Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/Toujours de la grippe

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Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 153-196).

TOUJOURS DE LA GRIPPE

5 avril 1900,

Le docteur le premier se rappela que son métier n’était pas de rester sous l’impression des témoignages les plus beaux, mais de les analyser du mieux qu’il pouvait, et de les critiquer.

— Nous n’aurons pas la présomption, mon ami, d’interpréter cette histoire. Vous l’avez parfaitement entendue. Elle vous donne incomplètement raison. Elle me donne raison complémentairement.

— Avant de nous partager, docteur, les morceaux incomplets ou complémentaires de cette histoire, si vous osez le faire encore, permettez-moi.

— Je vous permets.

— À mesure que vous avez avancé dans la narration que nous devons à la piété fraternelle et sévère de madame Périer, j’ai connu en moi un double sentiment, deux sentiments voisins non conciliables d’abord. Je m’apercevais que ces faits m’étaient nouveaux. Je reconnaissais que ces faits m’étaient connus.

Je m’apercevais que ces faits m’étaient vraiment nouveaux. J’avais pourtant lu, ou du moins j’avais parcouru, au temps que j’étais écolier, ce long texte imprimé fin, menu et dense, durant que je préparais des examens indispensables et des concours utiles. Mais la narration n’était pas entrée dans ma mémoire profonde.

— Cela n’est pas étonnant, mon ami.

— Cela n’est pas étonnant. Les concours et les examens que nous devons subir et où nous contribuons à envenimer l’antique émulation, toutes les rivalités d’enfance, toutes les compétitions scolaires où nous nous faisons les complices de la vieille concurrence donnent malgré nous à tout le travail que nous faisons pour les préparer non seulement un caractère superficiel, mais je ne sais quoi d’hostile et d’étranger, de pernicieux, de mauvais, de malin, de malsain. Les auteurs ne sont plus les mêmes, et il y a toujours quelque hésitation quand Blaise Pascal est un auteur du programme. Cette incommunication est aussi un empêchement grave à tout enseignement, primaire, secondaire, ou supérieur. Je me rappelle fort bien que tout au long de mes études je me suis réservé la plupart de mes auteurs pour quand je pourrais les lire d’homme à homme, sincèrement. Nous venons de le faire, en première lecture, pour quelques passages d’une histoire qui est en effet une introduction naturelle aux Pensées. Pourrons-nous faire un jour les lectures suivantes, les deuxième, troisième et suivantes lectures, toujours plus approfondies. Ferons-nous jamais quelque lecture qui soit définitive.

— Je ne pense pas que jamais nos lectures soient finales. Et d’abord savons-nous ce que c’est que lire, et bien lire, et lire mal ?

— Je ne le sais ; mais je sais qu’alors je ne lisais pas bien mes auteurs, que je me les réservais, et qu’à présent, quand j’ai le temps, je les lis mieux. Mais ce n’était pas cela, docteur, qui me frappait le plus pendant que je vous écoutais. En ces faits, qui m’étaient nouveaux, je reconnaissais profondément les événements anciens qui avaient obscurément frappé mon enfance contemporaine. L’histoire du grand Blaise et l’histoire de la pauvre dame innocente et vieillie en dévotion, que je me suis permis de vous conter, c’est à bien peu près la même histoire. Admettez que pour un instant je réserve les éléments de cette histoire que je crois afférents à vos interrogations. Admettez que je laisse les détails. Dans l’ensemble cette histoire est la même. La pauvre dame à la fluxion de poitrine, émerveillement des femmes qui allaient laver la lessive, édification des vieilles dévotes aigres, illustration des campagnes et du faubourg, scandale des esprits faciles, tout ignorante qu’elle était, bourgeoise, vieille, pauvre d’esprit, laide sans doute, insignifiante, insane si vous le voulez, provinciale ignorée au fond d’un faubourg de province, la pauvre dame « entortillée par les curés », comme on disait, n’en avait pas moins toutes les passions, tous les sentiments et presque toutes les pensées d’un Pascal. Vraiment ils étaient les mêmes fidèles. Docteur je me demande si là n’est pas toute la force de la communion chrétienne, et en particulier de la communion catholique. La malheureuse fidèle avait la même foi, les mêmes élancements, la même charité, les mêmes sacrements. Elle aussi reçut enfin celui qu’elle avait tant désiré, qu’elle avait désiré de même. Et sans jouer immoralement avec les assimilations, je me demande si une ou plusieurs communions socialistes semblables ne seraient pas puissamment efficaces pour préparer la révolution de la santé.

— Je vous entends peu, et mal.

— Je vous propose là, docteur, des imaginations mal préparées. Je vous les représenterai plus tard. Mais voici, tout simplement, ce que je voulais dire : je constatais ou croyais constater que l’étroite parenté des sentiments chrétiens de ceux que nous nommons les grands aux sentiments chrétiens de ceux que nous nommons les humbles donnait une force redoutable à la religion que nous avons renoncée ; ainsi je désirais qu’une étroite parenté s’établît ou demeurât des sentiments socialistes de ceux que nous nommons les savants aux sentiments socialistes de ceux que nous nommons les simples citoyens. Je compte beaucoup sur certaines idées simples. Je compte beaucoup sur la diffusion, par l’enseignement, des idées simples révolutionnaires. J’espère que la révolution se fera surtout par l’universelle adhésion libre, l’universelle conversion libre à quelques idées simples moralistes socialistes. C’est pourquoi l’on m’a quelquefois dénommé obscurantiste, ou ignorantiste.

— Laissons ces misères. Moi non plus je ne crois pas que le socialisme soit aussi malin qu’on nous le fait souvent. Laissons pour aujourd’hui ces débats. Vous avez pu distinguer dans la narration dont je vous ai vraiment donné connaissance deux tendances chrétiennes, et deux méthodes qui se composent. Première méthode : le malade soigne son corps, travaille à la guérison de son corps de son mieux, pour des raisons que nous allons donner. Mais comme cette première méthode est la seule qui nous importe aujourd’hui, nous allons d’abord éliminer la seconde. Seconde méthode : le malade s’aperçoit que les soins donnés à son corps ou que l’atténuation de la souffrance naturelle constitue un plaisir des sens, ou simplement, si vous le voulez bien, le malade, au lieu de considérer les soins et les remèdes comme étant nécessaires à la guérison, les considère comme étant un plaisir des sens ; alors, par esprit de pénitence, ou bien il se prive de certains soins, ou bien, ce qui pour nous revient au même, il se donne certaines sévérités qui atténuent, balancent, ou surpassent l’effet des remèdes et des soins. Nous laisserons pour aujourd’hui la pénitence. Mais nous ne négligerons pas la première méthode. Selon cette méthode le chrétien donne aussi bien que vous tous ses soins à la santé de son corps. Dieu l’a créé. Dieu l’a mis au monde. Dieu le tient au monde. Dieu le rappellera du monde. Quand il a voulu. Comme il veut. Quand il voudra. La vie humaine est en un sens un dépôt. Elle est en un sens une épreuve. Elle est en un sens un exil, une résidence de captivité :

Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

La terre est un lieu de punition. Le chrétien est un dépositaire. Il est un éprouvé. Il est un exilé, un puni, un condamné à temps. Il peut devenir un condamné à perpétuité, un damné à éternité, un réprouvé. Il n’est pas le maître de l’heure. Il n’y a aucune hésitation sur ce point : que l’Église, commandant pour Dieu, interprétant le commandement de Dieu, la cinquième loi, Tu ne tueras pas, interdit le suicide. Or négliger la santé de son corps c’est exactement commettre un suicide partiel, un suicide préparatoire, un commencement d’exécution de suicide. C’est avancer l’heure du compte rendu, la fin de l’épreuve, le retour de l’exil, avancer le nostos toujours convoité ; c’est diminuer le temps de la punition, avancer l’heure de la libération. C’est faire intervenir quelque misérable fantaisie humaine au cœur du décret divin. C’est empiéter sur la puissance du Créateur. C’est commettre un sacrilège et tomber en péché mortel. Si votre pauvre dame a vraiment contribué à sa propre mort, j’ai grand peur que, tout de suite après, son Dieu ne l’ait fort mal reçue.

