Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/Du second provincial

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Nouvelle Revue Française (Tome 1p. --86).

DU SECOND PROVINCIAL

Nyons, 13 janvier 1900,
Mon cher Péguy,

Je regrette de ne pouvoir m’abonner à tes Cahiers de la quinzaine. Moins heureux encore que l’Agrégé provincial, j’ai juste cent sous par jour pour vivre, avec ma femme. Je ne puis pour le moment songer qu’aux journaux quotidiens et au Mouvement socialiste, auxquels je reste abonné.

D’ailleurs, je n’approuve pas l’idée des Cahiers de la quinzaine : c’est une nouvelle revue, socialiste. Le Mouvement est bon, et doit être continué, et j’espère qu’il progresse. Mais tes cahiers prennent, dès le premier, l’allure d’une revue de polémique très personnelle, et contre des camarades socialistes, contre certains camarades socialistes. Je condamne cela.

Il est toujours intéressant et utile de savoir ce que pense un camarade, qui a le loisir et la faculté de penser beaucoup. Il importe aussi qu’une publication périodique ne contienne pas exclusivement les idées d’un seul camarade.

Surtout quand il a les tendances mauvaises de tes cahiers : la minorité d’un congrès a le devoir et le droit de défendre toutes ses opinions, mais, puisqu’elle a accepté de participer au Congrès, elle est moralement tenue d’en respecter les décisions (elle et ceux dont elle représente les tendances). Par raison, et par discipline, dans l’intérêt supérieur de la cause. Qu’ensuite elle fasse campagne pour amener les membres du Congrès suivant à ses idées, je le veux bien. Mais il n’est pas bon qu’elle déclare tout de suite et brutalement qu’elle donne tort au Congrès, qui « a piétiné sur un de nos plus chers espoirs ».

Il est plus mauvais encore que toutes ces attaques contre le Congrès et que le Triomphe de la République et que l’affaire Liebknecht se résolvent en insinuations contre le parti guesdiste, et en assauts furieux ou en coups d’épingle irritants contre Guesde, Zévaès… Je ne les défends pas, ne veux pas les défendre, et n’ai pas à les défendre. Mais à quoi riment ces attaques ? Exposez vos idées personnelles sur la méthode, l’action, la doctrine etc., et tâchez d’y gagner la masse des guesdistes. Si le Conseil national commet une faute de tactique, ayez une meilleure tactique. S’ils sont conduits par des gens qui ne sont qu’ambitieux, montrez votre désintéressement. Guesde et d’autres qui le suivent croient bien servir le socialisme ; ils ont peut-être le tort de vouloir en être les maîtres : conquérez à vos convictions la masse des socialistes, et vous n’aurez plus rien à faire contre les guesdistes. La guerre personnelle amène aux antipathies irréconciliables, et aux divisions perpétuées. Vous arriveriez à une scission dans le Parti et à des luttes acharnées, ou bien, pis encore, vous formeriez un groupe aussi irréductible qu’isolé. Que chacun combatte pour le socialisme, et toujours et exclusivement contre le capitalisme. N’est-ce pas la conduite de Jaurès, de Gérault et autres militants, qui ont nos convictions, notre désintéressement, et l’expérience de plus d’années de lutte ?

Défaut secondaire de tes cahiers : ils sont trop longs.

Pour terminer, une idée qui me passe par la tête : il faudrait des brochures de propagande très courtes, il en faudrait des distributions gratuites à des millions de citoyens. Pour cela une caisse de propagande alimentée par des souscriptions régulières et irrégulières. N’y aurait-il pas moyen de creuser cette idée ? Il importe beaucoup de conquérir les bourgeois au socialisme, cela se fait de plus en plus ; il importe surtout de le faire connaître à des millions d’ouvriers et de paysans.

LE SECOND PROVINCIAL

RÉPONSE PROVISOIRE

Mon cher ami,

La seule réponse définitive et valable que je puisse faire à ta critique sévère sera la teneur même de ces cahiers. Il est donc indispensable que je te les envoie et que tu les lises attentivement. Tu ne peux t’abonner : mais nous avons prévu cela. Justement parce que nous sommes un essai d’institution communiste et non pas une réussite d’entreprise capitaliste individuelle, nous envoyons nos cahiers à ceux de nos amis qui nous les demandent. Je reviendrai plus tard sur cette institution.

