Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/005

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 23-27).

V
A M. CHARLES OZANAM
Paris, le 23 juin 1842

Mon cher frère,

Il est dimanche, nous sommes dans un petit palais avec jardin, au bord du Luxembourg, dont les vertes allées forment devant nos fenêtres d’admirables perspectives. Cette habitation fut bâtie pour Murat, beau-frère de l’empereur et roi de Naples ; elle appartint plus tard au prince de Clermont-Tonnerre ; de chute en chute elle est tombée à la possession de M. Bailly, qui a bien voulu nous y laisser établir pendant les extrêmes chaleurs.

Je me rappelle qu’Alphonse a dû quitter Lyon, que tu es seul, que par conséquent une petite visite fraternelle sera fort à propos. Et d’abord, mon petit ami, il faut que ton cœur et ton esprit deviennent assez énergiques pour ne pas s’effrayer de la solitude, pour ne pas s’y abandonner aux tentations mélancoliques qui ne manquent guère d’y venir.

Tu auras bientôt dix-huit ans, c’est l’âge où il m’a fallu quitter tout, car nous avions tout alors, et arriver ici, où je n’avais pas, comme tu les as, un frère, de nombreux parents et des amis. Au lieu de cela, une chambre presque toujours déserte, des livres qui n’avaient pas pour moi de souvenirs, des figures étrangères. Souvent depuis l’heure du repas jusqu’à minuit, la lueur de la lampe et la braise du foyer étaient mes seules compagnes et alors, en reportant mes pensées sur ceux que je ne voyais plus, je me demandais si, en retournant un jour à Lyon, je les y retrouverais.

Pour toi, quelle que soit la volonté de Dieu, quelque part que ta vocation le conduise, tu trouveras un frère qui te servira de guide et d’appui tu auras des voies préparées, un entourage ami, des périls moins nombreux. Sans doute il faut continuer à demander la lumière d’en haut pour que la lumière te soit donnée. Tu es dans une de ces époques de la vie où les facultés prennent un rapide accroissement : on se sent mûrir et grandir. Il faut tendrement remercier Dieu qui fait en nous cet ouvrage, et lui demander la grâce d’user saintement de ces bienfaits.

Mais en ce moment tu dois être exclusivement occupé de tes compositions et ensuite de ton examen. M. Noirot te conseille parfaitement : c’est dans les derniers mois du cours de philosophie que se traitent toutes les questions qui touchent aux choses importantes et.pratiques de la vie, à la religion, à la politique, à la littérature. Les difficultés s’éclaircissent, le travail devient plus attachant et plus lumineux : l’esprit grandit et devient plus viril. On s’attache à ce qui est vrai, bon et beau ; c’est l’instant décisif, il n’en faut rien perdre. Le monde où tu entreras est malheureusement mauvais, étranger à notre foi, à nos saintes pratiques, à nos habitudes sévères.Il est temps que tu recueilles tes forces afin de t’y soutenir, ensuite ne crains pas la Providence fera le reste.

Si j’étais auprès de toi, je chercherais à te servir en ce moment, a éclairer tes doutes, à diriger tes lectures. C’est un grand plaisir que de philosopher. Hier encore, nous passâmes plus d’une heure et demie avec un de mes amis à discuter des idées de Platon. Si tu m’écrivais longuement sur quelques points difficiles, je tacherais de te répondre par de longues explications mais tu feras mieux de causer avec tes condisciples, avec Théophile surtout qui a beaucoup d’esprit et de l’habitude. Quant aux lectures, les écrits les plus modernes, quoique souvent assez peu irréprochables sous le rapport de l’orthodoxie, peuvent être utiles s’ils sont lus avec une bonne direction. Lis Descartes et Malebranche  ; enfin je t'ai dit d'acheter les Esquisses de Philosophie morale de Dugald Stewart. Tu n'auras sans doute pas négligé l’histoire de la philosophie, sans laquelle la science est bien peu de chose le Précis que je t’ai laissé est excellent, surtout pour le moyen âge. C’est M. Gerbet qui l’a écrit, sans le signer.

Ces vacances, si ton baccalauréat n’est ~pas encore passé, je pourrai te seconder mieux. Tu commences donc à savoir, mon pauvre ami, ce qu’il y a de rude au métier de jeune homme. Autrefois c’était la guerre, aujourd’hui ce sont les examens. Certainement, il y a des saisons de travail qui valent bien une campagne. En 1837, je travaillai pendant cinq mois, régulièrement dix heures par jour, sans compter les cours, et quatorze et quinze heures le dernier mois. Il faut beaucoup de prudence pour que la santé n’en soit pas affectée, mais peu à peu le tempérament s’y fait. On s’accoutume d’ailleurs à une vie sévère et active, et le caractère y gagne autant que l’esprit.

Adieu, mon bon Charles, bonjour à notre vieille Marie, je la félicite de sa bonne santé. On dit qu’elle va, vient et fait merveille. Je t’embrasse tendrement et te prie d’aimer toujours ton frère.

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Ces excès de travail dont parle Ozanam n’étaient que trop vrais ; il fut toujours impossible de tes modérer. Prenez garde, lui disait M. Victor le Clerc, dès la première «  année de son cours, modérez cette verve’qui vous emporte ; soyez toujours un orateur, mais un orateur plus calme ; cette parole vive, émue, passionnée, qui éclate et retentit après de longues méditations cet enthousiasme, dont vous n’êtes point le maître et qui vous domine, inquiètent pour vous vos amis ; songez à l’avenir ; nous voûlons que vous ne retranchiez rien de cet avenir qui vous est dû; nous le voulons pour vous et pour nous.» Mais son cours n’était pas sa seule fatigue et ne bornait pas son zèle. De tous côtés, on venait lui demander de prendre la parole dans des assemblées de charité on des réunions d’ouvriers jamais il ne refusait. Il présida, plusieurs années, une conférence littéraire ; sous sa direction, on y travaillait- beaucoup, et bien des hommes de talent s’y formèrent.

Voici le langage qu’il tenait un soir dans une nombreuse assemblée de jeunes gens qu’il présidait au Cercle catholique « Messieurs,

« Tous les jours, nos amis, nos frères se font tuer comme soldats ou, comme missionnaires sur la terre d’Afrique ou devant les palais des mandarins. Que faisons-nous, nous autres, pendant ce temps-là ? Croyez-vous donc que Dieu ait donné aux uns de mourir au service de la civilisation et de l'Eglise, aux autres la tache de vivre les mains dans tours poches, ou de se coucher sur des roses ? Ah ! messieurs, travailleurs de la science, gens de lettres chrétiens, montrons que nous ne sommes pas assez taches pour croire a un. partage qui serait une accusation contre Dieu qui l’aurait fait, et une ignominie pour nous qui t’accepterions. Préparons-nous à prouver que, nous aussi, nous avons nos champs de batailles où parfois l'on sait mourir