— Vous citez du grec, docteur, non moins abondamment que le citoyen Lafargue.

— Le citoyen Lafargue est un savant homme et je ne suis pas surpris que tous les intellectuels ensemble aient conjuré de lui envier son érudition universelle, ne pouvant la lui ravir. Dans les Recherches qu’il a faites sur l’Origine de l’idée de Justice, et qu’il a bien voulu donner à insérer à la Revue socialiste, et que nous avons ainsi connues en juillet 1899, il nous a dévoilé une loyauté intellectuelle non moins impeccable que celle qui transparaît au Manifeste contemporain. Mais ce que les regards les mieux avertis ne sauraient voir au Manifeste, qu’il rédigea pour un tiers, les regards les moins intellectuels sont forcés de le constater dans les Recherches, que sans doute il rédigea pour les trois tiers. Je veux parler ici de cette incomparable érudition, de ce savoir universel. On dirait déjà une exposition, avant celle qui vient. L’auteur connaît le sauvage et le barbare ; il connaît les Peaux-Rouges d’après l’historien américain Adairs ; il connaît le Figien ; les femmes slaves de Dalmatie ; le proverbe afghan ; le Dieu sémite ; les Moabites ; les Hamonites ; l’Hébreu comme le Scandinave ; les Érinnies de la Mythologie grecque ; le chœur de la grandiose trilogie d’Eschyle, criant à Oreste ; Achille, Patrocle, Agamemnon, les Achéens, Hector et Troie ; Clytemnestre ; encore les Érinnies et le ténébreux Érèbe ; encore les Érinnies d’Eschyle, et Oreste ; et l’Attique ; et le Dieu sémite et la poétique imagination des Grecs…

— Arrêtez-vous, docteur, je vous en supplie !

— J’en ai encore vingt-trois pages, monsieur !

— Ayez pitié d’un malade !

— J’aurai pitié. Ce que je vous ai dit, et qui était si long, tenait en deux pages. Ne croyez pas, mon ami, que jamais M. Alfred Picard, le commissaire général, fera tenir l’univers en aussi peu de place. Et ne croyez pas non plus que jamais M. Pierre Larousse, d’heureuse mémoire, distribuant la science humaine au hasard des alphabets, ait aussi rapidement passé des pôles à l’équateur. Que ne puis-je continuer mes citations de ces citations. Vous auriez entendu Vico en sa Scienza nuova ; vous auriez entendu Aristote et connu le Verbe, et vous auriez connu les Hecatonchyres de la Mythologie grecque, et Fison et Howitt, ces consciencieux et intelligents observateurs des mœurs australiennes, et le wehrgeld, et Sir G. Grey, la Dalmatie, les Scandinaves et les Eddas, Jésus-Christ, Saint-Paul et les Apôtres. Je passe Lord Carnarvon, Reminicenses of Athens and Morea, et Sir Gardner Wilkinson, Dalmatia and Montenegro, et les ordonnances d’Édouard premier d’Angleterre, et Caïn, chassé de son clan après le meurtre d’Abel, dans la Genèse (IV, 13, 14). Je passe l’Australien, et Fraser ; et les mânes d’Achille, et Polyxène, la sœur de Pâris ; et Darwin rapportant dans son Voyage d’un naturaliste une anecdote caractéristique : il vit un Fuégien ; César et les barbares qu’il avait sous les yeux ; le plus grand chef des Peaux-Rouges d’après Volney. Nous aurions continué par Plutarque, Aristide et Philopoemen ; le thar, loi du sang des Bédouins et de presque tous les Arabes ; et nous serions revenus aux Germains et aux Scandinaves. Et nous serions retournés à Jéhovah, qui ne craint pas de se contredire, et au Deutéronome (XXIV, 16). Alors nous serions derechef revenus à Pyrrhus, le fils d’Achille, naguère délaissé. Mais Caillaud nous eût hardiment conduits chez certaines tribus du désert africain. Et Fraser en Perse. Et Lafargue en Norvège. Quant à Athènes, le pouvoir civil se chargea de frapper le coupable, le plus proche parent assistait à l’exécution. Et nous serions repartis d’Athènes, sans manger ni boire, sans dormir ni penser, méconnaissant l’antique hospitalité. À peine arrêtés aux Égyptiens par Diodore de Sicile, G.-W. Steller nous emportait, tout harassés, jusque chez les Itelmen du Kamtchatka. Mais vous-même, citoyen convalescent, je dois vous fatiguer ?

— Point : je n’écoute pas. Quand j’ai vu que vous passiez outre à mes prières, quand j’ai vu que vous aviez recours à cette misérable figure de rhétorique, intitulée, je crois, prétérition ou prétermission, figure, autant qu’il m’en souvienne, hypocrite, et qui, autant que je me rappelle, consiste à faire semblant de passer sous silence tout ce que l’on veut quand même infliger à l’auditeur, j’ai fait la grève de l’auditeur.

— C’est dommage, monsieur. Nous aurions continué. Nous aurions dévoré tout cru toute cette érudition. Nous nous serions instruits. Et puis nous nous serions écriés : Comme c’est beau, la science ! Et nous aurions fini par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, des bourgeois révolutionnaires de 1789, et par le pape Léon XIII, dans sa fameuse encyclique sur le sort des ouvriers. Mais vous ne voulez pas m’écouter. Serait-il vrai que vous fussiez un ignorantiste ?

— Le citoyen Lafargue n’est pas un ignorantiste. Il n’est pas un ignorant. Et dans tout ce que vous m’avez cité, docteur, il n’y a presque pas de fautes d’orthographe. Je préfère à vos citations ironiques ou sérieuses le grec modeste que vous avez spontanément, et sans doute sans le faire exprès, introduit dans le tissu de vos discours.

— Des professeurs honorables, sévères, doux et ponctuels, purement universitaires, m’enseignèrent ce grec au lycée. De la cinquième à la rhétorique, lentement et communément, devinant et balbutiant, nous avons lu les poètes hellènes, à la fois étrangers à nous et jeunement hospitaliers à nos jeunes imaginations. Les mœurs des hommes antiques, des héros, des rois, des cités et des dieux nous étaient nouvelles, car elles différaient notablement des mœurs bourgeoises florissantes alors en la bonne ville d’Orléans : les poètes antiques nous paraissaient d’autant plus beaux. Je me rappelle fort bien que l’exil antique inspirait alors aux misérables une singulière épouvante et que le retour, le nostos, était désiré comme le grand bonheur, comme une renaissance. Il me semble que les chrétiens ont hérité de ces sentiments, mais qu’ils ont divinisé l’épouvante et le désir. Quand la cité fut devenue, ainsi que vous le savez, l’universelle, l’éternelle cité de Dieu, la terre, que nous labourons, devint, comme nous l’avons dit, la résidence d’exil, résidence d’épouvante, et la mort, que nous redoutons, devint le suprême retour. Mais de quel droit retourner dans la cité céleste avant que le Maître de la cité vous eût rendu vos droits de citoyen, ou vous eût conféré les droits du citoyen. Sinon, quelle intrusion. Suffira-t-il que le misérable intrus embrasse les autels des dieux ou qu’il invoque Zeus hospitalier. En vérité, je vous le répète : Si votre pauvre dame a vraiment contribué à sa mort, j’ai grand peur que son Dieu ne l’ait mal reçue.

— Non, docteur, je suis assuré que son Dieu lui a pardonné ; car ce Dieu, tueur des dieux, a hérité des dieux qu’il a tués ; il est devenu après Zeus le Dieu des hôtes ; et son hospitalité est infinie ; et il accueille les misérables. Il est devenu infiniment hospitalier, infiniment miséricordieux, et il aura bien voulu considérer que depuis le commencement de la grâce il avait admis beaucoup de saintes et beaucoup de saints tombés au même péché, d’avoir hâtivement désiré la patrie céleste.

— Le chrétien n’a pas à compter sur la miséricorde pour se donner la marge de tomber au péché mortel. Aussi Pascal croyait-il être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé. Je m’en tiens à cette expression. Il était soumis à Dieu. Il avait une admirable patience. Mais il mettait précisément sa soumission, et il exerçait précisément sa patience admirable à bien recevoir et à bien se donner et se faire donner les traitements, les remèdes et les soins que les médecins qui le venaient visiter lui avaient prescrits. En quoi faisant il se conduisait comme un parfait géomètre et comme un parfait chrétien. Il ne voyait pas moins clair alors dans l’ordonnance de sa piété qu’il ne voyait clair, malgré les assurances des médecins, dans la marche et dans l’aggravation de son extraordinaire maladie.