Tu retrouveras dans le premier cahier quelques réponses provisoires à tes critiques particulières : j’ai supposé que mon lecteur serait et resterait abonné à la Petite République, à l’Aurore, au Matin, et surtout au Mouvement Socialiste ; je n’ai donc jamais entendu instituer une concurrence économique ou intellectuelle entre le Mouvement et les cahiers ; je demande qu’on s’abonne au Mouvement et ensuite aux cahiers ; si l’on ne peut s’abonner aux deux, je demande qu’on s’abonne au Mouvement et j’envoie quand même les cahiers.

Le Mouvement est bon, et doit être continué, et j’espère, et je suis assuré qu’il progresse. Mais pourquoi t’imaginer que je veux le remplacer, ou le doubler : il suffit de feuilleter le premier cahier pour s’apercevoir que non. C’est une idée ancienne et individualiste, il me semble, que de faire des revues séparément complètes ; selon cette idée une revue essaye de se suffire à elle-même, elle essaye de se comporter comme si elle était seule dans le monde, elle traite en ennemie et concurrente et rivale toute revue amie, ainsi qu’on la nomme alors. Étant collectiviste, j’ai pensé que les cahiers seraient ma partie dans un tout collectif, dans un ensemble ; je n’ai pas supposé qu’il n’y avait jamais eu de Mouvement Socialiste, de Revue Socialiste, et de revue blanche, ni aucune revue, ni aucun journal ; non seulement je ne les ignore pas, mais je suis fondé sur eux, je m’appuie à eux, veuillent ou non veuillent ; j’admets comme étant dit tout ce qu’ils ont dit ; je recopie les journaux, parce qu’il n’est pas facile d’en garder les coupures ; je ne recopie pas les revues, que l’on peut garder facilement. Je ne dis rien qui soit dit ailleurs, parce que cela serait inutile, et contraire à la division du travail. Je renonce à toute concurrence, imitant ainsi les relations des deux grandes revues socialistes, parce que la concurrence est bourgeoise.

La polémique, l’attaque et la défense des camarades sont un sujet très grave et sur lequel je te répondrai longuement aussitôt que je le pourrai. Tu condamnes cela : en admettant que tu sois mon juge, attends au moins que j’aie présenté ma défense. Depuis une récente affaire on admet communément que l’on ne doit pas condamner un accusé avant de l’avoir entendu en sa défense.

Il ne s’agit nullement de savoir ce que pense un camarade, parce qu’il a le loisir de penser beaucoup ; il ne s’agit nullement de faculté : il s’agit d’écouter ce que dit un camarade qui, pour un an, s’est fait le loisir de faire imprimer la vérité. Une publication périodique peut présenter la vérité complémentaire. — Je reviendrai d’ailleurs sur cette question de la vérité.

Je reviendrai aussi sur les obligations des minorités. — Mais je ne parle au nom d’aucune minorité, au nom d’aucune majorité, au nom d’aucune unanimité, au nom d’aucun groupe, au nom d’aucune société, au nom d’aucun parti. Pour un an je parle en mon nom : ai-je le droit de le faire ? c’est une question, à laquelle toi-même tu ne pourras donner de réponse qu’après que tu auras entendu mes raisons. Or, je ne pouvais te donner mes raisons qu’en instituant des cahiers libres ; toutes les revues socialistes auraient été fermées à ces raisons, car je t’avertis qu’elles auraient constitué des communications de nature à blesser au moins une ou deux organisations nationalement constituées. La résolution du Congrès n’a pas prononcé sur des raisons données un jugement, contestable ou incontestable : non, elle a défendu, interdit que l’on présentât même certaines raisons. Ayant à les présenter, je suis forcé de les présenter dans un cahier libre : car tu penses bien que je ne veux pas les présenter chez des bourgeois, même républicains.

Je reviendrai, dans les mêmes conditions, sur les obligations du délégué envers les résolutions du Congrès.

Je ne te permets pas de supposer que toutes ces attaques contre le Congrès et que le Triomphe de la République et que l’affaire Liebknecht soient présentés à seule fin d’insinuer contre les guesdistes, insinuations contre le parti guesdiste et assauts furieux ou coups d’épingles irritants contre Zévaès et Guesde. J’admets seulement que tu constates, comme tu l’as fait très historiquement, que les premiers se résolvent dans les seconds. Je parle souvent des guesdistes, en particulier de Zévaès et de Guesde, pour deux raisons : la première est de mon institution même : je parle souvent d’eux parce que les périodiques autorisés n’en parlent pas selon toute la vérité ; je fais donc l’appoint, le complément ; je fais alors cette fonction complémentaire dont je t’ai plus haut donné à peu près la définition ; ainsi les guesdistes ont dans mes cahiers une place plus grande que celle qu’ils ont dans la réalité ; la seconde raison est du réel même ; il suffit d’avoir assisté au Congrès, à sa préparation, à l’affaire Dreyfus, pour avoir partout constaté le guesdisme et heurté le guesdiste ; je tâche donc de donner aux guesdistes dans mes cahiers une place telle que la place qu’ils occupent ainsi dans tous les périodiques socialistes, autorisés et libres, y compris les cahiers, dans l’ensemble des périodiques socialistes, soit aussi grande que la place qu’ils occupent dans la réalité. Ce que je dis de la place est valable pour la nature et pour la qualité, ainsi de suite.

