’il réfléchit abondamment les rayons rouges de la lumière, et qu’il absorbe les autres ; l’outre-mer ne paraît bleu que parce qu’il réfléchit fortement les rayons bleus, et qu’il reçoit dans ses pores tous les autres rayons qui s’y perdent[NdÉ 1]. Il en est de même des autres couleurs des corps opaques et transparents ; la transparence dépend de l’uniformité de densité : lorsque les parties composantes d’un corps sont d’égale densité, de quelque figure que soient ces mêmes parties, le corps sera toujours transparent. Si l’on réduit un corps transparent à une fort petite épaisseur, cette plaque mince produira des couleurs dont l’ordre et les principales apparences sont fort différentes des phénomènes du spectre ou de la frange colorée : aussi ce n’est pas par la réfraction que ces couleurs sont produites, c’est par la réflexion. Les plaques minces des corps transparents, les bulles de savon, les plumes des oiseaux, etc., paraissent colorées parce qu’elles réfléchissent certains rayons et laissent passer ou absorbent les autres ; ces couleurs ont leurs lois et dépendent de l’épaisseur de la plaque mince : une certaine épaisseur produit constamment une certaine couleur ; toute autre épaisseur ne peut la produire, mais en produit une autre ; et lorsque cette épaisseur est diminuée à l’infini, en sorte qu’au lieu d’une plaque mince et transparente on n’a plus qu’une surface polie sur un corps opaque, ce poli, qu’on peut regarder comme le premier degré de la transparence, produit aussi des couleurs par la réflexion, qui ont encore d’autres lois ; car lorsqu’on laisse tomber un trait de lumière sur un miroir de métal, ce trait de lumière ne se réfléchit pas tout entier sous le même angle, il s’en disperse une partie qui produit des couleurs dont les phénomènes, aussi bien que ceux des plaques minces, n’ont pas encore été assez observés.

Toutes les couleurs dont je viens de parler sont naturelles et dépendent uniquement des propriétés de la lumière ; mais il en est d’autres qui me paraissent accidentelles et qui dépendent autant de notre organe que de l’action de la lumière. Lorsque l’œil est frappé ou pressé, on voit des couleurs dons l’obscurité ; lorsque cet organe est mal disposé ou fatigué, on voit encore des couleurs : c’est ce genre de couleurs que j’ai cru devoir appeler couleurs accidentelles, pour les distinguer des couleurs naturelles, et parce qu’en effet elles ne paraissent jamais que lorsque l’organe est forcé ou qu’il a été trop fortement ébranlé.

Personne n’a fait, avant le Dr Jurin[2], la moindre observation sur ce genre de couleurs ; cependant elles tiennent aux couleurs naturelles par plusieurs rapports, et j’ai découvert une suite de phénomènes singuliers sur cette matière, que je vais rapporter le plus succinctement qu’il me sera possible.

Lorsqu’on regarde fixement et longtemps une tache ou une figure rouge sur un fond blanc, comme un petit carré de papier rouge sur un papier blanc, on voit naître autour du petit carré rouge une espèce de couronne d’un vert faible : en cessant de regarder le carré rouge, si on porte l’œil sur le papier blanc, on voit très distinctement un carré d’un vert tendre, tirant un peu sur le bleu ; cette apparence subsiste plus ou moins longtemps, selon que l’impression de la couleur rouge a été plus ou moins forte. La grandeur du carré vert imaginaire est la même que celle du carré réel rouge, et ce vert ne s’évanouit qu’après que l’œil s’est rassuré et s’est porté successivement sur plusieurs autres objets dont les images détruisent l’impression trop forte causée par le rouge.

En regardant fixement et longtemps une tache jaune sur un fond blanc, on voit naître autour de la tache une couronne d’un bleu pâle, et en cessant de regarder la tache jaune et portant son œil sur un autre endroit du fond blanc, on voit distinctement une tache bleue de la même figure et de la même grandeur que la tache jaune, et cette apparence dure au moins aussi longtemps que l’apparence du vert produit par le rouge. Il m’a même paru, après avoir fait moi-même, et après avoir fait répéter cette expérience à d’autres dont les yeux étaient meilleurs et plus forts que les miens, que cette impression du jaune était plus forte que celle du rouge, et que la couleur bleue qu’elle produit s’effaçait plus difficilement et subsistait plus longtemps que la couleur verte produite par le rouge : ce qui semble prouver ce qu’a soupçonné Newton, que le jaune est de toutes les couleurs celle qui fatigue le plus nos yeux.

