Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 13/Langlois tel qu’on le parle

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Nouvelle Revue Française (Tome 13p. 289-316).

Langlois tel qu’on le parle

Langlois tel qu’on le parle. — Au moment où je viens d’indiquer, si mal, et si peu, ce que nous devons à nos maîtres de l’enseignement primaire, et ce que nous devons à nos maîtres de l’enseignement secondaire, il ne sera peut-être point hors de propos de marquer un peu ce que nous devons à nos maîtres de l’enseignement supérieur. Dans son numéro du 15 juillet 1911 (VIe année, numéro 7, Deuxième Série) (eux aussi ils ont des séries), (Prix : 0,60), la Revue Critique des Livres Nouveaux publiait l’article suivant :

COMPTES RENDUS

Charles Péguy. — Œuvres choisies, 1900-1910. — Paris, Bernard Grasset, in-12, 414 pages, 3 francs 50.

Ce volume de morceaux choisis a été composé pour révéler au grand public un écrivain connu seulement, jusqu’à présent, de quelques fidèles. C’est, en quelque sorte un prospectus.

Il y a, en frontispice, un portrait de l’auteur par Pierre Laurens. Je ne sais s’il est ressemblant. Mais il se dégage du recueil, formé par l’intéressé lui-même, une physionomie assez précise. La voici, telle qu’elle apparaît à un simple lecteur comme moi, qui n’a par ailleurs aucun moyen, et ne se soucie pas autrement, de vérifier si elle est exacte.

L’auteur qui se présente ici au public est un homme du peuple, avec de la sève, une sorte de ferveur violente dans l’habitude de sa pensée, une certaine verdeur d’expression, assez d’humour, peu de goût, pas du tout d’esprit (çà et là des plaisanteries d’une incroyable lourdeur). Rien de vulgaire ; mais quelque chose de très âpre[1] et, en même temps, de geignard ; et aussi, à l’occasion, de roublard. Bref, un type dans le genre de Michelet, proportions gardées.

Ajoutons : un orgueil frémissant et sans bornes, qui ne paraît pas toujours pur de tout alliage d’envie — ce qui est très « peuple » aussi. Cet orgueil s’affirme de la façon la plus naïve. Les Œuvres choisies de Péguy commencent par des « portraits d’hommes » ; et ces hommes sont : Zola, Jaurès, Clemenceau, Renan, Bernard-Lazare, Péguy. Elles donnent fortement l’impression, d’un bout à l’autre, que, pour Péguy, ce que dit Péguy n’est pas rien.

Il s’exprime d’une étrange manière, qui dénonce tout de suite en lui l’écrivain que la longanimité bienveillante d’un public restreint, spécialement recruté et choisi, a gâté (au sens où l’on emploie ce mot en parlant des enfants). Il semble qu’il avait, dès l’origine, des tendances à surveiller : de la propension aux exposés discursifs, sans queue ni tête ; je ne sais quelles entraves dans le mécanisme de la pensée ; du goût pour l’allitération et la litanie, avec des symptômes d’écholalie, et pour des puérilités typographiques bien connues des psychiâtres. Ces infirmités sont de celles qui peuvent s’atténuer quand on les reconnaît pour ce qu’elles sont et qu’on s’impose à cet effet une discipline exacte. Mais il a été permis à l’éditeur des Cahiers de la Quinzaine, par l’indulgence d’un petit cercle admiratif, intimidé ou apitoyé, de se laisser aller sans contrôle, et même de prendre ses défauts pour des qualités et ses manies pour des dons. Il les a, en conséquence, cultivés comme son originalité propre. Le résultat ne se voit nulle part plus au clair que dans l’extravagante « Épître votive » à Ernest Psichari (numéro 35). Cependant « il faut essayer », comme dit plus loin l’auteur (page 297), « de nous remettre un peu à parler français ». C’est aussi mon avis. Disons donc nettement, en français, que cette Épître et plusieurs, des morceaux qui la précèdent et qui la suivent sont du bafouillage tout pur.

Passons sur la forme. Car l’auteur se considère surtout, sans doute, comme un philosophe, un moraliste et un penseur. Il a été jadis dreyfusiste avec une ardeur profonde, ainsi, du reste, que beaucoup de ses contemporains, jeunes ou vieux, qui, quoiqu’ils aient aussi plus ou moins souffert pour cette cause (quelques-uns au point d’en mourir) n’en ont pas fait, depuis, tant d’embarras. Il a été dreyfusiste ; mais il ne saurait se consoler que l’affaire Dreyfus n’ait pas amené le règne de la Propreté sur la terre, et, subsidiairement, la glorification personnelle de ses meilleurs combattants. Quoi, nous avons été soulevés par une telle vague d’enthousiasme, nous avons été si « grands », nous valions, « je le dis comme c’est, les hommes de la Révolution et de l’Empire »,[2] nous valions des « hommes qui ont eu les plus hautes fortunes » (page 205) ; et voilà ce qui s’en est suivi : l’ignominie des jours présents et l’obscurité pour le juste. L’auteur est, à l’égard du Dreyfusisme triomphant, dans l’état d’esprit d’un chrétien des âges apostoliques qui aurait vu s’accomplir en quelques années, sans s’y associer, l’évolution que l’Église a parcourue en plusieurs siècles : de la lutte pour l’Idéal à l’adaptation aux iniquités de ce monde et au dédain de l’idéalisme obstiné. — Voilà, si je ne me trompe, le fond de la philosophie de M. Péguy. Car il parle souvent de « travailler » à autre chose ; mais il en revient toujours là.