Il est presque injurieux que tu aies pu supposer que j’aie choisi ou incliné les réalités pour y trouver le guesdisme. J’ai trouvé le guesdisme dans le socialisme comme j’ai trouvé le jésuitisme dans le catholicisme. On peut nier qu’il y soit ainsi. Je serai heureux de discuter les négations. Ce n’est pas de ma faute si j’ai vu les guesdistes au Congrès. Ce n’est pas de ma faute si Liebknecht a écrit dans une revue publique, — les revues étrangères sont tout de même publiques, et publiées, — qu’il était, — tu sais pourquoi, et comment, — contre les dreyfusards ; ce n’est pas de ma faute si ensuite M. Marcel Hutin rapporte et publie, dans l’Écho de Paris, que Liebknecht lui a nommé « Guesde et Lafargue, les principaux représentants du socialisme scientifique en France », si M. Hutin publie que M. Liebknecht lui a dit : « J’entretiens avec Guesde une correspondance assidue. » Ce n’est pas de ma faute si j’ai vu sur les murs de Paris, avant le Triomphe de la République, l’affiche des guesdistes avec celle de M. Paulin Méry. Elle y était. Je l’ai vu. Je le dis. J’avais porté mon compte rendu à une revue amie : je nomme ainsi les revues que j’aime et non pas celles que je combats. Le directeur l’accepta, non sans quelque hésitation. Puis il eut de la peine, hésita encore, et très amicalement me dit : « Ça va bien, mais tout de même on ne peut pas laisser le mot de guesdistes. Ils ne veulent pas qu’on les nomme des guesdistes. Ils sont le Parti ouvrier français. Guesde a sauté, un jour que je lui parlais de guesdistes. Après le Congrès nous ne pouvons pas les nommer comme ils ne veulent pas qu’on les nomme. Il y a eu réconciliation. » Sur le moment j’acquiesçai, n’aimant pas à faire des ennuis. Puis je me ressaisis, et il me sembla que cette fois encore j’étais obligé à l’impolitesse : car si l’expression d’allemanistes par exemple est une expression commode et inexacte, vu que les allemanistes sont des hommes libres et n’ont aucun chef, l’expression de guesdistes au contraire est une expression commode et rigoureusement exacte, en ce sens qu’il y a au moins plusieurs guesdistes qui ne sont pas des hommes libres. C’était donc bien guesdistes que je voulais dire, et non pas Parti ouvrier français. J’aurais donc changé une expression dans mon compte rendu, non point parce qu’elle aurait été inexacte, comme on le doit, mais par une considération de parti. Mon compte rendu n’aurait donc pas été sincère, mais favorable à quelques-uns. Et alors de quel droit, par quel privilège aurais-je été sincèrement sévère pour ce prêtre qui gesticulait, pour ce sous-officier qui posait ? — Je pouvais, diras-tu, ne parler pas de cette affiche. — Mon compte rendu aurait donc été favorablement incomplet, c’est-à-dire inexact, c’est-à-dire faux. Et de quel droit, par quel privilège aurais-je vu pour la critiquer l’affiche des nationalistes, et n’aurais-je pas vu, pour la critiquer, l’affiche des guesdistes ? Nous devons même aux nationalistes l’égalité de la justice et de la critique.

Je n’insinue pas contre les guesdistes, que je ne confonds nullement avec le Parti ouvrier français. Quand les guesdistes font des machinations insinuantes, je les rends autant que je le puis par des expressions machinées insinuantes : l’histoire étant l’image de la réalité, l’expression étant l’image du fait. Quand je me prononce personnellement, je le fais toujours avec la franchise indispensable.

Je reviendrai sur la valeur d’un congrès, sur le contrat socialiste, sur la tactique, sur l’unité, sur la prétendue scission.

Je crois que je combats plus que jamais pour le socialisme entendu purement, je crois que je combats contre un capitalisme ; il n’y a pas seulement des capitalismes d’argent : Guesde est un capitaliste d’hommes. La révolution politique bourgeoise a libéré les hommes, ou du moins elle a été censée les libérer ; nous voulons affranchir les biens pour parfaire la libération des hommes ; ceux de nous qui commencent par commander ou par asservir des révolutionnaires, — c’est tout un, — bien loin qu’ils avancent dans la révolution sociale, au contraire sont en retard en arrière de la révolution bourgeoise.