Si l’on regarde fixement et longtemps une tache verte sur un fond blanc, on voit naître autour de la tache verte une couleur blanchâtre, qui est à peine colorée d’une petite teinte de pourpre ; mais, en cessant de regarder la tache verte et en portant l’œil sur un autre endroit du fond blanc, on voit distinctement une tache d’un pourpre pâle, semblable à la couleur d’une améthyste pâle : cette apparence est plus faible et ne dure pas, à beaucoup près, aussi longtemps que les couleurs bleues et vertes produites par le jaune et par le rouge.

De même en regardant fixement et longtemps une tache bleue sur un fond blanc, on voit naître autour de la tache bleue une couronne blanchâtre un peu teinte de rouge, et en cessant de regarder la tache bleue et portant l’œil sur le fond blanc, on voit une tache d’un rouge pâle, toujours de la même figure et de la même grandeur que la tache bleue, et cette apparence ne dure pas plus longtemps que l’apparence pourpre produite par la tache verte.

En regardant de même avec attention une tache noire sur un fond blanc, on voit naître autour de la tache noire une couronne d’un blanc vif ; et cessant de regarder la tache noire et portant l’œil sur un autre endroit du fond blanc, on voit la figure de la tache exactement dessinée et d’un blanc beaucoup plus vif que celui du fond : ce blanc n’est pas mat, c’est un blanc brillant semblable au blanc du premier ordre des anneaux colorés décrits par Newton ; et au contraire, si on regarde longtemps une tache blanche sur un fond noir, on voit la tache blanche se décolorer, et en portant l’œil sur un autre endroit du fond noir, on y voit une tache d’un noir plus vif que celui du fond.

Voilà donc une suite de couleurs accidentelles qui a des rapports avec la suite des couleurs naturelles : le rouge naturel produit le vert accidentel, le jaune produit le bleu, le vert produit le pourpre, le bleu produit le rouge, le noir produit le blanc, et le blanc produit le noir. Ces couleurs accidentelles n’existent que dans l’organe fatigué, puisqu’un autre œil ne les aperçoit pas : elles ont même une apparence qui les distingue des couleurs naturelles, c’est qu’elles sont tendres, brillantes, et qu’elles paraissent être à différentes distances, selon qu’on les rapporte à des objets voisins ou éloignés.

Toutes ces expériences ont été faites sur des couleurs mates avec des morceaux de papier ou d’étoffes colorées ; mais elles réussissent encore mieux, lorsqu’on les fait sur des couleurs brillantes, comme avec de l’or brillant et poli, au lieu de papier ou d’étoffe jaune ; avec de l’argent brillant, au lieu de papier blanc ; avec du lapis, au lieu de papier bleu, etc. : l’impression de ces couleurs brillantes est plus vive et dure beaucoup plus longtemps.

Tout le monde sait qu’après avoir regardé le soleil, on porte quelquefois pendant longtemps l’image colorée de cet astre sur tous les objets ; la lumière trop vive du soleil produit en un instant ce que la lumière ordinaire des corps ne produit qu’au bout d’une minute ou deux d’application fixe de l’œil sur les couleurs. Ces images colorées du soleil, que l’œil ébloui et trop fortement ébranlé porte partout, sont des couleurs du même genre que celles que nous venons de décrire, et l’explication de leurs apparences dépend de la même théorie.

Je n’entreprendrai pas de donner ici les idées qui me sont venues sur ce sujet : quelque assuré que je sois de mes expériences, je ne suis pas assez certain des conséquences qu’on en doit tirer, pour oser rien hasarder encore sur la théorie de ces couleurs, et je me contenterai de rapporter d’autres observations qui confirment les expériences précédentes, et qui serviront sans doute à éclairer cette matière.