— Quels étranges médecins que ces médecins de Pascal. Quelle quiétude ! et quelle méconnaissance. Mais nous aurions tort de nous imaginer que nous aurions tout dit quand nous aurions dit qu’ils sont aussi les médecins de Molière. Non avertis, des médecins modernes ou contemporains ne s’y seraient pas moins trompés. Ils attendaient en Pascal des maladies communes, ordinaires. Je ne sais pas s’il travaillait de ces maladies ; mais il me semble qu’il travaillait surtout du mal de penser et de croire ; il avait commencé par le mal de penser ; il continuait par le mal de penser aggravé du mal de croire : ce sont là des maux redoutables, sinon inexpiables, et que les bons médecins n’avaient pas en considération. Nous qui avons les Pensées, nous avons par là même sur la vie et sur la mort de Blaise Pascal, sur la souffrance et le délabrement de son corps, des renseignements que ses médecins n’avaient pas ; nous avons des lueurs qu’ils n’avaient pas ; nous avons des intelligences nouvelles ; et, sans faire de métaphysique, nous savons que son corps travaillait de la souffrance de son âme. Le mal de croire est donné à tout le monde, et ma pauvre dame l’avait ainsi que l’avait eu Pascal. C’est un mal qui est devenu plus rare. Le mal de penser n’est pas encore donné à tout le monde. Il est resté un peu plus professionnel. C’est, pour dire le mot, un mal intellectuel. Je ne crois pas qu’il soit déshonorant. L’excès du travail intellectuel délabre l’âme et le corps sans déshonorer la personne ainsi que l’excès du travail manuel délabre le corps et l’âme sans déshonorer la personne. Un travailleur intellectuel abruti est aussi misérable et n’est pas plus méprisable qu’un maçon infirme ou qu’un vigneron bossu. Mais il n’est pas plus recommandable. Ou plutôt la maladie intellectuelle n’est pas plus recommandable que la maladie ou que l’accident manuel. Pour tous les travailleurs, et pour le citoyen Pascal, même, la santé, seule harmonieuse, est aussi la seule qui soit recommandable.

— Suspendons, mon ami, ces affirmations téméraires et vaguement religieuses. Nous en sommes aux médecins de Pascal.

— C’étaient de bonnes gens, et je n’en saurais plus dire. Je voulais vous faire observer avec moi, docteur, comme il serait dangereux de découper trop nettement les méthodes que nous croyons distinguées dans le réel. Vos première et seconde méthodes se composent pour les chrétiens en s’associant, en se renforçant, même en se confondant beaucoup plus souvent qu’elles ne se contrarient. Les traitements, les remèdes et les soins, les tisanes, les drogues écœurantes et les potions fades leur servent à deux fins : naturellement les soins préparent ou font la guérison ; moralement, ou plutôt religieusement, puisque les drogues sont désagréables, pénibles, douloureuses, elles fournissent un exercice de pénitence.

— Dont la valeur est diminuée d’autant pour les fidèles qui auraient naturellement peur, comme vous, de la maladie et de la mort. Inversement avez-vous un seul instant, au moment du danger, redouté ce que peut redouter un chrétien sincère ?

— Non, docteur, pas un seul instant je n’ai redouté le Jugement et la Réprobation. Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans d’instruction et parfois d’éducation catholique sincèrement et fidèlement reçue ont passé sur moi sans laisser de traces. Tous les camarades que j’avais à l’école primaire, qu’ils soient devenus des travailleurs manuels ou des travailleurs intellectuels, qu’ils soient devenus des paysans ou des ouvriers, qu’ils soient devenus ou non socialistes et républicains, ne sont pas moins débarrassés que moi de leur catholicisme. C’est cela qui rend si inquiétant l’incontestable envahissement de l’Église catholique, et si redoutable. Quelle que soit la beauté de plusieurs catholiques individuels, toute la puissance de l’Église contemporaine est fondée ou sur l’hypocrisie intéressée, ou sur le cynisme intéressé. Voir Jaurès : « Inoculer au peuple naissant l’hypocrisie religieuse de la bourgeoisie finissante. » Non seulement on a essayé ce crime : la perpétration n’en est pas mal avancée. Iront-ils jusqu’à la consommation ? Faut-il que nous soyons, ma foi, tartufiés ? Cela aussi est une maladie collective.

— Des plus graves et de celles qui nous conduisent le plus laidement à la mort collective. Le plus laidement et le plus sûrement.

— J’ai un ami qui est resté catholique.

— Vous avez un ami qui est resté catholique ?

— J’ai un ami qui est resté catholique, ou, ce qui revient au même, un catholique est resté mon ami. Je le vois quelques heures tous les deux ou trois ans, quand il passe à Paris. Car c’est aussi un provincial. Mon ami est prêtre.

— Vous avez un ami qui est prêtre catholique ?

— J’ai un ami qui est devenu prêtre catholique. Il est resté mon ami. C’est une amitié qui, pour aujourd’hui, ne vous regarde pas. Si j’étais resté catholique, sans doute je serais devenu prêtre avec lui. Quand je dis qu’il est devenu prêtre, je ne suis pas bien renseigné là-dessus. Nous nous voyons si peu souvent. Il était séminariste. Il s’est de degrés en degrés avancé régulièrement, rituellement, de l’Église enseignée à l’Église enseignante. Je ne sais où il en est. Je crois qu’il a fini. Je ne connais pas même ces degrés. En quoi j’ai tort.

Mon ami a été malade. Je me rappelle à présent fort bien qu’il se soigna ponctuellement. Il est très jeune encore. Il était lésé profondément. Poitrine et système nerveux. Pendant des semaines et des mois, pendant des années, muni de sa douceur austère et sage, de sa patience inaltérable et renseignée, de sa soumission longue et haute, vêtu de sa fidélité droite, invulnérable et lente, non seulement il eut soin de se soigner par des remèdes et des soins déterminés, comme au temps de Pascal, mais adoptant pieusement les données les plus proprement scientifiques de la science moderne, il suivit avec la même soumission et fidélité ce que nous nommons un régime. C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir dans sa vie en danger des heures où il aurait vécu et des minutes où il aurait médicalement soigné son corps, loin de là, toutes ses minutes étaient données aux soins, et la vie elle-même était incorporée aux soins. Il suivait un régime. L’hygiène inséparablement se confondait pour lui avec la médecine. Il avait soumis toute sa vie au commandement de ce régime. Il quitta ses camarades, ses amis, ses maîtres, ses parents, son pays et alla s’enfermer des demi-années entières dans l’établissement luxembourgeois où un docteur luxembourgeois avait pour les malades introduit les derniers aménagements. Il abandonna pour un long temps ses études, qui étaient cependant des études sacrées. Il tempéra, il diminua régulièrement et considérablement ses exercices, qui étaient cependant des exercices de piété. Je ne sais pas s’il eut à demander pour cela des dispenses aux autorités ecclésiastiques. Mais ce que je sais bien, c’est que sa prière même était soumise aux commandements de son régime. Et ce que je sais de certain, c’est qu’il n’avait aucun attachement naturel pour la vie et qu’il avait d’elle un détachement religieux, et que la prière lui était infiniment précieuse. Mais évidemment il pensait et croyait qu’il devait se priver de prier Dieu pour demeurer fidèlement sur la terre où Dieu l’avait envoyé.

— Ne croyez pas, mon ami, que l’institution du régime soit exclusivement moderne. Les anciens pensaient déjà qu’il était nécessaire que l’athlète suivît un régime. Et dans ce que je vous ai lu sur la vie et la mort de Blaise Pascal apparaît par fragments la préoccupation d’un régime. Le malade n’exerçait pas seulement sa patience et sa soumission dans les moments de crise à bien accepter les remèdes pénibles et douloureux comme il acceptait les souffrances mêmes : il exerçait la patience et la même soumission dans les périodes ordinaires ; il réglait alors sa nourriture selon des lois contestables, mais qui lui paraissaient bonnes, sages, qui sans doute répondaient à peu près en son esprit à ce que nous nommons les lois de l’hygiène. Il ne mangeait pas au delà d’une certaine quantité, même quand il avait encore faim, et il mangeait toujours une certaine quantité, même quand il n’avait pas appétit.