Un chrétien des premiers âges, qui aurait vu Constantin et sa suite, se serait sans doute réfugié dans une métaphysique hautaine, la défense des classiques grecs et le culte des anciens héros. Il est donc naturel qu’un dreyfusiste intransigeant, amer et désappointé, se retire de même dans les templa serena d’un bergsonisme inaccessible au commun des « démocrates », rompe des lances en l’honneur des humanités traditionnelles contre les barbares du jour, et célèbre Jeanne d’Arc sous l’œil bienveillant de M. Maurice Barrès. D’autant plus que, en agissant de la sorte, on est sûr de ne pas rester isolé : on a pour soi, d’avance, l’applaudissement, l’appui moral et, au besoin, « temporel », du parti, toujours considérable, qui est irréductiblement opposé, pour les mêmes raisons que soi, et pour d’autres, à celui qui paraît au pinacle. — Voilà, il me semble, comment il se fait que M. Péguy, qui est, au fond, si primaire (par sa préoccupation persistante des choses d’école, sa roideur et sa demi-culture, verbale et sans substance), ait adopté d’instinct l’attitude qu’on lui voit ; et que cette attitude commence à lui valoir, avec la curiosité, les sympathies a priori du beau monde, si grossièrement méprisant, d’ordinaire, pour ceux de sa race. Le beau monde, c’est-à-dire les gens qui, s’ils avaient pu, il y a dix ans, soupçonner son existence, n’auraient pas été éloignés, avec leur brutalité sans nuances pour tout ce qui dépasse l’alignement, de le tenir pour un fou.

J’en ai dit assez, je crois, pour inviter à lire ce livre. C’était mon dessein. L’auteur n’est guère entré en contact pendant longtemps qu’avec des fidèles qui lui passaient tout, et qui s’attachaient davantage à mesure qu’il les rudoyait avec plus de sans gêne (naguère aux États-Unis, le « prophète » Dowie — prophète quêteur, mystique, homme d’affaires, guérisseur d’âmes, « persécuté » et volontiers persécuteur — en usait de même avec ses dévots). Si Jeanne d’Arc, qui a déjà fait de nos jours, d’une tout autre manière, la fortune de M. Thalamas, le met à la mode, il aura désormais un public qui l’approuvera sans le lire. Il est temps qu’il ait enfin — car il le mérite malgré tout — un public qui le lise sans l’approuver, ou plutôt en le jugeant. Qu’il soit donc signalé aux amateurs de personnalités d’exception. Dans le champ où elles poussent, il y a des individus de toutes sortes, plus ou moins agréables ou déplaisants. On y a découvert notamment, depuis quinze ans, la grâce exquise de Charles-Louis Philippe et l’étincelante fantaisie de Bernard Shaw. N’y passez pas, s’il vous plaît, sans jeter un coup d’œil sur les essais incohérents de Péguy.

Pons Daumelas.

L’article que l’on vient de lire est de M. Charles-Victor Langlois, professeur à la Sorbonne, et je pense, directeur du Musée Pédagogique et autres. Aujourd’hui directeur des Archives Nationales. Pons d’Aumelas est un conseiller de Philippe le Bel à qui M. Langlois a consacré un petit travail (Bibliothèque de l’École des Chartes, tome LII, 1891). Cet article appelle quelques observations, mais comme il faut être scientifique je numéroterai mes observations, et pour être encore plus scientifique je les numéroterai avec des lettres. Les chiffres ne sont que de l’arithmétique. Les lettres sont de l’algèbre. M. Langlois sait ça. J’essaierai même de mettre des exposants, et des coefficients et des indices. Mais je n’en réponds pas. Le plus beau fils du monde…

L. — a). — Il y a dans cet article de M. Langlois une partie de critique littéraire, si je puis parler ainsi. Ici rien à dire. La critique littéraire est libre en France, depuis la déclaration des droits de l’homme. M. Langlois sait ça. Nous autres écrivains notre métier n’est pas de répondre aux critiques. Je ne sais pas si nous appartenons entièrement aux critiques ; ou si nous ne leur appartenons pas du tout. Ce serait une question. Mais nous n’avons pas à leur répondre. Notre métier est d’établir des textes, non pas de commenter des commentaires. Notre métier est de donner des œuvres, non pas de critiquer les critiques. Autrement on tomberait dans les fractions de fractions. M. Langlois connaît certainement ça, les fractions de fractions.

L. — b). — Il y a dans l’article de M. Langlois quelque chose qui dépasse la critique littéraire. Je ne dis pas quelque chose qui la dépasse par en haut, je dis quelque chose qui la dépasse. Avec une obstination sournoise et aigre, et basse, avec des lâchetés constantes d’écriture, avec une hypocrisie laborieuse, avec un acharnement fatigué M. Langlois m’accuse proprement de vénalité. C’est pour faire ma fortune littéraire et pour gagner une fortune d’argent que je me suis publiquement déclaré catholique.

Il est évident que quand je me mettais le matin à ma table pour écrire le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, ou plus récemment pour écrire la tapisserie de sainte Geneviève, ou plus récemment pour écrire la présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres je me demande d’abord combien ça va me rapporter. On sent ça dans tout mon texte. Et il est évident que les vingt ans de peine et de production que j’ai derrière moi m’ont au moins assuré une grosse situation d’argent.

