Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/045

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 261-264).

XLV
FRÉDÉRIC OZANAM À M. ERNEST HAVET.
Paris, 22 mai 1849.

Mon cher collègue,

Votre lettre me touche beaucoup. Dans l’orage où nous sommes, c’est un rare bonheur d’être lu, de nouer un commerce de pensée exempt de ces cruelles dissidences qui divisent tant de beaux esprits. Je vous remercie, non de vos éloges, mais de votre approbation sur plus d’un point où vous me rassurez. Je vous suis encore plus obligé de vos difficultés, puisqu’elles me mettent en demeure de m’expliquer mieux, et qu’en allant jusqu’au vif des questions, elles suppriment entre nous des réticences et des détours dont une franche amitié ne s’accommode pas.

Croyez d’abord que vous n’avez rien à défendre, et qu’à la fin de mon chapitre VIII, j’ai pu m’exprimer mal, mais que je n’ai jamais voulu attaquer, ni les conquêtes légitimes de la liberté moderne, ni les grands logiciens de l’Assemblée constituante, ni les principes de 89 qui sont les miens comme les vôtres. Je songeais à d’autres novateurs et à d’autres impatients que vous n’absoudrez pas plus que moi, à ceux qui, ne croyant pas à l’autre vie, exigent tout de celle-ci, et qui veulent réformer le monde en substituant la morale de la jouissance à celle du sacrifice et du dévouement.

Nous sommes tous deux les serviteurs de la même cause seulement j’ai l’avantage de la croire plus ancienne et par conséquent plus sacrée. Souffrez que je vous le dise, mon cher collègue, si au lieu d’être resté sur le seuil du christianisme, vous aviez comme moi le bonheur de vivre au dedans, d’y avoir déjà passé dix-huit ans d’études, si vous étiez allé au delà de Bossuet qui représente à coup sûr une partie et une époque de l’Église, mais avec les erreurs de son temps ; si vous vous nourrissiez de ces admirables Docteurs du moyen âge, et de ces Pères qui seraient une lecture si digne de votre noble intelligence, vous ne feriez dater de la révolution ni la liberté, ni la tolérance, ni la fraternité, ni aucun de ces grands dogmes politiques servis par la révolution, mais descendus du Calvaire. Vous trouveriez par exemple que mon opinion sur l’intervention du bras séculier fut celle de saint Bernard, comme de saint Martin et de saint Ambroise ; que l’Inquisition d’Espagne, poussée par les rois, fut blâmée et désavouée par les Papes, et que la plupart des hérésies tirèrent l’épée avant qu’on s’en servît contre elles. Enfin, puisque vous avez la bonté de me parler de l’Ère Nouvelle, si vous saviez mieux nos affaires, si vous connaissiez les encouragements que nous avons reçus de Pie IX, de l’archevêque de Paris et de ce qu’il y a de plus considéré dans le clergé de France, vous ne vous représenteriez pas le peu que vous supposez de catholiques intelligents, comme une petite école de théosophes assis sur les ruines d’un vieux culte, occupés à se faire de ses débris une religion à leur image et à leur niveau.

Non, mon cher collègue, ne m’attribuez point cet honneur dont je ne veux pas, de valoir mieux que mon Église, qui est bien aussi la vôtre ; car c’est bien à votre mère catholique, à vos aïeux, à toutes les traditions de l’éducation chrétienne, que vous devez cette élévation d’âme, cette droiture si délicate, cette fermeté chaleureuse qui m’ont toujours attiré vers vous.

Vous m’honorez trop et vous me connaissez mal en me croyant seul ou presque seul dans un ordre d’idées qui vous inspire quelque estime. Je suis du nombre de ceux qui ont besoin de se sentir entourés, soutenus, et Dieu ne m’a pas laissé manquer de ces appuis. Vous voulez bien me distinguer, et cependant je suis un faible chrétien. Vous méritez d’en connaître de meilleurs que moi : vous en connaîtrez un jour. Vous verrez que cette Église qui eut toujours ses plaies, que les païens du temps de saint Augustin croyaient finie, comme les Albigeois du treizième siècle et les Protestants du seizième, a toujours aussi ses lumières, ses vertus, et surtout — puissiez-vous l’éprouver — ses consolations, seules égales aux épreuves de la vie et aux angoisses d’un siècle tourmenté.

Je ne touche qu’en passant ces points qui voudraient toute la liberté d’un entretien amical. Je vous demanderais pardon de les avoir effleurés si vous ne m’aviez donné le bon exemple.

Depuis que j’ai eu le bonheur de vous connaître, j’ai bien vu, mon cher collègue, ces sentiments que vous avez la bonté de m’exprimer. Vous m’en inspirez de semblables. Beaucoup de choses nous rapprochent s’il en restait une qui fût entre nous un nuage, croyez-moi disposé de grand cœur à tout ce qui pourrait l’éclaircir. Tout à vous.