— J’admets, docteur, que ces lois lui paraissaient à peu près intervenir ainsi que nous paraissent intervenir ce que nous nommons les lois de l’hygiène et les lois d’un régime. Je remarque seulement que ces lois nous paraissent désormais grossières dans leur brutalité.

— Non, mon ami : elles ne sont proprement ni grossières ni brutales. Mais elles sont comme on devait et comme on pouvait les faire au temps de Pascal. N’oubliez pas qu’alors les sciences que nous nommons naturelles n’étaient pour ainsi dire pas nées ; l’histoire naturelle n’était pas née encore et l’histoire humaine était mal poursuivie ; et la chimie aussi n’avait pas été instituée. Au contraire la mathématique, les mathématiques, la physique mathématique, la mécanique mathématique avaient donné brusquement des résultats extraordinaires. La mécanique céleste avait donné des justifications admirables. Vous ne pouvez nier que l’admirable coïncidence des phénomènes célestes aux calculs humains, que la fidélité des planètes, vagabondes, aux rendez-vous astronomiques n’ait donné à la plupart de ces philosophes et de ces savants une satisfaction encore inouïe et parfois comme un orgueil nouveau. Ils étaient sans doute orgueilleusement géomètres, et la résonance de cet orgueil, également inadmissible à des chrétiens, à des moralistes et à des naturalistes, retentit de la physique, de la métaphysique, de l’anatomie et de la physiologie cartésiennes à la philosophie leibnitzienne et jusque sur la critique de Kant. Pascal s’en évada comme un chrétien, par la contemplation de la sainteté :

« La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

» Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. La grandeur de la Sagesse, qui n’est nulle part sinon en Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différant en genre.

» Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles, où elles n’ont pas de rapport. Ils sont vus non des yeux, mais des esprits ; c’est assez. Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps, ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.

» Archimède, sans éclat, serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Oh ! qu’il a éclaté aux esprits ! Jésus-Christ, sans bien, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’invention, il n’a point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur, et qui voient la Sagesse ! »

« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur. »

« Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d’en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur comme les autres en jugent par l’esprit. C’est Dieu lui-même qui les incline à croire ; et ainsi ils sont très efficacement persuadés. »

Voilà pourquoi votre pauvre dame avait les mêmes sentiments et pour ainsi dire les mêmes pensées que Pascal. Vous voyez que Pascal ne l’ignorait pas.

— Je ne veux pas, docteur, me laisser encore séduire à des comparaisons dont je ferais des assimilations déplacées. Mais je connais à présent beaucoup d’hommes et beaucoup de citoyens : Ceux que nous voyons socialistes sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d’en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur, comme les autres en jugent par l’esprit. C’est la solidarité même qui les incline à croire, et ainsi ils sont très efficacement persuadés.

— Je vous entends honnêtement et sans complaisance aucune et sans accueillir une exagération, mais je ne suis pas étonné, mon ami, que la solidarité vous paraisse avoir pour les socialistes, et en faisant les mutations convenables dans les attributions respectives, la même fonction que Dieu même avait pour les chrétiens. Car leur Dieu n’agissait en eux que par les voies naturelles, que nous nommons les lois naturelles, et par les voies surnaturelles de la grâce, à laquelle répondait la charité. Vous savez quel sens parfaitement efficace Pascal donne à ce mot de charité, que tant de chrétiens ont détourné à des sens vulgaires. Nous aussi, mon ami, rien ne nous empêche de restituer au mot de solidarité, que tant de socialistes ont monnayé vulgairement, un sens non moins parfaitement efficace, non moins précis, non moins valable. Ainsi entendue, ainsi aimée, ainsi voulue, ainsi connue, ainsi exercée, ainsi profonde et libre, la solidarité socialiste jaillit fréquemment au cœur des humbles et des pauvres, au cœur des ignorants.

— C’est bien là ce que j’entendais : nous avons nos saints et nous avons nos docteurs.

— Mais nous ne devons pas négliger pour cela le raisonnement, le travail patient et le savoir. Il y a des saints qui sont des docteurs, il y a eu des saints parmi les Pères de l’Église grecque et de l’Église latine et du Moyen-Âge. Les deux se composent :

« Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine, et inutile pour le salut. »

— Je vous entends comme il convient.

— Je continue :

« Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu’il le fût. Il eût été inutile à notre Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi : mais qu’il est bien venu avec l’éclat de son ordre !

» Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître. Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandon, dans sa secrète résurrection, et dans le reste ; on la verra si grande, qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas. Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spirituelles ; et d’autres qui n’admirent que les spirituelles, comme s’il n’y en avait pas d’infiniment plus hautes dans la Sagesse.

» Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien. »

— « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui l’univers n’en sait rien.

» Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. »

« Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres. Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. »

— Le passage que vous me citez, mon ami, est le plus connu.

— Je le citerai quand même, citoyen. Je suis parfaitement décidé à citer même les stances de Polyeucte, si elles résident sur le chemin de nos conversations. Nous ne courons pas après l’inédit ; nous ne courons pas après l’inconnu ; nous ne courons pas après l’extraordinaire : nous cherchons le juste et le convenable, et beaucoup de juste et beaucoup de convenable fut dit avant nous mieux que nous ne le saurions dire.

— Ce n’est pas moi, mon ami, qui vous en ferai un reproche. Moi non plus je ne cours pas après le bizarre comme tel. Mais quand le bizarre est juste, vrai, convenable, harmonieux, j’accueille le bizarre et même je le recherche ; et quand c’est le connu, le banal qui est juste, vrai, convenable, harmonieux, j’accueille ce banal que je n’ai pas eu à chercher. Je vous disais seulement que le passage que vous m’avez cité est le plus connu. La vigueur, la justesse, la nouveauté, la fraîcheur de la métaphore l’a installé dans la mémoire des hommes et les bons examinateurs l’ont souvent donné à développer au baccalauréat : Développer cette pensée de Pascal : L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Alors il fallait redire en six pages de mauvais français tout ce que le grand Blaise avait si bien dit en douze lignes. Cet exercice conférait l’entrée à l’apprentissage des arts libéraux. Du baccalauréat il remontait à la licence, dispensait ainsi du service militaire pour deux années, conférait l’entrée universitaire et le droit officiel d’enseigner. Je ne suis pas assuré qu’il ne soit remonté plus haut encore, jusqu’à l’auguste agrégation, où les bons se distinguent décidément des mauvais. Provisoirement écartés de ces grandeurs, mon ami, nous n’avons pas à développer cette pensée de Pascal. Nous remarquerons seulement qu’elle ne porte que sur la distance du premier au deuxième ordre, sur la distance des corps aux esprits, et qu’enfin cet écart intéresse beaucoup moins Pascal que la dernière distance du deuxième au troisième ordre, que la distance des esprits à la charité. Au point que dans le morceau que j’ai commencé à vous lire, et que je vais continuer, morceau plus long, sans métaphore, plus important, la distance infinie des corps aux esprits figure seulement la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. Et croyez bien que si Pascal avait connu que l’usage de la métaphore déplacerait plus tard dans la mémoire des hommes l’importance qu’il voulait donner respectivement à ces deux distances, il aurait sans doute négligé la métaphore, car il n’était pas homme à préférer la plus belle des comparaisons à la plus infime raison.

Je continue :

« Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité ; cela est d’un ordre infiniment plus élevé.

» De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel. »

— J’entends tout cela comme il convient, docteur. Il est vrai que la solidarité socialiste soit en laïcité comme la charité chrétienne est en chrétienté, non moins profonde, non moins intérieure, s’il est permis de parler ainsi, non moins entière, non moins première, non moins différente en genre, et non moins située en un ordre propre. Ainsi la science, l’histoire des hommes et des sociétés peut conduire et conduit souvent au sentiment de la solidarité, mais elle n’est pas le sentiment de la solidarité même et ne peut remplacer le sentiment de la solidarité.