L. — c). — Eh bien sur ce point je suis en mesure de rassurer complètement M. Langlois. Si M. Langlois savait un mot d’histoire il saurait que depuis que le monde est monde les catholiques n’ont jamais soutenu leurs hommes. Si les catholiques avaient soutenu leurs hommes le gouvernement de la France ne serait point tombé aux mains de M. Langlois. Que M. Langlois me permette de le lui dire, les catholiques sont même remarquables par ce besoin qu’ils ont de ne pas soutenir leurs hommes. Rassurez-vous, monsieur Langlois, les catholiques mondains iront toujours à M. Laudet. Et l’argent des catholiques mondains ira toujours à M. Laudet. Écrire chrétien, en ce siècle, ce n’est pas prendre un brevet de pauvreté. C’est prendre un brevet de misère.

L. — d).— Que M. Langlois me permette de le lui dire respectueusement, dans la mesure où un pauvre a encore le droit de parler à un riche, il n’y a pas seulement une sorte d’indécence propre et d’indiscrétion, il n’y a pas seulement un manque de propos et un manque de goût, il n’y a pas seulement un décalage et une rupture de convenance, il y a une sorte de cruauté froide, et préméditée, il y a une sorte de basse dérision à ce qu’un homme qui a la situation de fortune de M. Langlois fasse une querelle d’argent à un homme qui a la situation de fortune que j’ai. M. Langlois a travaillé beaucoup, c’est entendu. Mais il faut bien qu’on le sache, c’est dans la production qu’il y a le plus de travail, c’est dans l’œuvre qu’il y a le plus de labeur et il y a plus de travail dans un conte de Tharaud et dans quatre vers de Porché que dans toute une vie d’érudition. M. Langlois a beaucoup travaillé, c’est entendu. Et il travaille peut-être encore. Mais enfin la République le paie un bon prix pour travailler. Et nous contribuables nous le payons un bon prix. Et en outre il est bien de chez lui. Il pousse le luxe jusqu’à se faire cambrioler pendant les vacances les châteaux qu’il a dans les provinces. Que M. Langlois me permette de l’espérer, ou du moins de me repaître de cette vaine imagination. Si j’avais mis à faire une carrière universitaire ce que j’ai mis d’activité dans les cahiers, je n’en serais peut-être pas où j’en suis envers les biens de fortune.

Pour me résumer d’un mot qui n’existait peut-être pas sous Charles V, c’est une grossièreté, quand on a autant d’argent que M. Langlois, de chercher une querelle d’argent à un homme qui en a aussi peu que moi.

L. — e). — En outre, et M. Langlois me comprendra sans que j’insiste, (car je ne veux pas être grossier, moi) : nous demandons que les universitaires qui ont épousé dans la noblesse républicaine nous fichent au moins la paix, nous qui avons épousé comme nous avons voulu. Nous demandons que les coureurs et même que les amateurs de dots respectent au moins notre pauvreté. C’est entendu, monsieur Langlois ? et trouvez-vous à présent que je suis assez geignard, et assez roublard ?

L. — f). — Ici j’ouvre une parenthèse, monsieur Langlois, (vous voyez que je n’en ai pas perdu l’habitude), et je vous fais à mon tour une querelle particulière. Je veux parler de cette cérémonie grotesque que l’on a organisé en Sorbonne pour célébrer le demi-centenaire de l’entrée de M. Lavisse à l’École Normale Supérieure. Si le peuple français célébrait par des réjouissances extraordinaires la sortie définitive de M. Lavisse de l’École Normale Supérieure je comprendrais encore ça. Cette École pourrait peut-être encore se relever du traitement que M. Lavisse lui a fait subir. Mais fêter l’entrée de M. Lavisse à l’École Normale c’est fêter l’entrée du fossoyeur dans la maison. Une idée aussi saugrenue ne pouvait venir qu’à M. Langlois.

Je suis très embarrassé pour parler de M. Lavisse. Il m’a fait trop de mal pour en dire du mal. La langue française est ainsi faite que l’on peut cumuler le comble d’impuissance et le comble de puissance, et qu’un homme peut être à la fois un énorme impotent et un énorme potentat. Mais ce n’est pas à M. Lavisse que j’en ai aujourd’hui, c’est à M. Langlois ; (ou plutôt c’est M. Langlois qui s’est mis à en avoir à moi). Quand on adore l’idole, ce n’est point l’idole qui a tort, d’être adorée, c’est l’adorateur qui a tort, d’adorer. Quand M. Langlois fait les sept génuflexions devant M. Lavisse et l’entoure d’appareil, ce n’est pas M. Lavisse qui a tort, c’est M. Langlois. Car je vois votre nom, monsieur Langlois, dans le syndicat d’initiative de la cérémonie Lavisse. Et alors je demande : Qui trompe-t-on ?

S’il s’agit de fêter en M. Lavisse l’organisateur de la victoire, le Carnot de l’enseignement secondaire en France et de l’enseignement supérieur, l’homme aux quatorze armées, la plaisanterie est bonne évidemment mais le moment est peut-être mal choisi. Dire que l’École Normale est en bonne voie, ou qu’elle est saine ou qu’elle se porte bien passerait partout aujourd’hui pour une affirmation hasardeuse. Tout le monde a fini par se rendre compte que M. Lavisse était peut-être excellent pour prononcer des discours de distribution de prix au Nouvion en Thiérache mais qu’à Paris en France cet homme n’a jamais semé que des ruines, comme on dit. Et répandu des ramollissements de la moelle épinière. À ce premier point de vue fêter par une cérémonie, et aussi solennelle, en Sorbonne, le demi-centenaire de l’entrée de M. Lavisse à l’École Normale Supérieure, c’était une véritable gageure. C’était porter un véritable défi à l’opinion publique. Tout le monde sait que sous le gouvernement de M. Lavisse l’École Normale achève de s’écrouler, qu’elle vit dans le plus grand désordre, s’il est permis de nommer cela vivre. Que M. Lavisse ait toujours été un organisateur du désastre, et que pour couronner sa carrière il ait enfin organisé le désastre de l’École Normale cela ne fait aucun doute pour personne et ce n’est pas cela qui est intéressant et je me reprocherais de m’attarder sur ce lieu commun.

