Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/052

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 304-309).
LII
A M. HENRI PESSONNEAUX.
Lyon, 21 août 1838.

Mon cher ami,

Sois remercié mille fois, puisque cette contagion de l’oubli, si commune à Paris, où plus que partout ailleurs les pauvres absents on toujours tort, n’a pas gagné ton âme, puisque parmi tant de sollicitudes laborieuses et tant de douleurs domestiques, tu as conservé un souvenir et une larme à l’ami de ton enfance ! Sois assuré que je te payais d’une juste réciprocité, et qu’entre les consolations qui devaient rendre mon départ de Lyon moins pénible, je mettais d’abord le plaisir de te revoir. Mais, d’un côté, les nouvelles lenteurs que mon affaire a subies, et de l’autre, les conseils de M. le Clerc m’ont décidé à renvoyer encore au commencement d’octobre ce fabuleux voyage. Je me berce, comme d’un songe aimable, de l’idée de faire route en ta compagnie, te reconduisant ainsi jusque chez toi, selon notre vieille habitude parisienne. Qui sait si cette idée ne s’évanouira pas comme tant d’autres ? J’ai durement appris depuis dix-huit mois, ou plutôt j’ai été mis à même d’apprendre cette science de l’abnégation qui m’a toujours paru si difficile. Moi qui autrefois n’aurais pu fermer l’œil le soir sans avoir dessiné pour le lendemain le plan détaillé de ma journée ; moi qui me plaisais à construire, en dehors des étroites limites du présent, le capricieux édifice de mon avenir, maintenant l’incertitude, pareille à nos brouillards d’hiver, me ferme l’horizon à quatre pas. Mes projets se renversent comme les bizarres figures que forment les nuages dans le lointain : je commence à savoir ce que vaut la volonté de l’homme, quand elle n’a pas les circonstances à son service. Plût à Dieu que je susse aussi bien me confier en lui que me défier de moi ! Du reste, hormis mes calculs, en moi et autour de moi peu de choses sont changées. Si, en relisant une de mes anciennes lettres, tu compatissais à mes peines d’alors, peut-être était-ce quelqu’une de ces affinités merveilleuses qui lient les cœurs à distance, et qui t’intéressait à ton insu à mes afflictions actuelles. Ma mère, toujours également souffrante, avec cette chance de plus que des souffrances déjà longues donnent à une terrible catastrophe ; mes frères presque toujours loin de moi ; la gêne d’une fortune insuffisante ; quelques amis, mais bien peu, avec lesquels il y ait complète association de goûts et analogie d’habitudes ; les devoirs de famille et de profession qui divisent et isolent ont pris la place des relations d’études qui nous unissaient. Par conséquent, mes travaux littéraires dénués d’encouragements et de conseils, et cependant trop peu d’affaires au barreau pour me distraire et me détacher des préoccupations qui ont jusqu’ici dominé ma jeunesse avec cela une santé mal affermie ; des sollicitations fatigantes pour obtenir une nomination qu’on me promet certaine et qu’on me fait attendre indéfiniment ; les contrariétés auxquelles la conférence de Saint-Vincent de Paul n’a cessé d’être en butte, et qui toutes retomhent sur moi, comme président. Enfin mes infirmités morales, et le perpétuel mécontentement de ma personne. Tu le vois, mon cher ami, c’est une ancienne et monotone histoire ce sont des chagrins qui, n’ont pas même la banale consolation de pouvoir se plaindre, parce qu’ils l’ont déjà trop fait.

Je serais pourtant injuste de ne pas dire les tempéraments que la divine Providence y a bien voulu apporter ; et pour être bref, je t’en citerai deux d’abord le plaisir d’avoir terminé ma thèse ou plutôt mon ouvrage sur la philosophie de Dante ; ensuite le séjour que je fais depuis quelques jours dans une délicieuse petite maison de campagne que nous avons louée a l’île Barbe pour les vacances. Toutefois je m’y plairais moins si je n’étais persuadé que ton infatigable agilité te fera regarder cette distance comme peu considérable et te permettra de venir me visiter souvent.

Je t’ai assez entretenu de moi je suis empressé d’apprendre à mon tour bien des choses et tes pages amicales sont encore loin de me mettre, comme je voudrais, au courant de ta situation et de tes idées. Nous causerons de cette histoire de saint Louis : c’est, ce me semble, un des plus beaux sujets qui se puissent traiter ; mais six mois te suffiront-ils ? Crois-moi, le moyen âge est un peu comme les îles enchantées dont parlent les poètes on y aborde en passant et seulement pour quelques heures ; mais on y cueille des fruits, on s’y désaltère à des fleuves qui font oublier la patrie, c’est-à-dire le temps présent ; ou, pour s’exprimer d’une façon plus simple, on y est vraiment captivé par le charme des faits, des mœurs, des traditions on est retenu par la multitude des documents. Pour moi, je sais que mes études sur Dante m’ont fait éprouver quelque chose de pareil à mon voyage de Rome ; cette servitude douce et volontaire, qui enchaîne l’âme parmi les ruines, la fait se complaire aussi au milieu des souvenirs. Et que sont les souvenirs, sinon d’autres ruines plus tristes et en même temps plus attachantes que celles que le lierre et la mousse recouvrent ? Et n’est-il pas aussi pieux de s’arrêter aux légendes et aux. traditions de nos pères que de s’asseoir sur les débris des aqueducs et des temples dont l’antiquité a semé notre sol ?

Mais à quoi bon répandre sur le papier, en phrases où l’élaboration se trahit toujours, les idées qui s’échapperont bien plus vives et plus spontanées dans nos conversations prochaines ? À quoi bon prolonger ma veillée solitaire quand bientôt peut-être nous pourrons en passer tête-à-tête de bien plus douces et mieux remplies ? Le flambeau qui m’éclaire m’avertit en baissant d’aller prendre un repos dont mes malaises me font sentir plus fortement le besoin. Adieu, mon cher ami ; reçois de moi la promesse si souvent renouvelée d’être toute ma vie

Ton fidèle ami et cousin.

Henri Pessonncaux et Ozanam étaient cousins et de plus unis par une vive amitié qui avait commencé au berceau et dura sans altération jusqu’à la fin. Cette amitié prit bientôt, pour l’un, le caractère d’une sollicitude et d’une protection constantes ; pour l’autre, ce fut un culte passionné. Jamais, quand ils étaient dans la même ville, les deux cousins ne passèrent un seul jour sans se voir. Cependant ’l’un demeura longtemps près de l’Arc de l’Étoile et l’autre près du Panthéon.

Doué d’un caractère chevaleresque, d’une nature essentiellement vertueuse, Henri ne vit et ne comprit jamais le mal. Il était instruit, faisant des vers avec facilité, souvent avec bonheur ; son imagination poétique le laissait vivre dans un monde idéal peut-être un peu chimérique, qui le rendait peu propre à se tirer des difficultés de la vie, et à faire ce qu’on appelle son chemin dans ce monde. Mais il pratiquait admirablement les plus belles vertus et il donna des preuves de dévouement, de générosité et d'une abnégation sans exemple. Il fut un des premiers de la société de Saint-Vincent de Paul. Chrétien fervent, les mains pleines de bonnes œuvres, il rendit à Dieu, avec sérénité, son âme noble et pure le 9 janvier 1869.