— Nous en causerons, mon ami, quand nous causerons de l’enseignement : car la fréquente et heureuse introduction de la science à la solidarité, mais parfois l’incommunication de la connaissance à l’action, cette contrariété réside au cœur de l’enseignement et se manifeste surtout au cœur de l’enseignement. Pascal avait vivement et profondément senti quel saut il faut faire, au moins en théorie, à qui veut passer du deuxième ordre au troisième, aller de la connaissance à l’action, de la science à la religion, de la géométrie à la charité, qui est la sainteté humaine. Il avait ressenti d’autant plus proprement quel était l’écart intermédiaire qu’il avait été lui-même, et qu’il était demeuré quand même un géomètre, ayant abandonné bien plutôt la matière que la méthode et que le sens de son ancienne géométrie. Et c’est ici que nous nous retrouvons. Comme il demeura ce que nous nommons un mathématicien dans l’exercice rigoureusement exact de la charité, ainsi et sans doute involontairement il demeurait un arithméticien dans l’administration de son estomac. Toujours la même quantité de nourriture, que l’estomac en voulût plus ou moins, qu’il en voulût ou qu’il n’en voulût pas. Évidemment il considérait son estomac comme une simple machine, et non pas comme un organe, c’est-à-dire qu’il ne le considérait pas comme une machine vivante, pièce d’un vivant, d’une plus grande machine vivante. À conférer avec l’anatomie et la physiologie cartésiennes, simplistes. Et il voulait régir son estomac par les lois mécaniques mathématiques, arithmétiques, par quoi les mécaniciens régissent les machines inanimées, inorganiques. C’est qu’il ne s’était évadé de la mathématique universelle que par la contemplation de la sainteté, par le sens de la charité. Au lieu que nous, qui nous sommes évadés de la mathématique et de la mécanique universelles par la considération de la morale, par la volonté de l’action, par le sens de la solidarité, outre cela nous nous sommes évadés de la mécanique universelle, ou plutôt l’humanité moderne s’est évadée de la mécanique universelle par le progrès de la physique même et, un peu plus, de la chimie, et surtout par l’institution et par le progrès des sciences naturelles indépendantes, par la liberté de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine. Et c’est pour cela que nous n’aurions pas l’idée à présent de nous traiter l’estomac comme on traite, ou plutôt comme on n’oserait pas traiter une chaudière de machine à vapeur.

— Concluons, docteur.

— Non, mon ami, ne concluons pas. Que serait-ce, conclure, sinon se flatter d’enfermer et de faire tenir en deux ou trois formules courtes, gauches, inexactes, fausses, tous les événements de la vie intérieure que nous avons si longuement et si soigneusement tâché d’élucider un peu. Ne nous permettons pas de faire un de ces résumés qui sont commodes à lire quand on prépare un examen. Nous ne parlons pas pour les gens pressés, pour les citoyens affairés, qui lisent volontiers les tables des matières. Nous parlons pour ceux qui veulent bien nous lire patiemment.

— Laissons cela, docteur, pour quand je vous conterai l’institution de ces cahiers.

— J’admets que l’on essaye de ramasser en formules, qui sont simples, tous les événements simples, qui sont assez nombreux, et tous les devoirs simples, qui sont beaucoup plus nombreux. J’admets en particulier que l’on essaye d’établir des formules pour la pratique, pour la morale. Mais comment formuler toutes les nuances que nous avons tâché de respecter ; comment formuler toutes les complexités, tous les rebroussements, toutes les surprises, tous les retournements, toutes les sous-jacences et tous les souterrainements que nous avons tâché de respecter. Tout au plus pourrions-nous dire, tout à fait en gros, qu’il est proprement chrétien de soigner son corps de son mieux, mais que l’attrait du Paradis séduit beaucoup de chrétiens, parmi les meilleurs. Ainsi le christianisme serait caractérisé à cet égard par une résistance officielle exacte opposée à la maladie et à la mort, mais l’application du christianisme serait compromise au point de nous présenter souvent une incontestable complicité avec la maladie et avec la mort.

— Mes conclusions, docteur, si vous me permettez d’employer ce mot, seraient, si vous le voulez bien, beaucoup moins favorables au christianisme. Il me semble que nous avons négligé une importante considération. Laissons les attraits plus ou moins involontaires qui peuvent séduire le chrétien de la terre et l’effet plus ou moins inconscient de ces attraits sur la maladie et sur la mort des chrétiens. Il me semble que nous avons encore à faire une importante considération. Il me semble qu’outre cela le christianisme encore démunit le chrétien devant la maladie et devant la mort. Permettez-moi, docteur, de vous rappeler ce que nos bons professeurs de philosophie nommaient l’influence du moral sur le physique.

— Je me rappelle parfaitement, citoyen : il y avait aussi l’influence du physique sur le moral. Cela nous fournissait de belles antithèses.

— Pour cette fois, docteur, l’antithèse correspondait à une réelle contrariété. Il ne me semble pas que je m’avance inconsidérément, si je prétends que les dispositions morales d’un malade influent considérablement sur sa maladie et sur son retour à la bonne santé. La tristesse, l’ennui, la gêne, le désespoir collaborent à la périclitation comme la joie et le bonheur travaillent au rétablissement. Je crois l’avoir senti moi-même au temps que j’étais en danger. Il me semble que je le sens très bien à présent que je suis en convalescence. Et il me semble que c’est ici que les chrétiens sont désarmés, profondément faibles. Ceux qui ont parmi eux l’imagination un peu efficace doivent se représenter la béatitude avec un élancement tel que, même avertis, même le voulant, même y tâchant, ils doivent n’avoir pas ce goût profond de la vie et de la santé qui est sans doute un élément capital de la longévité.

— Oui, vous avez raison. Un bon chrétien doit manquer d’un certain attachement profond à la vie, animal, et je dirais presque d’un enracinement végétal. D’où sans doute une certaine hésitation dans la défense la mieux intentionnée, une certaine incertitude, inexactitude et maladresse à la vie. D’ailleurs il ne me serait pas difficile de trouver dans le christianisme un remède à cela. Il est dit qu’il y aura peu d’élus, et si les chrétiens n’étaient pas présomptueux la peur de comparoir les inciterait à reculer au plus loin qu’ils pourraient l’heure de la mort. Mais beaucoup de chrétiens sont présomptueux. D’ailleurs une certaine épouvante, en même temps qu’elle veut échapper à la mort, peut affaiblir le malade jusqu’à le livrer inerte, au lieu qu’une certaine sécurité, en même temps qu’elle désire la mort, peut réconforter le malade et contribuer à son rétablissement. Vous voyez comme tout cela est toujours compliqué. Il y a toujours des croisements et des bifurcations.

— Il y a toujours des croisements et des bifurcations dans nos passions et dans nos sentiments. Mais il me paraît incontestable que le christianisme est en particulier compliqué. Il embrasse tant de contradictions intérieures ou introduites qu’il peut de soi donner réponse à tout. Il embrasse presque tous les excès, et ainsi les excès qui donnent réponse aux excès contraires, et il enveloppe aussi les tempéraments, qui donnent réponse à tous les excès, et il embrassait les excès, qui donnent réponse même à l’excès du tempérament. Il paraît à première vue aussi compliqué, aussi riche que la vie. Et c’est pour cela qu’il paraît souvent se suffire à lui-même. Il ne paraît se suffire à lui-même, citoyen, que par l’insuffisance de son exigence. Beaucoup d’hommes se sont imaginé qu’il était toute une vie. Mais à peine est-il tout un monde. Et il n’est qu’un semblant de la vie, une image grossière, une étrange combinaison d’infini déraisonnable et de vie assez malade. J’irai jusqu’à dire qu’il est une contrefaçon, une malfaçon de la vie. Sous prétexte que ce qui n’est pas vivant est en général beaucoup moins complexe que ce qui est vivant, nous sommes en général beaucoup trop portés à nous imaginer que la complexité — ou même que la contradiction intérieure — garantit la vie. Non : elle y est nécessaire, au moins à la vie ainsi que nous la connaissons. Mais elle n’y est pas suffisante.