C’est l’autre point qui est intéressant, et en lui-même et parce que c’est ce point qui intéresse directement M. Langlois. Si on ne fête pas en M. Lavisse l’administrateur et le fondateur et le réformateur et le gouverneur et le régulateur, l’homme temporel, c’est donc l’historien que l’on célèbre. Et c’est ici que je demande à M. Langlois : Qui trompe-t-on ? Car c’est ici que se produit un renversement bien singulier des situations. Je dirais même un renversement bien amusant. Mais j’ai peur que M. Langlois ne consente jamais à s’amuser avec moi.

C’est dans notre système en effet que M. Lavisse peut être un historien. Il est bon, il est mauvais, il est fort, il est faible, mais enfin nous nous pouvons admettre que M. Lavisse soit un historien. Et c’est M. Langlois au contraire qui a introduit dans le monde, (on voit que je le traite en grand seigneur), et qui est célèbre pour avoir introduit dans le monde un système de pensée, mettons une méthode, un système de méthode où M. Lavisse ne peut pas être historien. Pour nous M. Lavisse peut encore être un historien. Pour M. Langlois et pour les méthodes de M. Langlois et pour les disciples de M. Langlois et selon les méthodes de mesure de M. Langlois M. Lavisse ne peut être qu’un fade littéraire, ou littérateur, ou homme de lettres. Et alors, quand on voit M. Langlois saluer cérémonieusement et solennellement en Sorbonne M. Lavisse et l’introniser et le patroniser, alors on est conduit à se demander si ces grandes, ces fameuses méthodes, ces grandes souveraines, ces grandes impérieuses, ces grandes mademoiselles, qui ne s’inclinent pas devant le saint et devant le héros, ne s’inclineraient pas quelquefois devant les puissances temporelles. Et ici je ferme ma parenthèse.

L. — g). — Et il faut que je me résume. M’accuser de vénalité, c’est une sottise ; et une grossièreté. (D’une double vénalité, d’une vénalité de gloire et d’une vénalité d’argent). M’accuser de vénalité quand on est riche, c’est une indécence ; et une grossièreté. M’accuser de vénalité en des termes constamment tortueux et cauteleux et rampants c’est une bassesse ; et une lâcheté. Mais m’accuser de vénalité et signer Pons Daumelas quand on est M. Charles-Victor Langlois, je ne sais pas comment ça s’appelait sous Charles V, mais je sais que sous Poincaré ça s’appelle une pleutrerie.

L. — h). — Quand je reçus cet article par la figure, comme je ne pouvais raisonnablement pas m’en prendre à un conseiller du roi Charles V, (ma compétence bien connue s’arrête au règne de Charles VII), (en remontant), et comme ma lâcheté bien connue fait que je ne voulais pas me mettre mal avec cette puissance qu’est un conseiller du roi, je fis ce que je devais ; je m’en pris et je remontai directement au directeur M. Rudler. Il est de règle que le gérant couvre judiciairement et que le directeur couvre pour l’honneur. Et même pour la littérature. Qui ne se confondent pas toujours. Je m’en pris donc à M. Rudler, (c’était dans le Laudet), et lui adressai par écrit quelques paroles qui n’étaient point dénuées d’une certaine sévérité. C’est la règle que le directeur couvre les pseudonymes, quand ils ne se couvrent ou ne se découvrent pas eux-mêmes. Non seulement M. Langlois laissa M. Rudler payer pour lui. Non seulement M. Langlois laissa M. Rudler exposé à ma célèbre cruauté. Mais depuis plus de dix-huit mois que ça c’est passé M. Langlois n’a jamais demandé à reprendre sa place, il ne s’est jamais resubstitué à M. Rudler, il n’a jamais cessé de laisser M. Rudler substitué à lui. De sorte qu’il est pleutre une première fois avec moi ; je veux dire envers moi ; et une deuxième fois avec M. Rudler. M. Rudler est chargé de recevoir des coups pour ses patrons. On les lui repaiera peut-être en avancements universitaires. Mais ces cotes mal taillées, mais ces transactions n’ont avec l’honnête homme que des rapports éloignés.

L. — i). — M. Langlois escomptait que je ne saurais pas que c’était lui Pons Daumelas. En quoi cet infaillible historien se trompait. Et même du tout au tout. Si M. Langlois savait un mot d’histoire contemporaine il saurait que ma puissance est effrayante. Les feuilletons du Matin, Gill = X, Higgins and Co, ne donnent qu’une faible idée, monsieur Langlois des aboutissements que j’ai dans tous les mondes.

L. — j). — L’intrépidité de ces beaux cavaliers est admirable. Les héros ni les saints ne leur en imposent pas. Alexandre et César, David et Charlemagne ne les font pas trembler. Mais ils tremblent devant M. Lavisse.

L.— k). — Ces impeccables historiens ne veulent pas qu’il y ait une chrétienté. Mais ils veulent bien qu’il y ait l’Institut.