En regardant fixement et fort longtemps un carré d’un rouge vif sur un fond blanc, on voit d’abord naître la petite couronne de vert tendre dont j’ai parlé ; ensuite, en continuant à regarder fixement le carré rouge, on voit le milieu du carré se décolorer, et les côtés se charger de couleur et former comme un cadre d’un rouge plus fort et beaucoup plus foncé que le milieu ; ensuite, en s’éloignant un peu et continuant à regarder toujours fixement, on voit le cadre de rouge foncé se partager en deux dans les quatre côtés, et former une croix d’un rouge aussi foncé ; le carré rouge paraît alors comme une fenêtre traversée dans son milieu par une grosse croisée et quatre panneaux blancs, car le cadre de cette espèce de fenêtre est d’un rouge aussi fort que la croisée ; continuant toujours à regarder avec opiniâtreté, cette apparence change encore, et tout se réduit à un rectangle d’un rouge si foncé, si fort et si vif, qu’il offusque entièrement les yeux ; ce rectangle est de la même hauteur que le carré, mais il n’a pas la sixième partie de sa largeur : ce point est le dernier degré de fatigue que l’œil peut supporter ; et lorsque enfin on détourne l’œil de cet objet, et qu’on le porte sur un autre endroit du fond blanc, on voit, au lieu du carré rouge réel, l’image du rectangle rouge imaginaire, exactement dessinée et d’une couleur verte brillante ; cette impression subsiste fort longtemps, ne se décolore que peu à peu ; elle reste dans l’œil même après l’avoir fermé. Ce que je viens de dire du carré rouge arrive aussi lorsqu’on regarde très longtemps un carré jaune ou noir, ou de toute autre couleur ; on voit de même le cadre jaune ou noir, la croix et le rectangle ; et l’impression qui reste est un rectangle bleu, si on a regardé du jaune ; un rectangle blanc brillant, si on a regardé un carré noir, etc.

J’ai fait faire les expériences que je viens de rapporter à plusieurs personnes : elles ont vu, comme moi, les mêmes couleurs et les mêmes apparences. Un de mes amis m’a assuré, à celle occasion, qu’ayant regardé un jour une éclipse de soleil par un petit trou, il avait porté pendant plus de trois semaines l’image colorée de cet astre sur tous les objets ; que, quand il fixait ses yeux sur du jaune brillant, comme sur une bordure dorée, il voyait une tache pourpre, et sur du bleu, comme sur un toit d’ardoises, une tache verte. J’ai moi-même souvent regardé le soleil, et j’ai vu les mêmes couleurs ; mais, comme je craignais de me faire mal aux yeux en regardant cet astre, j’ai mieux aimé continuer mes expériences sur des étoffes colorées, et j’ai trouvé qu’en effet ces couleurs accidentelles changent en se mêlant avec les couleurs naturelles, et qu’elles suivent les mêmes règles pour les apparences ; car lorsque la couleur verte accidentelle, produite par le rouge naturel, tombe sur un fond rouge brillant, cette couleur verte devient jaune ; si la couleur accidentelle bleue, produite par le jaune vif, tombe sur un fond jaune, elle devient verte ; en sorte que les couleurs qui résultent du mélange de ces couleurs accidentelles avec les couleurs naturelles suivent les mêmes règles et ont les mêmes apparences que les couleurs naturelles dans leur composition et dans leur mélange avec d’autres couleurs naturelles.