— Remarquez, mon ami, que ces chrétiens à qui vous reprochez d’avoir aimé la maladie et la mort n’aimaient la maladie humaine et la mort, n’aimaient le martyre — souffrance, maladie et mort pour le témoignage — que pour s’introduire à la vie éternelle et ainsi à l’éternelle santé.

— N’ayez pas peur, citoyen : citez le Polyeucte.

— Je le citerai :

Saintes douceurs du Ciel, adorables idées,
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir.
De vos sacrés attraits les âmes possédées
Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.
Vous promettez beaucoup et donnez davantage,
Vos biens ne sont pas inconstants,
Et l’heureux trépas que j’attends
Ne nous sert que d’un doux passage
Pour nous introduire au partage
Qui nous rend à jamais contents.

— Remarquez, docteur, car il est temps de le dire, que ces chrétiens à qui je reproche d’avoir aimé ou bien reçu la maladie et la mort humaine admettaient aussi, admettaient surtout qu’il y eût une souffrance éternelle, et une maladie éternelle, et une mort éternelle contemporaine, ou, pour parler exactement coéternelle à tout leur bonheur, à leur vie éternelle, à leur béatitude et à leur santé.

— Cela, mon ami, est un article de leur foi.

— Je m’attaquerai donc à la foi chrétienne. Ce qui nous est le plus étranger en elle, et je dirai le mot, ce qui nous est le plus odieux, ce qui est barbare, ce à quoi nous ne consentirons jamais, ce qui a hanté les chrétiens les meilleurs, ce pour quoi les chrétiens les meilleurs se sont évadés, ou silencieusement détournés, mon maître, c’est cela : cette étrange combinaison de la vie et de la mort que nous nommons la damnation, cet étrange renforcement de la présence par l’absence et renforcement de tout par l’éternité. Ne consentira jamais à cela tout homme qui a reçu en partage, ou qui s’est donné l’humanité. Ne consentira jamais à cela quiconque a reçu en partage ou s’est donné un sens profond et sincère du collectivisme. Ne consentira pas tout citoyen qui aura la simple solidarité. Comme nous sommes solidaires des damnés de la terre :

Debout ! les damnés de la terre.
Debout ! les forçats de la faim.

tout à fait ainsi, et sans nous laisser conduire aux seuls mots, mais en nous modelant sur la réalité, nous sommes solidaires des damnés éternels. Nous n’admettons pas qu’il y ait des hommes qui soient traités inhumainement. Nous n’admettons pas qu’il y ait des citoyens qui soient traités inciviquement. Nous n’admettons pas qu’il y ait des hommes qui soient repoussés du seuil d’aucune cité. Là est le profond mouvement dont nous sommes animés, ce grand mouvement d’universalité qui anime la morale kantienne et qui nous anime en nos revendications. Nous n’admettons pas qu’il y ait une seule exception, que l’on ferme la porte au nez à personne. Ciel ou terre, nous n’admettons pas qu’il y ait des morceaux de la cité qui ne résident pas au dedans de la cité. Certitudes, probabilités ou rêves, réalités ou rêves, ceux de nous qui rêvent, nous sommes aussi parfaitement collectivistes en nos rêves et en nos désirs que nous le sommes et dans nos actions et dans nos enseignements. Jamais nous ne consentirons à un exil prolongé de quelque misérable. À plus forte raison ne consentirons-nous pas à un exil éternel en bloc. Ce ne sont pas seulement les événements individuels, particuliers, nationaux, internationaux, politiques et sociaux qui ont opposé la révolution socialiste à la réaction d’Église. Mais ces événements sont l’expression et presque je dirais que cette opposition est le symbole d’une contrariété foncière invincible. L’imagination d’un exil est celle qui répugne le plus à tout socialisme. Jamais nous ne dirons oui à la supposition, à la proposition de cette mort vivante. Une éternité de mort vivante est une imagination perverse, inverse. Nous avons bien assez de la vie humaine et de la mort humaine.

— Pour la mort vivante les anciens avaient commencé, non seulement ceux que vous n’aimez pas, les barbares, mais ceux que vous leur préférez. Pour que la cité de Thèbes résistât aux ravages de l’anarchie — déjà — le roi Créon avait jugé indispensable que la fraternelle et coupable Antigone fût enfermée vivante dans un cachot naturel,

Avec des aliments en juste quantité
Pour que sa mort ne puisse entacher la cité.

Avez-vous un Sophocle, mon ami ?

— Sans doute, que j’en ai un, docteur.

Nous cherchâmes longtemps le Sophocle que je croyais avoir. Il n’y en avait pas.

— Je vous demande pardon, docteur, d’avoir été ainsi présomptueux. Je croyais bien avoir un Sophocle. Je me rappelle celui que j’avais au collège, un vieux bouquin mince cartonné en papier marbré, une vieille et mauvaise édition que je lus passionnément. Depuis j’ai un souvenir si présent du texte grec, une représentation si nette que je croyais avoir le texte même sur quelque planche de ma bibliothèque.

— Vos souvenirs si présents ne vous permettraient seulement pas de me faire de mémoire une citation correcte.

— Il est vrai.

— Un bon souvenir ne vaut pas un bon texte. Quand vous irez à Paris vous achèterez pour quelques sous une petite édition classique nouvelle.

— Je n’y manquerai pas. Ne confondons pas, docteur : avoir une représentation fidèle d’une statue ou d’un texte, avec : pouvoir les reproduire. Ce sont là deux opérations distinctes. Les identifier supposerait que la représentation d’une statue est une petite statue et que la représentation d’un texte est un petit texte. Beaucoup d’anciens se le sont représenté communément. Mais nous avons renoncé à ces psychologies un peu enfantines. Souvent je préfère la représentation que j’ai à l’objet lui-même, ce qui revient à dire que je préfère la représentation que j’ai dans ma mémoire, l’image où tous mes souvenirs ont travaillé, à la nouvelle présentation que j’aurais. Mais si vous préférez les textes, j’achèterai un petit Sophocle. La première fois que j’irai à Paris, j’irai en acheter un à la Société nouvelle de librairie et d’édition, 17, rue Cujas.

— Pourquoi là, mon ami ?

— Pour beaucoup de raisons que je vous donnerai plus tard, docteur, mais surtout parce que cette maison est, à ma connaissance, la première et la seule coopérative de production et de consommation qui travaille à l’industrie et au commerce du livre. En attendant que nous ayons le texte original, contentons-nous, docteur, de ce que nous avons : Antigone mise à la scène française par Paul Meurice et Auguste Vacquerie, et nous avons encore la musique de Saint-Saëns, partition chant et piano. Je crains que les vers ne vous paraissent bien mauvais.

— Je m’en contenterai d’autant plus volontiers pour aujourd’hui que cette adaptation assez fidèle nous fut heureusement représentée aux Français. Écoutons ce Créon :

Je sais dans un lieu morne et loin de tout sentier
Un antre souterrain qu’entoure l’épouvante.
J’y vais faire enfermer Antigone vivante…

Mouvement d’effroi du Chœur.

Créon continue :

Par son cher dieu Pluton peut-être obtiendra-t-elle
Que sa prison sans air ne lui soit pas mortelle.
Sinon, elle apprendra qu’ils ne nous servent pas
Les stériles honneurs rendus aux Dieux d’en bas !

Antigone se lamente :

Dans un rocher murée ! oh ! quelle mort cruelle !
La morne Niobé
Périt ainsi soudée à la pierre.

Antigone se lamente et sa lamentation me paraît apparentée à la lamentation chrétienne :

quoi ! leurs rires me suivent
Sans pitié ni remords,
Dans ma prison tombeau, morte pour ceux qui vivent,
Vivante pour les morts !

La condamnation prononcée, annoncée par Créon me paraît comme une indication des futures damnations :

Ne savez-vous donc pas que ce chant funéraire
Ne cessera que quand la mort l’aura fait taire !
Allons ! exécutez mon ordre souverain ;
Qu’on la porte sur l’heure au caveau souterrain
Et, là, laissez-la seule et fermez-en l’entrée.
Puis, qu’elle y meure ! ou bien qu’elle y vive enterrée !
Nous n’aurons pas sur nous son sang. Mais que ses yeux
N’aient plus désormais rien à voir avec les cieux !