L. — l). — Ils ne veulent pas qu’on dise la messe, mais ils veulent bien célébrer la cérémonie Lavisse.

L. — m). — Ils ne veulent pas qu’il y ait la vie spirituelle. Mais ils veulent bien qu’il y ait les diplômes.

L. — n). — Ces redoutables ne veulent pas qu’il y ait la communion des saints. Mais ils veulent bien qu’il y ait les promotions d’École Normale.

L. — o). — Ces terribles athées ne veulent pas qu’il y ait de bon Dieu. Mais ils veulent bien qu’il y ait M. Lavisse.

L. — p). — Ce fut une bien grande imprudence que de célébrer avec tant de fracas le demi-centenaire de l’entrée de M. Lavisse à l’École Normale Supérieure. C’était inviter à un rapprochement bien simple. C’était inviter à comparer l’École Normale où M. Lavisse est entré à l’École Normale d’où M. Lavisse n’est pas encore sorti. L’École Normale où M. Lavisse est entré était une École Normale Supérieure. De l’École Normale d’où M. Lavisse n’est pas encore sorti on a dit que c’était une auberge. Ceux qui savent ce qui s’y passe savent qu’il ne faudrait point s’arrêter à ce nom d’auberge, mais aller à un mot masculin, légèrement plus bref, beaucoup plus énergique.

L. — q). — Il faut aller un peu plus avant et dire un petit mot tout de même du fond de l’article et avouer que nos maîtres ne sont pas malins. Tant qu’ils travaillent dans ce que nous ne connaissons pas, il nous paraissent des aigles. Quand ils travaillent dans ce que nous connaissons ils nous paraissent des ânes. Alors la prudence la plus élémentaire devrait leur conseiller de ne jamais parler que de ce que nous ne connaissons pas. Ainsi ils paraîtraient toujours des aigles. Ce doit être bien agréable, d’être un aigle. Non point que je veuille dire que si Charles V revenait il trouverait que M. Charles-V. Langlois est un aigle. Et non point que je veuille dire que si M. Pons Daumelas revenait et s’il voulait me… m’engueuler et s’il voulait paraître un aigle il prendrait ce pseudonyme de Charles-V. Langlois. Pour ne point se laisser reconnaître. Non, ce n’est pas cela que je veux dire. Je veux dire que tant que Charles V et Pons Daumelas ne sont pas là, M. Langlois est un aigle dans Charles V et dans Pons Daumelas. Quelle idée alors de s’en prendre à quelqu’un de vivant ; et qui est là. Restons un aigle, monsieur Langlois, comme disait Victor Hugo. Et travaillons dans les morts, comme le fait M. Lavisse.

L. — r). — Ce Charles V, ce Pons Daumelas sont beaucoup plus accommodants. Ils ne reviennent pas pour nous dire si c’est vrai, tout ça. C’est une bonne matière. Aucune confrontation à craindre. Monsieur Langlois, restez dans les matières où nous croyons que vous êtes un aigle.

L. — s). — Heureusement que moi-même je suis un bon élève de M. Langlois et que je sais traiter un document. L’histoire se fait avec des documents. Car il reste un manque. À expliquer. Car il reste une marge, à combler. (Mettons une lacune). Car il reste un angle, un bâillement. Un défaut. Car toutes nos explications ne sont point épuisantes de la réalité de ce document. Il y a une faute. Et donc il y a une question, et bien que j’en sois l’humble matière il faut bien que j’avoue que c’est une question historique. Reprenons l’article de M. Langlois, puisque c’est notre document. Ni la méchanceté naturelle au plus éminent de nos bons maîtres, ni l’aigreur, ni la furie, ni la fureur ni l’âcreté ne suffisent à expliquer tout le ton de cet article. Elles ne suffisent particulièrement pas à expliquer un certain ton d’ébriété qui règne tout au long de cet article et qui se manifeste par un certain vacillement constant de la pensée, par une violence, inusitée, par une outrance maladive, par une exagération chronique de l’épithète. Il y a quelque chose. Il faut qu’il y ait une raison pour qu’un homme aussi naturellement pondéré, aussi naturellement équilibré, aussi naturellement mesuré que M. Langlois ait aussi constamment vacillé, si ces deux mots peuvent aller ensemble, tout le long de cet article. Il faut qu’il y ait une raison pour que cet homme ait à ce point constamment titubé. Et la science moderne se demandait anxieusement pourquoi cet homme avait cette fois titubé. Et c’était un grand problème historique. Et je vois bien que M. Langlois lui-même s’allume aujourd’hui sur ce problème historique. Et c’est encore moi qui vais satisfaire sa curiosité. La vôtre, messieurs. C’est encore moi qui ai trouvé la solution de ce grand problème historique. Et pourtant je n’en ferai point un travail pour la Bibliothèque de l’École des Chartes, ni même une communication à l’Académie des Inscriptions. Je suis résolu à tout garder pour les cahiers.

D’où venait cette ébriété. Heureusement que je suis un bon élève de M. Langlois. Quand j’étais petit M. Langlois m’a enseigné qu’il faut avant tout dater un document. Il n’a pas perdu son temps, avec moi, M. Langlois. Dix-huit mois de recherches m’ont permis de dater le document que nous examinons. Ce document doit être attribué à la date du 15 juillet 1911. Par une coïncidence amusante, mais purement fortuite, et à laquelle un véritable savant ne saurait s’arrêter, c’est précisément la date qu’il y a et que tout le monde peut voir en haut à droite sur la première page de la couverture. Mais vous pensez bien que ce n’est pas là que je suis allé la prendre. Je suis trop malin. Ce ne serait pas scientifique.