Ces observations pourront être de quelque utilité pour la connaissance des incommodités des yeux, qui viennent probablement d’un grand ébranlement causé par l’impression trop vive de la lumière : une de ces incommodités est de voir toujours devant ses yeux des taches colorées, des cercles blancs ou des points noirs comme des mouches qui voltigent. J’ai ouï bien des personnes se plaindre de cette espèce d’incommodité, et j’ai lu dans quelques auteurs de médecine que la goutte sereine est toujours précédée de ces points noirs. Je ne sais pas si leur sentiment est fondé sur l’expérience, car j’ai éprouvé moi-même cette incommodité : j’ai vu des points noirs, pendant plus de trois mois, en si grande quantité que j’en étais fort inquiet ; j’avais apparemment fatigué mes yeux en faisant et en répétant trop souvent les expériences précédentes et en regardant quelquefois le soleil, car les points noirs ont paru dans ce même temps, et je n’en avais jamais vu de ma vie ; mais enfin ils m’incommodaient tellement, surtout lorsque je regardais au grand jour des objets fortement éclairés, que j’étais contraint de détourner les yeux ; le jaune surtout m’était insupportable, et j’ai été obligé de changer des rideaux jaunes dans la chambre que j’habitais et d’en mettre de verts ; j’ai évité de regarder toutes les couleurs trop fortes et tous les objets brillants ; peu à peu le nombre des points noirs a diminué, et actuellement je n’en suis plus incommodé. Ce qui m’a convaincu que ces points noirs viennent de la trop forte impression de la lumière, c’est qu’après avoir regardé le soleil, j’ai toujours vu une image colorée que je portais plus ou moins longtemps sur tous les objets ; et, suivant avec attention les différentes nuances de cette image colorée, j’ai reconnu qu’elle se décolorait peu à peu, et qu’à la fin je ne portais plus sur les objets qu’une tache noire, d’abord assez grande, qui diminuait ensuite peu à peu, et se réduisait enfin à un point noir.

Je vais rapporter à cette occasion un fait qui est assez remarquable, c’est que je n’étais jamais plus incommodé de ces points noirs que quand le ciel était couvert de nuées blanches : ce jour me fatiguait beaucoup plus que la lumière d’un ciel serein, et cela parce qu’en effet la quantité de lumière réfléchie par un ciel couvert de nuées blanches est beaucoup plus grande que la quantité de lumière réfléchie par l’air pur, et qu’à l’exception des objets éclairés immédiatement par les rayons du soleil, tous les autres objets qui sont dans l’ombre sont beaucoup moins éclairés que ceux qui le sont par la lumière réfléchie d’un ciel couvert de nuées blanches.

Avant que de terminer ce Mémoire, je crois devoir encore annoncer un fait qui paraîtra peut-être extraordinaire, mais qui n’en est pas moins certain, et que je suis fort étonné qu’on n’ait pas observé ; c’est que les ombres des corps qui par leur essence doivent être noires, puisqu’elles ne sont que la privation de la lumière, que les ombres, dis-je, sont toujours colorées au lever et au coucher du soleil. J’ai observé, pendant l’été 1743, plus de trente aurores et autant de soleils couchants : toutes les ombres qui tombaient sur du blanc, comme sur une muraille blanche, étaient quelquefois vertes, mais le plus souvent bleues, et d’un bleu aussi vif que le plus bel azur. J’ai fait voir ce phénomène à plusieurs personnes qui ont été aussi surprises que moi : la saison n’y fait rien, car il n’y a pas huit jours (15 novembre 1743) que j’ai vu des ombres bleues, et quiconque voudra se donner la peine de regarder l’ombre de l’un de ses doigts au lever ou au coucher du soleil, sur un morceau de papier blanc, verra comme moi cette ombre bleue. Je ne sache pas qu’aucun astronome, qu’aucun physicien, que personne, en un mot, ait parlé de ce phénomène, et j’ai cru qu’en faveur de la nouveauté on me permettrait de donner le précis de cette observation.

