Œuvres complètes de Diderot/Avertissement

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Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierI (p. v-viii).
AVERTISSEMENT





En acceptant la tâche de donner nos soins à cette nouvelle édition des Œuvres complètes de Diderot, nous ne nous en sommes pas un seul instant dissimulé les difficultés. Nous ne savons si nous les avons surmontées de façon à satisfaire la généralité des lecteurs, mais nous nous croyons en droit de demander qu’on ne nous juge définitivement que sur l’ensemble de la publication et non sur un volume isolé.

La première des conditions qu’il nous fallait remplir consistait à assurer l’intégrité du texte, qu’on a parfois accusé Naigeon d’avoir altéré dans l’intérêt de ses opinions philosophiques propres. Nous avons comparé avec le plus grand soin l’édition de Naigeon avec les éditions originales et, toutes les fois que nous l’avons pu, avec les manuscrits ; et nous sommes sorti de ce travail de comparaison convaincu que Naigeon a été un éditeur consciencieux et honnête, et qu’il n’a pas dépassé les limites qui lui étaient assignées dans le mandat qu’il tenait de Diderot lui-même.

Nous devions ensuite, et cela était plus difficile, essayer de compléter l’œuvre du philosophe. Les trois seules éditions authentiques qui ont précédé la nôtre, celle de Naigeon en 1798, celle de Belin en 1818, celle de Brière en 1821, ont toutes apporté leur contingent à cette reconstitution d’un monument dont Diderot avait dédaigné de s’occuper de son vivant. Des suppléments partiels, quelques-uns fort importants, ont été donnés au public dans ces cinquante dernières années : notamment en 1830, par les libraires Sautelet et Paulin ; en 1856, par M. Walferdin ; en 1867, par M. Ch. Cournault ; la Revue rétrospective, la Société des bibliophiles français ont publié diverses lettres et une comédie : Est-il bon ? Est-il méchant ? Tout cela refondu avec ce qui était déjà connu, complété par des morceaux oubliés ou faussement attribués à d’autres auteurs, ne remplissait pas encore le programme que nous nous étions proposé : aussi devons-nous témoigner ici notre plus vive reconnaissance à M. Louis Asseline, membre du Conseil municipal de Paris, qui, en se dessaisissant des copies faites en 1856 à l’Ermitage par M. Léon Godard et en engageant M. Godard à nous les confier, nous a donné le droit d’annoncer aux admirateurs de Diderot une édition véritablement complète de ses Œuvres.

Ces précieuses copies, dont nous ne saurions trop remercier M. Léon Godard, reproduisent en effet tout ce qui était resté d’inédit dans les manuscrits de Diderot, transportés en Russie, à sa mort, avec sa bibliothèque.

Outre ces matériaux d’une importance capitale, nous en devons d’autres à M. Brière, notre prédécesseur, qui est toujours aussi dévoué aux lettres qu’il y a cinquante ans. M. A. Poulet-Malassis, qui depuis plusieurs années préparait une édition de Diderot, nous a généreusement abandonné le fruit de ses recherches ; M. A. Dureau a bien voulu dépouiller pour nous sa collection si considérable de documents bibliographiques et iconographiques ; un jeune bibliophile, M. Maurice Tourneux, nous a fourni souvent d’utiles indications. Mais la reconnaissance n’est point pour nous un fardeau : aussi prions-nous instamment tous ceux qui posséderaient encore des manuscrits, des copies d’ouvrages ou des lettres de Diderot, de bien vouloir nous les communiquer, afin que nous puissions donner à cette édition le caractère d’un acte de réparation et de justice à l’égard d’une de nos plus grandes gloires nationales, trop longtemps calomniée et un peu trop oubliée.

La mise en œuvre de tous ces matériaux était la troisième difficulté qui se présentait. C’est sur ce point spécial que nous devons attendre le verdict de la critique. Nous lui devons cependant, dès maintenant, un aperçu de la méthode que nous avons adoptée.