Quinze juillet 1911. Je vois vos fronts qui s’éclairent. Oui, vous avez compris. Vous savez à présent d’où venait cette ébriété. Mais comment vais-je oser appliquer à un homme aussi hautement honorable que M. Langlois le mot qui de lui-même vient au bout de nos plumes. Il faut pourtant se résoudre à le dire. Il résulte des éminents travaux de M. Langlois sur la fondation de la République et sur le dernier tiers du dix-neuvième siècle, (après Jésus-Christ), que le Quatorze juillet est le jour de la Fête Nationale. Par conséquent, comment le dire, le lendemain Quinze, enfin il faut bien le dire, le lendemain quinze est le jour de la gueule de bois nationale. M. Langlois ne m’a pas seulement envoyé sur mon auguste figure un article de gueule de bois, mais cet article n’était point de gueule de bois ordinaire, et comme dit M. Laudet, hebdomadaire. M. Langlois m’a envoyé un article de gueule de bois nationale.

Dix-huit mois de recherches acharnées, dont on ferait une thèse, m’ont permis de reconstituer, jusque dans le plus humble détail, la journée précédente. Je sais, minute par seconde, tout ce que fit M. Langlois dans la journée du 14 juillet 1911 et pourquoi son article du 15 était si excité. Le matin du 14 M. Langlois, dont la fureur patriotique est bien connue, s’était violemment excité à acclamer nos vaillants petits troupiers à la revue de Longchamp. Tout le reste de la journée M. Langlois, dont la jovialité bien connue n’a d’égale que la violence de ses sentiments populaires, M. Langlois a passé toute son après-midi à danser avec des petites bonnes aux coins des carrefours. Et le soir il s’est attardé amicalement chez quelques mastroquets de défense républicaine. Et aussi vrai que je suis mûr pour aller à Charenton, par un effet de cette écholalie qui n’a même pas été vaincue, qui a même résisté à un emploi gradué des pilules Pink, aussi vrai M. Langlois le soir était mûr, tout court.

L. — t). — (Heureusement que nous sommes sur nos fins, car nous voici déjà à la lettre t, les lettres vont nous manquer, et quand il n’y a plus de lettres il n’y a plus d’algèbre, M. Langlois sait ça). — t). — Je demande enfin ce que devient la méthode dans tout ça. Car enfin il faut qu’il y ait une méthode ou qu’il n’y en ait pas. Quand j’étais petit la méthode consistait, et c’était celle de M. Langlois, la méthode nous enseignait qu’il ne faut point écrire un mot sur une question avant d’avoir épuisé et la documentation et la littérature de cette question. Ce n’est pas seulement la méthode de M. Langlois, c’est la méthode. M. Langlois n’en fut pas seulement le grand-prêtre, il en est l’innovateur, ou un innovateur, un introducteur, un inventeur. Alors et ici se pose une question. Quand nos maîtres ont inventé la méthode, quand ils l’ont introduite parmi nous, fut-il entendu qu’ils se réservaient, eux seuls, le droit de ne pas la suivre. La loi est faite pour tout le monde. Fut-il entendu que nos maîtres introduisaient la méthode pour que nous fussions forcés de la suivre et pour que eux ils ne fussent pas forcés de la suivre. Cette méthode était-elle un amusement pour nous embêter, ou était-elle une méthode. C’est-à-dire une discipline générale.

Car ici se pose, ici se place, ici se présente un retournement des situations tout à fait comparable à celui qui venait de se produire pour M. Lavisse, ou plutôt c’est le même retournement sous une autre forme. De même que pour nous M. Lavisse peut être un historien mais que pour M. Langlois il ne peut pas être un historien, de même pour moi je puis être une quantité négligeable, mais pour M. Langlois je ne puis pas en être une.

Dans mon système je puis être négligeable, parce que je peux me considérer comme infime. Dans le système de M. Langlois nul ne peut me considérer comme négligeable, parce que dans le système de M. Langlois rien n’est infime.

Dans notre système, qui est un système d’ordre, de hiérarchie, un système des valeurs, un système de culture et d’humanité, dans notre système qui est un système si je puis dire de la réalité, dans notre système qui est un système de plusieurs plans, dans notre système qui admet, qui reconnaît des saints et des héros, et Dieu au faîte, et en bas des pécheurs de l’espèce ordinaire, comme nous, dans mon système je puis être méprisable, dans mon système je puis être négligeable, dans mon système je puis être infime. Je ne puis pas l’être dans le système de M. Langlois.

Dans mon système je puis me contenter de trois quarts de page et trouver que c’est encore beaucoup trop pour moi. Dans le système de M. Langlois je ne puis me contenter de trois quarts de page, parce que dans le système de M. Langlois rien ne peut se contenter de trois quarts de page.

Le système de M. Langlois est un système d’un seul plan. Dès lors sur ce plan il faut que je figure comme tout le monde et au même titre que tout le monde. Puisque c’est une carte, tous les pays sont sur la carte.

Le système de M. Langlois est un système égalitaire. Il ne peut me traiter inégalement dans cette égalité.

Le système de M. Langlois est un système démocratique. Il n’a pas le droit de me rejeter de son peuple.

Dans le système de M. Langlois il n’y a ni héros ni saints ni Dieu : tout se vaut. Alors moi je vaux bien les autres.