Au mois de juillet 1743, comme j’étais occupé de mes couleurs accidentelles, et que je cherchais à voir le soleil, dont l’œil soutient mieux la lumière à son coucher qu’à toute autre heure du jour, pour reconnaître ensuite les couleurs et les changements de couleurs causés par cette impression, je remarquai que les ombres des arbres qui tombaient sur une muraille blanche étaient vertes ; j’étais dans un lieu élevé et le soleil se couchait dans une gorge de montagnes, en sorte qu’il me paraissait fort abaissé au-dessous de mon horizon ; le ciel était serein, à l’exception du couchant, qui, quoique exempt de nuages, était chargé d’un rideau transparent de vapeurs d’un jaune rougeâtre, le soleil lui-même était fort rouge, et sa grandeur apparente au moins quadruple de ce qu’elle est à midi ; je vis donc très distinctement les ombres des arbres qui étaient à 20 et 30 pieds de la muraille blanche, colorés d’un vert tendre tirant un peu sur le bleu ; l’ombre d’un treillage qui était à 3 pieds de la muraille, était parfaitement dessinée sur cette muraille, comme si on l’avait nouvellement peinte en vert-de-gris : cette apparence dura près de cinq minutes, après quoi la couleur s’affaiblit avec la lumière du soleil, et ne disparut entièrement qu’avec les ombres. Le lendemain, au lever du soleil, j’allai regarder d’autres ombres sur une muraille blanche, mais au lieu de les trouver vertes, comme je m’y attendais, je les trouvai bleues ou plutôt de la couleur de l’indigo le plus vif ; le ciel était serein, et il n’y avait qu’un petit rideau de vapeurs jaunâtres au levant, le soleil se levait sur une colline, en sorte qu’il me paraissait élevé au-dessus de mon horizon : les ombres bleues ne durèrent que trois minutes, après quoi elles me parurent noires ; le même jour je revis au coucher du soleil les ombres vertes, comme je les avais vues la veille. Six jours se passèrent ensuite sans pouvoir observer les ombres au coucher du soleil, parce qu’il était toujours couvert de nuages. Le septième jour je vis le soleil à son coucher ; les ombres n’étaient plus vertes, mais d’un beau bleu d’azur : je remarquai que les vapeurs n’étaient pas fort abondantes, et que le soleil, ayant avancé pendant sept jours, se couchait derrière un rocher qui le faisait disparaître avant qu’il pût s’abaisser au-dessous de mon horizon. Depuis ce temps j’ai très souvent observé les ombres, soit au lever, soit au coucher du soleil, et je ne les ai vues que bleues, quelquefois d’un bleu fort vif, d’autres fois d’un bleu pâle, d’un bleu foncé, mais constamment bleues.

Ce Mémoire a été imprimé dans ceux de l’Académie royale des Sciences, année 1743. Voici ce que je crois devoir y ajouter aujourd’hui (année 1773).

Des observations plus fréquentes m’ont fait reconnaître que les ombres ne paraissent jamais vertes au lever ou au coucher du soleil, que quand l’horizon est chargé de beaucoup de vapeurs rouges : dans tout autre cas les ombres sont toujours bleues, et d’autant plus bleues que le ciel est plus serein. Cette couleur bleue des ombres n’est autre chose que la couleur même de l’air ; et je ne sais pourquoi quelques physiciens ont défini l’air un fluide invisible[3], inodore, insipide, puisqu’il est certain que l’azur céleste n’est autre chose que la couleur de l’air ; qu’à la vérité il faut une grande épaisseur d’air pour que notre œil s’aperçoive de la couleur de cet élément, mais que néanmoins lorsqu’on regarde de loin des objets sombres, on les voit toujours plus ou moins bleus. Cette observation, que les physiciens n’avaient pas faite sur les ombres et sur les objets sombres vus de loin, n’avait pas échappé aux habiles peintres, et elle doit en effet servir de base à la couleur des objets lointains, qui tous auront une nuance bleuâtre d’autant plus sensible qu’ils seront supposés plus éloignés du point de vue.