Il est, avant tout, bien entendu que nous n’avons rien changé et que nous ne changerons rien au texte de Diderot. Il faut que l’homme se présente tel qu’il était, avec ses qualités et ses défauts. Nous regretterons, comme Naigeon, quelques pages un peu trop accentuées, mais nous ne les supprimerons pas. Nous imiterons nos prédécesseurs ; nous imiterons les éditeurs de Voltaire, qui n’ont jamais pensé à cacher ses fautes de goût et son fréquent mépris de toutes les pruderies et de toutes les délicatesses de langage ; nous imiterons les nombreux commentateurs de Rabelais, qui savent bien que Rabelais expurgé n’est plus Rabelais. Il y a, du reste, dans Diderot fort peu de ces erreurs et elles sont plutôt chez lui le résultat de l’emploi de la langue médicale et scientifique qu’un parti pris de scandale. D’ailleurs, encore, notre édition est sérieuse, elle ne s’adresse qu’à un nombre restreint d’hommes faits qui peuvent tout lire, comme les prêtres, et qui savent que le cynisme est moins dangereux que l’hypocrisie.

Ceci arrêté, nous avons hésité entre le classement dans l’ordre chronologique et celui par ordre de matières. Le premier a de grands avantages, mais plus d’inconvénients. On n’aime point ces sauts brusques d’un mémoire sur le calcul des probabilités ou sur la développante du cercle à un roman. Cela donne une plus juste idée de l’auteur, mais cela dérange les habitudes. Nous avons donc adopté l’ordre chronologique dans l’ordre des matières ; c’est-à-dire que nous avons classé les œuvres de notre polygraphe sous plusieurs titres : Philosophie, Belles-Lettres, Sciences, Beaux-Arts (le Dictionnaire encyclopédique et la Correspondance formant deux groupes distincts), et nous avons épuisé chacune de ces matières, qui elles-mêmes sont ici rangées dans l’ordre suivant lequel Diderot les a abordées, en donnant d’abord les œuvres datées, d’une certaine importance, et en les faisant suivre des morceaux détachés, des travaux de critique ou des fragments qui s’y rattachent. Nous espérons avoir ainsi donné satisfaction au sentiment instinctif d’ordre qui distingue l’esprit français.

Notre intervention devait encore se faire sentir dans les annotations dont il fallait accompagner le texte. Nous avons, dans des notices spéciales placées en tête de chaque ouvrage, rappelé l’historique de cet ouvrage et, autant que nous l’avons pu, les principaux jugements contemporains. Cette méthode nous a permis de ne placer au bas des pages que les notes absolument indispensables, notes dans lesquelles nous n’avons jamais discuté les sentiments ou les opinions de l’auteur, mais seulement consigné les renseignements biographiques, bibliographiques ou scientifiques nécessaires : des faits, pas de phrases.

Nous avons réservé notre travail d’ensemble sur Diderot et le groupe philosophique dont il faisait partie, et qu’il animait par sa puissante initiative, pour notre dernier volume. Il nous paraît que c’est la marche logique. Le commentateur et le lecteur peuvent alors parler plus à leur aise d’un sujet qu’ils viennent d’étudier en même temps. Le premier ne s’impose point, le second n’est pas étonné des appréciations qu’on lui présente, en en réservant les preuves pour plus tard. Une certaine familiarité s’est établie et l’on peut se dire alors bien des choses qu’on hésiterait à formuler au début d’une liaison. Ce qui suffit, en tête d’une publication du genre de celle-ci, c’est une bonne notice biographique sur le héros de la publication. Cette notice, on la trouvera ci-après. Nulle ne pouvait valoir les Mémoires de Mme de Vandeul sur son père. C’est une excellente présentation, et en supposant que nous eussions été plus complet, nous n’aurions pas été aussi touchant, aussi pénétré, aussi intimement ému.

Et maintenant, lecteur, que le premier pas est fait, que la glace est rompue, entreprenons ce long voyage sans nous inquiéter outre mesure de quelques écueils cachés, et tâchons d’arriver de conserve jusqu’au port.

J. Assézat.