Notre système est un système de la dignité ; (et de l’indignité) ; dans mon système je puis me déclarer indigne ; et il y aura toujours des pauvres parmi nous.

Mais dans le système de M. Langlois il n’a pas le droit qu’il y ait des pauvres parmi eux. Tout le monde a droit au même traitement. Et moi dans tout le monde. Tout le monde a droit à la même dignité. Et moi dans tout le monde.

M. Langlois peut me détester, M. Langlois peut me persécuter, M. Langlois ne peut pas me négliger.

M. Langlois peut m’en vouloir plus qu’à tout le monde : comme historien, dans son système, il ne peut pas me traiter autrement que tout le monde.

M. Langlois peut me haïr, il peut me mépriser, mais comme objet de son étude il ne peut pas me mépriser ; comme objet de son mépris il ne peut pas me mépriser ; comme étant devenu sa matière il ne peut pas me mépriser, il ne peut pas me négliger.

Aussitôt que M. Langlois, historien, parle de moi, je deviens matière historique, je suis revêtu de la dignité historique.

La méthode de M. Langlois consiste à soumettre à un certain même traitement, qui est le traitement historique, tout le monde également, tout le monde sans aucune exception. Nul ne peut s’en échapper par en haut, (les saints, les héros). Mais nul aussi ne peut s’en échapper par en bas ; comme indigne.

M. Langlois lui-même ne peut pas accorder de dispense. Dans le système de M. Langlois tout le monde, tout est soumis à la méthode historique. Si M. Langlois historien écrivait sur M. Langlois objet d’histoire, M. Langlois, objet d’histoire serait soumis à la méthode historique. Tomberait sous le coup de la méthode historique. Nos maîtres ne peuvent s’accorder, même à eux-mêmes, les dispenses qu’il nous refusent.

M. Langlois traite les héros et les saints aussi mal que tout le monde, il est forcé de me traiter aussi bien que tout le monde.

Nous autres hélas nous avons le droit de faire des pirouettes. Pourvu que nous les réussissions. M. Langlois n’a pas le droit, parce qu’il a une robe.

Nous le ferons prisonnier dans sa dignité.

La méthode de M. Langlois est une méthode, elle est la méthode de la connaissance de la matière historique indéfinie par un épuisement d’un détail indéfini. Dans la méthode de M. Langlois on ne peut traiter une question, écrire un mot sur un objet (d’étude) avant d’avoir épuisé et la documentation et la littérature sur cette question et sur cet objet. Qu’est-ce que c’est alors que cet air de fantaisie que prend ce Pons Daumelas et ce genre cavalier et ce genre bel esprit et cet air de dire, parlant de mes Œuvres choisies, et en faisant le compte rendu dans une Revue Critique : Vous savez, je ne connais pas ce garçon-là. Je suis le simple lecteur, le monsieur qui passe. Je parle de son livre en amateur. M. Langlois n’a pas le droit d’être un passant, et un amateur. Il faut qu’il soit un insistant, et un historien.

Si sa chape d’historien lui pèse, ce n’est pas nous qui la lui avons mise.

Mais qu’il la quitte. Ou bien qu’il la garde. Qu’il soit Pons Daumelas. Ou qu’il soit M. Langlois. Qu’il ne soit pas les deux ensemble et dans le même temps. Qu’il ne joue pas, ensemble et dans le même temps, le vêtu et le dévêtu.

Tant qu’il est M. Langlois je réclame ma documentation et ma littérature. Je veux dire que j’exige qu’il ne parle de moi qu’après avoir épuisé la documentation et la littérature sur moi. Pourquoi faire en mon honneur, en ma faveur cette exception, de vouloir me traiter, moi seul, par une méthode directe. Non, non, qu’il reste fidèle à ses méthodes, même en moi. Je refuse cet excès d’honneur. Je refuse cette dignité d’indignité. J’ai droit à ma documentation et à ma littérature. Moi je ne suis rien. Mais moi objet de M. Langlois, moi objet historique, moi matière historique je suis autant que les autres. Ce n’est pas même nous qui ferons M. Langlois prisonnier. M. Langlois est prisonnier de M. Langlois. Il ne peut point se rendre libre, même envers cet objet infime, que je suis.