On pourra me demander comment cette couleur bleue, qui n’est sensible à notre œil que quand il y a une très grande épaisseur d’air, se marque néanmoins si fortement à quelques pieds de distance au lever et au coucher du soleil ; comment il est possible que cette couleur de l’air, qui est à peine sensible à 10 000 toises de distance, puisse donner à l’ombre noire d’un treillage, qui n’est éloigné de la muraille blanche que de 3 pieds, une couleur du plus beau bleu : c’est en effet de la solution de cette question que dépend l’explication du phénomène. Il est certain que la petite épaisseur d’air, qui n’est que de trois pieds entre le treillage et la muraille, ne peut pas donner à la couleur noire de l’ombre une nuance aussi forte de bleu : si cela était, on verrait à midi et dans tous les autres temps du jour, les ombres bleues comme on les voit au lever et au coucher du soleil. Ainsi cette apparence ne dépend pas uniquement, ni même presque point du tout, de l’épaisseur de l’air entre l’objet et l’ombre. Mais il faut considérer qu’au lever et au coucher du soleil, la lumière de cet astre étant affaiblie à la surface de la terre, autant qu’elle peut l’être par la plus grande obliquité de cet astre, les ombres sont moins denses, c’est-à-dire moins noires dans la même proportion, et qu’en même temps la terre n’étant plus éclairée que par cette faible lumière du soleil qui ne fait qu’en raser la superficie, la masse de l’air qui est plus élevée, et qui par conséquent reçoit encore la lumière du soleil bien moins obliquement, nous renvoie cette lumière, et nous éclaire alors autant et peut-être plus que le soleil. Or, cet air pur et bleu ne peut nous éclairer qu’en nous renvoyant une grande quantité de rayons de sa même couleur bleue ; et lorsque ces rayons bleus, que l’air réfléchit, tomberont sur des objets privés de toute autre couleur comme les ombres, ils les teindront d’une plus ou moins forte nuance de bleu, selon qu’il y aura moins de lumière directe du soleil, et plus de lumière réfléchie de l’atmosphère. Je pourrais ajouter plusieurs autres choses qui viendraient à l’appui de cette explication, mais je pense que ce que je viens de dire est suffisant pour que les bons esprits l’entendent et en soient satisfaits.

Je crois devoir citer ici quelques faits observés par M. l’abbé Millot, ancien grand-vicaire de Lyon, qui a eu la bonté de me les communiquer par ses lettres des 18 août 1754 et 10 février 1755, dont voici l’extrait : « Ce n’est pas seulement au lever et au coucher du soleil que les ombres se colorent. À midi, le ciel étant couvert de nuages, excepté en quelques endroits, vis-à-vis d’une de ces ouvertures que laissaient entre eux les nuages, j’ai fait tomber des ombres d’un fort beau bleu sur du papier blanc, à quelques pas d’une fenêtre. Les nuages s’étant joints, le bleu disparut. J’ajouterai en passant que plus d’une fois j’ai vu l’azur du ciel se peindre, comme dans un miroir, sur une muraille où la lumière tombait obliquement. Mais voici d’autres observations plus importantes à mon avis : avant que d’en faire le détail, je suis obligé de tracer la topographie de ma chambre ; elle est à un troisième étage ; la fenêtre près d’un angle au couchant, la porte presque vis-à-vis. Cette porte donne dans une galerie, au bout de laquelle, à deux pas de distance, est une fenêtre située au midi. Les jours des deux fenêtres se réunissent, la porte étant ouverte, contre une des murailles ; et c’est là que j’ai vu des ombres colorées presque à toute heure, mais principalement sur les dix heures du matin. Les rayons du soleil, que la fenêtre de la galerie reçoit encore obliquement, ne tombent point par celle de la chambre sur la muraille dont je viens de parler. Je place à quelques pouces de cette muraille des chaises de bois à dossier percé. Les ombres en sont alors de couleurs quelquefois très vives. J’en ai vu qui, quoique projetées du même côté, étaient l’une d’un vert foncé, l’autre d’un bel azur. Quand la lumière est tellement ménagée que les ombres soient également sensibles de part et d’autre, celle qui est opposée à la fenêtre de la chambre est ou bleue ou violette ; l’autre tantôt verte, tantôt jaunâtre. Celle-ci est accompagnée d’une espèce de pénombre bien colorée, qui forme comme une double bordure bleue d’un côté, et de l’autre verte ou rouge ou jaune, selon l’intensité de la lumière. Que je ferme les volets de ma fenêtre, les couleurs de cette pénombre n’en ont souvent que plus d’éclat ; elles disparaissent si je ferme la porte à moitié. Je dois ajouter que le phénomène n’est pas, à beaucoup près, si sensible en hiver. Ma fenêtre est au couchant d’été : je fis mes premières expériences dans cette saison, dans un temps où les rayons du soleil tombaient obliquement sur la muraille qui fait angle avec celle où les ombres se coloraient. »

On voit, par ces observations de M. l’abbé Millot, qu’il suffit que la lumière du soleil tombe très obliquement sur une surface pour que l’azur du ciel, dont la lumière tombe toujours directement, s’y peigne et colore les ombres. Mais les autres apparences dont il fait mention ne dépendent que de la position des lieux et d’autres circonstances accessoires.