Antigone se lamente, et l’expression de sa lamentation même est à la fois païenne avec des indications chrétiennes :

Tombeau ! mon lit de noce ! Ô couche souterraine
Où la mort pour la nuit éternelle m’entraîne !

Et le chœur lui rappelle fort opportunément que ce genre de supplice, que vous ne m’empêcherez pas de considérer comme une esquisse de l’enfer, avait souvent été infligé à de grands personnages :

Tu n’es pas la première
Qui perdit la lumière
Et la vie à la fois.


Le malheur qui t’éprouve
Terrible se retrouve

Chez les dieux et les rois.

Le chœur donne les exemples :

Comme toi condamnée
Danaé fut traînée

Elle aussi, loin du jour

Et durement captive
Se vit enterrer vive

Dans l’airain d’une tour.

Que nous pouvons lire à volonté, car il y a une variante :

Comme toi dans la pierre
Danaé toute fière

Que le Dieu souverain

Le grand Zens l’eût aimée
Pourtant fut enfermée

Dans une tour d’airain.

Après une réflexion salutaire sur la force du Destin, le chœur bien renseigné donne un nouvel exemple :

Il eut ce qu’on te donne
Ce fils du roi d’Édone

Insulteur de l’autel.

Et Bacchus le fit taire
En l’enfermant sous terre

Dans un rocher cruel.

Nouvelle réflexion salutaire et nouvel et dernier exemple :

Sur la rive traîtresse
Où l’on voit Salmydesse

En proie à tous les vents

La marâtre effrénée
Des deux fils de Phinée

Les enterra vivants.

Et leur mère, ô ma fille,
Était de la famille

D’Érechthée ! et ses jeux,

Borée étant son père,
Affrontaient le tonnerre

Sur les monts orageux !

Sur la glace, intrépide
Et fière et plus rapide

Qu’un cheval furieux

Elle allait sans rien craindre.
La Parque sut atteindre

Cette fille des Dieux !

Antigone sort.

Mon ami ces vers lyriques de messieurs Paul Meurice et Auguste Vacquerie ne valent pas les stances de Pierre Corneille. Vous connaissez les causes de cette imparité. Messieurs Paul Meurice et Auguste Vacquerie ne sont ou n’étaient pas des poètes comparables à l’ancien Pierre Corneille. D’ailleurs il est plus difficile de traduire en poète que de donner, de produire, soi-même en poète. Je vous assure que ces plaintes et ces consolations, s’il est permis de les nommer ainsi, étaient redoutables quand elles étaient chantées à la scène, et qu’elles étaient accompagnées.

— Je les entendis, docteur, au temps que j’étais jeune. Les lamentations harmonieuses d’Antigone et les lâches consolations harmonieuses du chœur me paraissaient redoutables, mais nullement épouvantables comme les imaginations de l’enfer chrétien. Jamais les païens, qui aimaient la vie et la beauté, n’ont pu ni voulu réussir à de telles épouvantes. Il faut qu’il y ait au fond du sentiment chrétien une épouvantable complicité, une hideuse complaisance à la maladie et à la mort. Vous ne m’en ferez pas dédire.

— Les lamentations antiques et les consolations du chœur vous paraissaient harmonieuses représentées sur la scène aux Français. Nul doute qu’elles ne fussent harmonieuses représentées devant les Athéniens. Mais j’ai peur que dès ce temps-là, mon ami, la maladie et la souffrance, la mort et l’exil ne fussent pas harmonieux aux misérables qui les enduraient dans la réalité. Il y a loin de la douleur tragique aux laideurs de la réalité. Vous n’avez pas oublié toutes les horreurs de l’histoire ancienne, les horreurs barbares, que les Hellènes ont connues, et, aussi, les horreurs helléniques, les haines et les guerres civiles parmi les cités et dans les cités, les massacres et les ravages, puis la haine et la guerre des pauvres et des riches, les tyrannies, les oligarchies et les démagogies, et, déjà, la triste résignation dure d’Hésiode. Non, mon ami, je ne suis pas fasciné par la mémoire de mes versions grecques au point d’avoir oublié cela.

— Moi non plus, docteur, et je ne voulais pas instituer une cité antique harmonieuse et factice. Mais vous n’allez pas non plus m’instituer une cité antique identique au moyen âge de la chrétienté. Sans faire aucune espèce de métaphysique, je suis bien forcé d’accepter qu’il y a eu un génie antique et un génie chrétien et que le génie chrétien est à beaucoup d’égards différent du génie antique. Cela étant admis, je prétends, et je maintiens, et je maintiendrai toujours que le génie chrétien est beaucoup plus favorable à toute maladie. Quand nous disons que l’Église catholique est opposée au socialisme — et c’est cela qui rend si délicate la situation des socialistes chrétiens sincères, très peu nombreux en France — nous n’entendons pas seulement par là qu’elle veut tenir des militants exilés des biens de ce monde : nous entendons plus profondément qu’elle veut tenir d’anciens militants exilés des biens éternels, qu’elle admet côte à côte une Église triomphante et un Enfer, une résidence de béatitude et une résidence de maladie et de mort. Là est vraiment le non possumus. Imaginé ou non pour épouvanter les pécheurs, l’enfer a plus encore épouvanté les chrétiens les meilleurs.

— Vous me l’avez déjà dit.

— Je vous demande pardon. Mais cette épouvante me tient au cœur.

— Elle vous empêche de réserver que nous ne croyons pas aux propositions de la foi catholique parce que ce n’est pas vrai.

— J’essayais de comparer seulement, docteur, l’idée que nous avons de ce que nous voulons à l’égard de la maladie et de la mort à l’idée que les chrétiens ont de ce qu’ils croient aux mêmes égards. Leur épouvante me tient à l’âme. Il n’y a pas seulement, des catholiques à nous, la distance d’une imagination vaine à une sincère critique universelle ; cela ne serait rien en comparaison de ce qu’il y a : mais vraiment il y a l’inconciliabilité d’une imagination perverse à une raison modeste amie de la santé. J’ai pensé beaucoup à cela pendant plusieurs années que mes amis Marcel et Pierre Baudouin travaillaient à un drame en trois pièces qu’ils finirent d’écrire en juin 1897 et que les imprimeurs finirent d’imprimer en décembre de la même année.

— Au revoir, mon ami, me dit le docteur, et portez-vous bien. Je reviendrai vous voir encore une fois, car je sais les honneurs que les gens bien portants doivent aux convalescents. Puis c’est vous qui reviendrez chez moi.

— Car je sais les honneurs que les simples citoyens doivent aux moralistes. Revenez vite, monsieur l’honorable, revenez bientôt.

— Je ne saurais, car j’ai beaucoup de commissions à faire à Paris.

— Hâtez-vous, monsieur le commissionnaire, hâtez-vous, car j’attends mon cousin.

— Qui donc ce cousin ?

— Et quand mon cousin est là, docteur, on ne peut plus causer tranquille. Mon cousin n’aimera pas beaucoup les lenteurs et les longueurs de nos dialectiques attentives. C’est un garçon impatient.

— Mais qui donc, ce cousin ?

— Je vous dis qu’il est impatient comme vous. Sachez donc, ô docteur, que j’ai en province un cousin que je nomme respectueusement et familièrement mon grand cousin, et qui moins respectueusement, et plus familièrement, me nomme réciproquement son petit cousin. Cet intitulé tient à ce qu’il est plus vieux que moi et qu’ainsi quand j’étais petit lui au contraire il était grand. Et nous avons continué à nous intituler ainsi d’autant plus commodément qu’il est grand et fort, haut en épaules, tandis que je suis petit et bas. Il est de son métier ouvrier fumiste.

— Ouvrier fumiste ?

— Ouvrier fumiste. Comme le nom l’indique, il travaille à tous les appareils qui produisent de la fumée, aux cheminées, poêles, fourneaux et calorifères. Il ne vient nullement à Paris, comme un lecteur astucieux pourrait l’en soupçonner faussement, pour introduire quelque variété en nos débats. Car nous n’avons que faire de nous varier, docteur ? — Nous ne causons pas pour nous varier, mais nous cherchons la vérité. Il accourt à Paris pour l’Exposition.