L. — u). — (Dépêchons-nous, mes enfants, nous n’avons plus que cinq lettres, sans compter celle-ci). u).

— Cette duplicité de M. Langlois, (je prends ce mot dans son sens étymologique), cette duplicité où M. Langlois est réduit, cette duplicité où M. Langlois est contraint éclate, comme toujours, dans la typographie. Car dans ce même numéro de cette même Revue CritiqueM. Langlois, sous le nom de Pons Daumelas, me règle, dans ce même numéro, sur la couverture de ce même numéro M. Langlois figure comme patron et comme répondant sous son titre de professeur à la Sorbonne dans le petit appartement des principaux rédacteurs. Je nomme petit appartement des principaux rédacteurs ce large carré rectangulaire, (il va encore me quereller sur ce carré rectangulaire), fermé de quatre barres, où la Revue Critique des Livres Nouveaux nous donne le 15 de chaque mois, août et septembre exceptés, sur la première page de sa couverture, préalablement enfermés, la liste de ses principaux collaborateurs. Et alors parlons posément. Quand une revue s’appelle Revue Critique des Livres Nouveaux, quand elle met, quand elle présente constamment sur la première page de sa couverture le paquet de noms que la Revue Critique nous présente, qu’on ne le nie pas c’est pour donner par ces noms une garantie, pour lier un faisceau d’autorité scientifique. De sorte que M. Langlois, bien connu comme scientifique, et comme critique, et comme auteur et patron de la méthode scientifique, et comme gouverneur de la méthode scientifique, de sorte que M. Langlois, qui ne peut se mentir à lui-même, qui ne peut se dérober à la réputation qu’il a, qui ne peut se refuser à la réputation qu’il a si justement, à la réputation qu’il a acquise ; de sorte que M. Langlois sur la couverture authentique Pons Daumelas à l’intérieur ; M. Langlois sur la couverture garantit la méthode scientifique de Pons Daumelas à l’intérieur ; et le pamphlétaire Pons Daumelas à l’intérieur jouit de la garantie scientifique et de l’autorité de M. Langlois sur la couverture. Pons Daumelas pamphlétaire est revêtu de la dignité historique de M. Langlois, il est couvert par la dignité historique, (et par la dignité universitaire, et par la dignité d’État), de M. Langlois, sans qu’on sache que c’est le même homme. Et pourtant c’est le même homme. C’est ce cumul que je nomme une duplicité. Et même ce n’est pas une duplicité simple, si je puis dire. C’est plusieurs duplicités. Car c’est une duplicité littéraire, et encontre une duplicité scientifique ; et une duplicité sociale ; et une duplicité d’État ; et une duplicité universitaire. D’un côté, comme Pons Daumelas, il est toujours pamphlétaire. De l’autre côté, il est ensemble et un scientifique ; et un dynaste ; et un puissant ; et un haut (ou un grand) universitaire (comme on voudra) ; et un haut ou un grand fonctionnaire ; et un homme puissant dans l’État ; et un homme qui a une situation de fortune.

Que nos maîtres se fassent pamphlétaires, c’est leur droit ; ils sont libres ; et je n’y vois pour ma part aucun inconvénient. Mais que, comme pamphlétaires, ils ne soient plus revêtus de l’autorité magistrale. Qu’ils soient des hommes comme nous. Des hommes libres. Libres de leur autorité même. Qu’ils soient des simples citoyens dans le pamphlet. Et comme le disait déjà le vieil Aristote qu’ils ne soient pas ensemble et sous le même rapport professeurs et pamphlétaires.

L. — v), — (Dépêchons-nous, mes enfants). — En d’autres termes je veux savoir si, quand je me trouve en présence de M. Pons Daumelas, pamphlétaire, et qu’il se met dans mes jambes je dois le traiter comme un camarade pamphlétaire ou l’appeler Monsieur le Professeur. Et monsieur le Directeur. Et je veux savoir si je puis distinguer entre le mépris que je puis avoir pour ce Pons Daumelas et le respect que je dois avoir pour M. Langlois.

L. — w). — En un mot nous ne voulons pas que nos maîtres jouent des deux mains, et à la fois sur les deux tables. Nous voulons que chaque homme joue une fois.

L. — x). — D’autant que M. Langlois, sous son propre nom, sait fort bien avoir une opinion littéraire. Ce qui fait presque trois rôles, et non plus seulement deux. M. Langlois historien, M. Langlois critique littéraire, et Pons Daumelas (M. Langlois) pamphlétaire. Cela ne fait qu’accroître la confusion.

Car M. Langlois lui-même et sous son nom a presque découvert un grand écrivain. Ou il a découvert presque un grand écrivain. Ce presque grand écrivain est un nommé Babut, qui a fait un livre évidemment énorme sur saint Martin, (celui de Tours). Dans cette même Revue Critique, numéro du 15 janvier 1913, M. Langlois écrit :

Les démonstrations dont ce livre est tramé…

Ce livre c’est le livre de M. Babut.

Les démonstrations dont ce livre est tramé sont d’une vigueur et d’une élégance rares. Qu’il y en ait, çà et là, d’un peu forcées, c’est possible ; mais ce n’est pas ici le lieu d’exposer quelques scrupules sur des détails sans gravité. Il vaut mieux constater, pour finir, le plaisir sans mélange que donne, d’un bout à l’autre, le style simple, discret, fort et plein qui contribue à faire de M. Babut un des meilleurs historiens de la génération nouvelle.

Ch.-V. Langlois

On voit que M. Langlois sait louer. Ce serait une erreur de croire que M. Langlois ne sait pas louer. M. Langlois n’est pas toujours revêche. Je ne sais si le Babut dont il parle ici est celui que nous avons connu à l’École Normale. Celui que nous avons connu à l’École Normale était un grand oiseau sérieux, moraliste, binoculaire. Rien n’est secrètement roué comme ces raides. Celui-ci était déjà un grand protecteur. Celui-ci a démontré clair comme le jour que saint Martin était une sorte de douteux et de détestable paltoquet. Heureusement encore que M. Babut ne nous a pas démontré que saint Martin n’avait pas existé. Cette démonstration eût été tout aussi facile. Mais, moins raffinée, elle eût peut-être moins emporté le suffrage de M. Langlois. Le travail, on le sait, consiste à démontrer que les héros et les saints n’existent pas. Si j’avais démontré que Jeanne d’Arc est une gourgandine, M. Langlois trouverait que je suis un grand écrivain[3].

Charles Péguy.
  1. Dont il a conscience : « Cette… âpreté paysanne… » (page 59). — (Note de la Revue Critique).
  2. Il y a bien : « et de l’Empire ». — (Note de la Revue Critique).
  3. Cahier de la Quinzaine, sixième cahier de la quatorzième série, du 16 février 1913 (l’argent).