Nous reviendrons sur l’expérience des luttes passées.

Mes cahiers sont trop longs : ce sont des cahiers ; ils sont longs quand la quinzaine est épaisse. Le premier n’aurait pas été si long si Liebknecht n’avait pas donné jusqu’à trois articles et jusqu’à la matière de trois interviews ; celui-ci ne serait pas aussi long si Vaillant n’avait pas combattu aussi longuement la proposition de loi sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels. Mes premiers cahiers seront forcément beaucoup plus gros, parce que je ne peux pas ne pas enregistrer la préparation du Congrès : j’ai donc à rattraper six mois de passé, pendant que le présent marche de son pas régulier. Quand je n’aurai plus qu’à noter le présent, mes cahiers seront naturellement moins longs. — J’ai calculé mes devis de longueur à peu près pour le temps du provincial que je supposais : qui a moins de temps n’aura qu’à moins lire. — Je reviendrai sur la composition des cahiers.

Ton idée est bonne, et je travaille à la réaliser : car toutes les brochures de propagande qui ne seraient pas conformes à la vérité seraient des brochures de mauvaise propagande. Il ne suffit pas de prêcher : il faut d’abord savoir ce que l’on prêche ; il ne suffit pas de prêcher le socialisme : il faut d’abord savoir ce que c’est que le socialisme, et jamais nous ne le saurons si la discussion n’est pas libre.

Mettrons-nous en brochures de propagande le discours de Vaillant ? Irons-nous vanter au peuple, qui est en général simple et droit, la dictature impersonnelle du prolétariat ? Mais le premier citoyen libre à qui nous adresserons la parole nous dira simplement et droitement : « Pardon, monsieur, mais je voudrais seulement savoir quelles personnes exerceront la dictature impersonnelle de la classe ouvrière. »

Mettrons-nous en brochures de propagande le discours de Guesde ? Nous lirons au peuple ces paroles de Guesde, que j’emprunte à la page 176 du Compte rendu sténographique officiel, au milieu de la page : « (Le camarade Zévaès) avait ainsi tracé la frontière que l’on ne franchit pas, entre la partie des pouvoirs publics que le prolétariat organisé doit conquérir en période même bourgeoise, et la partie des pouvoirs publics qu’il ne peut emporter qu’en période révolutionnaire, à coups de fusil ! » Puis nous lirons au même ces paroles du même, empruntées à la page 185 du même Compte rendu : « Les travailleurs organisés se considérant comme dupes, les uns prêteront l’oreille à la propagande par le fait ; ils se diront : puisqu’il en est de mon propre parti de classe comme des autres partis politiques, et que nous sommes condamnés à faire la courte échelle à quelques-uns, qui se servent de nos épaules pour se hisser au pouvoir, adressons-nous aux choses, n’ayant rien trouvé du côté des hommes. Les hommes les ayant trompés, ils n’auront plus de foi que dans les éléments, que dans la chimie révolutionnaire, et vous aurez recruté pour l’anarchie. » Nous lirons au peuple ces deux citations : mais alors le premier venu, l’ouvrier des manufactures d’armes, le chimiste, l’ancien artilleur, l’ancien fantassin, ou même l’homme de bon sens nous dira : « Je vous demande pardon, monsieur, mais il me semble que monsieur Guesde conseille les balles et déconseille les bombes ; il y a pourtant de la poudre dans les cartouches derrière les balles ainsi que dans les bombes ; et c’est la même chimie révolutionnaire qui enseigne à fabriquer la poudre des balles et la poudre des bombes ou obus, étant donné qu’on nomme obus les bombes lancées au canon, et bombes les obus placés à la main. » — « En quoi, dira le voisin, peu au courant de la rhétorique et des antithèses, en quoi les bombes sont-elles plus des éléments, et les cartouches plus des hommes ? » Que saurons-nous répondre à ces bonnes gens ? Irons-nous enseigner plus savant que nous ?

Il ne suffit pas de propager, propager. Nous devons faire attention à ce que nous propageons. Toute propagande qui n’est pas de vérité entière est mauvaise. L’étiquette ne suffit pas. Pendant les massacres d’Arménie un député socialiste allemand disait à un étudiant français : « Nous ne nous sommes pas emballés dans toute cette affaire comme les députés français ; nous étions mieux informés : nous savions, nous, que c’étaient les Arméniens qui étaient les capitalistes. »