— Naturellement, puisqu’il vient de la province.

Il accourt à Paris pour l’Exposition. Universelle. C’est-à-dire interprovinciale, internationale, et aussi intermétropolitaine. On lui a dit qu’il y avait à l’Exposition des cheminées monumentales, sans compter la tour Eiffel, des tuyaux de poêle extraordinaires, des fourneaux compliqués, des chaufferettes agencées pour la plus grande gloire de l’industrie nationale et des calorifères bien faits pour témoigner de la grandeur de l’esprit humain. Comme homme, comme Français, comme fumiste, mon cousin accourt à l’Exposition, déjà glorieux de la gloire commune et de la gloire professionnelle. Mon grand cousin est un garçon qui aime à voir par lui-même. Il devait arriver cette semaine.

— Cette semaine ? L’Exposition n’ouvre que le 14 avril.

— Justement. Mon cousin prétend que pour bien voir ces machines-là il faut les voir avant qu’elles aient commencé. Une idée à lui.

— Comment serait-il entré ?

— Il est des accommodements. Quelque camarade en fumisterie lui aurait prêté sa carte d’exposant. Mon cousin comptait venir cette semaine. Il escomptait l’adoucissement habituel de la température en cette saison. Quand la température est plus douce, la fumisterie est moins urgente. Mais l’adoucissement escompté n’est pas venu. Mon cousin nous arrivera dès qu’il pourra quitter pour quelque temps son travail.

— Quel est son caractère ?

— Je ne sais pas si vous lui plairez.

— Je ne sais pas non plus s’il me plaira.

— C’est un grand bon garçon malin. Ancien élève des Frères des Écoles chrétiennes, il a pour les chers Frères un peu de reconnaissance et beaucoup de mauvaises paroles. Il a eu son certificat d’études. Il a beaucoup lu de mauvais romans, de feuilletons, qui n’ont pour ainsi dire pas laissé trace en son imagination. Il a une belle écriture douce qui ne lui ressemble pas. Il calcule parfaitement, et c’est lui qui fait les comptes de son patron. Une bonne instruction primaire. Bon ouvrier, comme ouvrier. Habile de ses mains. Comme il travaille dans une toute petite maison de province — le patron, deux compagnons, un ou deux goujats — il fait un peu de tous les métiers : maçon, carreleur, plâtrier, marbrier, serrurier, tôlier, et non pas seulement pur fumiste. Audacieux, et téméraire même : ainsi le veut le métier. Les fumistes sont encore plus téméraires que les couvreurs, puisque les cheminées sont plus hautes que les toits. D’ailleurs ce qui nous semble témérité chez eux est une espèce particulière de sérénité, une accoutumance à demeurer dans les hauteurs. Il aime à causer. Vous parlez à lui, vous allez, vous allez, vous parlez devant lui. Enfin à un mot, à un geste, vous vous apercevez qu’il vous faisait poser, qu’il vous faisait marcher, qu’il faisait la bête, qu’il savait parfaitement ce qu’il vous a fait dire. C’est une espèce d’humeur qui m’a semblé très fréquente parmi les ouvriers, au moins en cette province, en particulier parmi les ouvriers du bâtiment. Les ouvriers du bâtiment sont naturellement des faiseurs de palabres, des organisateurs de conférences. La place publique et la rue leur est naturelle. Beaucoup de blague, souvent de bonne blague, surtout de blague à froid. Tous les jours il achète sa Petite République, chez la marchande de journaux, qui lui garde aussi les romans populaires paraissant en livraisons. Il doit acheter aussi l’Histoire Socialiste, parce qu’elle est socialiste, parce qu’il aime l’histoire, parce qu’elle paraît en livraisons identiques, parce que l’éditeur est le même, c’est encore du Rouff. Mon cousin lit tout cela en mangeant, à déjeuner, lit la Petite République et croit assez que c’est arrivé, lit ses livraisons et sait parfaitement que ce n’est pas arrivé, lit son Histoire et croit tout à fait que cela est arrivé. Mon cousin est un socialiste classé. Il vient me demander compte.

— Vous demander compte ?

— Me demander compte. Mon cousin est, vous le pensez bien, membre — et membre très actif — du Groupe d’études sociales d’Orléans, adhérent au Parti ouvrier français. Un vote régulier du groupe, auquel mon cousin avait pris part, m’avait institué délégué de ce groupe au futur ancien Congrès général des Organisations Socialistes Françaises. Heureusement que le Conseil national veillait. Survint le bon guesdiste, le fidèle dûment recommandé. Le groupe eut une seconde réunion, beaucoup plus régulière que la première, procéda ensuite à un second vote, beaucoup plus régulier que le premier. La minorité me demeura fidèle. Mais la majorité me renia. Mon cousin, ayant été de la minorité, prétend que je fus moralement son délégué au Congrès.

— Je ne sais pas bien ce que c’est qu’un délégué moral.

— Moi non plus. Mais mon cousin est entêté. Il nous dira ce qu’il veut dire.

— Et de combien était cette minorité fidèle ?

— Quoique absent, j’obtins quatre voix.

— Avouez que c’est bien peu. La majorité infidèle était sans doute au moins égale à cinq voix ?

— Égale à cinq voix, docteur, elle eût été valable. Mais elle était beaucoup plus considérable : elle montait jusqu’à six voix — sur dix votants. Il n’y eut aucune abstention. — Au revoir.

Le docteur en allé revint sur ses pas :

— J’allais vous laisser le livre que j’avais apporté. Je n’y pensais plus. Il faut que je le rende avant les vacances de Pâques à la bibliothèque où je l’ai emprunté. Ce sont les Provinciales. Quand votre cousin vous demandera compte, vous pourrez lui faire quelques citations intéressantes :

« Et si la curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans Jansénius, son livre n’est pas si rare, ni si gros, que je ne le pusse lire tout entier pour m’en éclaircir, sans en consulter la Sorbonne. »

— Ne croyez pas, docteur, que mon grand cousin ni ses camarades entendent ces allusions.

— S’il est ainsi que vous me l’avez dit, je suis assuré qu’il entendra au moins ce qui suit :

« Il n’y eut jamais de jugement moins juridique, et tous les statuts de la Faculté de théologie y furent violés. On donna pour commissaires à M. Arnauld ses ennemis déclarés, et l’on n’eut égard ni à ses récusations ni à ses défenses ; on lui refusa même de venir en personne dire ses raisons. Quoique par les statuts les moines ne doivent pas se trouver dans les assemblées au nombre de plus de huit, il s’y en trouva toujours plus de quarante, et pour empêcher ceux de M. Arnauld [c’est-à-dire les amis, les partisans d’Arnauld] de dire tout ce qu’ils avaient préparé pour sa défense, le temps que chaque docteur devrait dire son avis fut limité à une demi-heure. On mit pour cela sur la table une clepsydre, c’est-à-dire une horloge de sable, qui était la mesure de ce temps ; invention non moins odieuse en de pareilles occasions que honteuse dans son origine, et qui, au rapport du cardinal Palavicin, ayant été proposée au concile de Trente par quelques-uns, fut rejetée par tout le concile. Enfin, dans le dessein d’ôter entièrement la liberté des suffrages, le chancelier Séguier, malgré son grand âge et ses incommodités, eut ordre d’assister à toutes ces assemblées.

Près de quatre-vingts des plus célèbres docteurs, voyant une procédure si irrégulière, résolurent de s’absenter, et aimèrent mieux sortir de la Faculté que de souscrire à la censure. M. de Lannoy même, si fameux par sa grande érudition, quoiqu’il fît profession publique d’être sur la grâce d’un autre sentiment que saint Augustin, sortit aussi comme les autres, et écrivit contre la censure une lettre où il se plaignait avec beaucoup de force du renversement de tous les privilèges de la Faculté. »

Allons, au revoir, au revoir. Ce que je vous ai lu n’est pas du Pascal. C’est un exposé que Racine a fait dans une Histoire de Port-Royal qu’il a laissée en manuscrit, et qu’on a placée depuis dans ses œuvres. M. Havet nous a donné cet exposé au commencement des remarques sur la première provinciale. Quand le gouvernement et le pape étaient d’accord, on ne tenait pas compte de la règle faite contre les moines.