Notes de Buffon
  1. J’avoue que je ne pense pas comme Newton, au sujet de la réflexibilité des différents rayons de la lumière. Sa définition de la réflexibilité n’est pas assez générale pour être satisfaisante : il est sûr que la plus grande facilité à être réfléchi est la même chose que la plus grande réflexibilité ; il faut que cette plus grande facilité soit générale pour tous les cas : or, qui sait si le rayon violet se réfléchit le plus aisément dans tous les cas, à cause que dans un tas particulier il rentre plutôt dans le verre que les autres rayons ; la réflexion de la lumière suit les mêmes lois que le rebondissement de tous les corps à ressort ; de là on doit conclure que les particules de lumière sont élastiques, et par conséquent la réflexibilité de la lumière sera toujours proportionnelle à son ressort, et dès lors les rayons les plus réflexibles seront ceux qui auront le plus de ressort, qualité difficile à mesurer dans la matière de la lumière, parce qu’on ne peut mesurer l’intensité d’un ressort que par la vitesse qu’il produit ; il faudrait donc, pour qu’il fût possible de faire une expérience sur cela, que les satellites de Jupiter fussent illuminés successivement par toutes les couleurs du prisme, pour reconnaître par leurs éclipses s’il y aurait plus ou moins de vitesse dans le mouvement de la lumière violette que dans le mouvement de la lumière rouge ; car ce n’est que par la comparaison de la vitesse de ces différents rayons qu’on peut savoir si l’un a plus de ressort que l’autre ou plus de réflexibilité. Mais on n’a jamais observé que les satellites, au moment de leur émersion, aient d’abord paru violets, et ensuite éclairés successivement de toutes les couleurs du prisme ; donc il est à présumer que les rayons de lumière ont à peu près tous un ressort égal, et par conséquent autant de réflexibilité. D’ailleurs le cas particulier où le violet paraît être plus réflexible ne vient que de la réfraction, et ne paraît pas tenir à la réflexion : cela est aisé à démontrer. Newton a fait voir, à n’en pouvoir douter, que les rayons différents sont inégalement réfrangibles, que le rouge l’est le moins et le violet le plus de tous ; il n’est donc pas étonnant qu’à une certaine obliquité le rayon violet se trouvant, en sortant du prisme, plus oblique à la surface que tous les autres rayons, il soit le premier saisi par l’attraction du verre et contraint d’y rentrer, tandis que les autres rayons, dont l’obliquité est moindre, continuent leur route sans être assez attirés pour être obligés de rentrer dans le verre : ceci n’est donc pas, comme le prétend Newton, une vraie réflexion, c’est seulement une suite de la réfraction. Il me semble qu’il ne devait donc pas assurer en général que les rayons les plus réfrangibles étaient les plus réflexibles. Cela ne me paraît vrai qu’en prenant cette suite de la réfraction pour une réflexion, ce qui n’en est pas une ; car il est évident qu’une lumière qui tombe sur un miroir et qui en rejaillit en formant un angle de réflexion égal à celui d’incidence est dans un cas bien différent de celui où elle se trouve au sortir d’un verre si oblique à la surface qu’elle est contrainte d’y rentrer : ces deux phénomènes n’ont rien de commun, et ne peuvent, à mon avis, s’expliquer par la même cause.
  2. Essai upon distinct and indistinct vision, p. 115 des notes sur l’Optique de Smith, t. II, imprimé à Cambridge en 1739.
  3. Dictionnaire de Chimie, article de l’Air.
Notes de l’éditeur
  1. Cela n’est pas tout à fait exact. Les corps qui nous paraissent rouges ne réfléchissent pas que les seuls rayons rouges ; ils réfléchissent encore en certaine quantité les autres rayons colorés, mais ils en absorbent la majeure partie, tandis qu’ils réfléchissent presque tous les rayons rouges. Notre œil reçoit donc de ces corps une quantité beaucoup plus considérable de rayons rouges que d’autres, ce qui fait que nous les voyons rouges. De même les corps bleus sont ceux qui renvoient à notre œil une grande quantité de rayons bleus, tandis qu’ils absorbent la majeure partie des autres rayons colorés.