Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Préface

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. i-xxxiv).


PRÉFACE




Mai 1855.

Les amis d’Ozanam ont la satisfaction de livrer ses œuvres au public. Le succès de la souscription, dont quelques généreux Lyonnais ont pris noblement l’initiative, permet d’élever à sa mémoire ce monument, le plus digne d’elle. Tout ce qu’il a exécuté d’un vaste plan, et une partie de ce qu’il avait conçu, sera du moins conservé. Tant de savoir laborieusement acquis, tant d’efforts persévérants, tant d’âme et de talent, ne seront pas perdus ; l’œuvre de cet homme, mort à quarante ans, restera pour l’honneur de la science, des lettres et du christianisme.

Une portion de cette œuvre est complétement inédite ; le reste était déjà connu, soit par des travaux considérables qui ne formaient qu’une partie de l’ensemble embrassé par Ozanam, soit par des publications détachées éparses dans différents recueils, soit enfin par des brochures devenues rares, et qu’il était important de réunir, car toutes se rapportent à un même dessein et offrent comme les différents aspects d’une même pensée.

Le R. P. Lacordaire, avec l’autorité de son caractère et de son éloquence, appréciera, dans un jugement général sur l’écrivain et sur l’homme, l’œuvre et l’action religieuses d’Ozanam. Ici il s’agit seulement de son œuvre historique et littéraire.

On a désiré qu’un de ses amis, auquel il aimait à confier ses projets d’ouvrage et qui l’avait suivi dans sa carrière déjà si brillante avec un intérêt que la différence des âges autorisait à prendre un caractère presque paternel, on a désiré que cet ami, expressément désigné par Ozanam pour être consulté touchant l’emploi qui serait fait de ses manuscrits, s’occupât de leur publication. C’est lui qui, à ce titre, va donner quelques renseignements sur cette publication, sur les différents ouvrages dont elle se compose, lesquels, je ne saurais trop le redire, dans l’intention de l’auteur devaient constituer un tout, être un livre. Ce livre, intitulé Histoire de la civilisation aux temps barbares, aurait été formé par la réunion d’un certain nombre d’écrits différents quant à la forme et au cadre, mais intimement liés par l’unité du sujet et de l’idée. Plusieurs ont été entièrement terminés ; il reste, de plus, parmi les manuscrits d’Ozanam, des leçons sténographiées et un grand nombre de notes très-développées pour des cours qu’il a professés à la Sorbonne. Je vais dire dans quel ordre il voulait disposer ces précieux matériaux. Mais d’abord, pour avoir une notion vraie de la tâche qu’il avait entrepris d’accomplir, il faut le laisser parler lui-même. Dans une lettre à M. Foisset, magistrat, qui est un écrivain savant et habile, auquel il demandait de vouloir bien rendre compte de son ouvrage sur les origines germaniques, et, comme il disait, d’être le parrain de ses Germains, de ses barbares, dans cette lettre Ozanam exposait succinctement, mais avec la netteté qui était un des caractères de son esprit, le but qu’il voulait atteindre et indiquait les chemins par où il comptait passer.


25 janvier 1848.

« …… Mes deux essais, sur Dante et sur les Germains, sont pour moi comme les deux jalons extrêmes d’un travail dont j’ai déjà fait une partie de mes leçons publiques, et que je voudrais reprendre pour le compléter. Ce serait l’histoire littéraire des temps barbares, l’histoire des lettres, et par conséquent de la civilisation, depuis la décadence latine et les premiers commencements du génie chrétien jusqu’à la fin du treizième siècle. J’en ferais l’objet de mon enseignement pendant dix ans, s’il le fallait, et si Dieu me prêtait vie ; mes leçons seraient sténographiées et formeraient la première rédaction du volume que je publierais, en les remaniant à la fin de chaque année. Cette façon de travailler donnerait à mes écrits un peu de cette chaleur que je trouve quelquefois dans la chaire et qui m’abandonne trop souvent dans le cabinet. Elle aurait aussi l’avantage de ménager mes forces en ne les divisant point et en ramenant au même but le peu que je sais et le peu que je puis. Le sujet serait admirable, car il s’agit de faire connaître cette longue et laborieuse éducation que l’Église donna aux peuples modernes. Je commencerais par un volume d’introduction où j’essayerais de montrer l’état intellectuel du monde à l’avénement du christianisme, ce que l’Église pouvait recueillir de l’héritage de l’antiquité, comment elle le recueillit, par conséquent les origines de l’art chrétien et de la science chrétienne, dès le temps des catacombes et des premiers Pères. Tout le voyage que j’ai fait en Italie l’an passé a été tourné vers ce but. Viendrait ensuite le tableau du monde barbare, à peu près comme je l’ai tracé dans le volume qui attend votre jugement ; puis l’entrée des barbares dans la société catholique et les prodigieux travaux de ces hommes comme Boëce, comme Isidore de Séville, comme Bède, saint Boniface, qui ne permirent pas à la nuit de se faire, qui portèrent la lumière d’un bout à l’autre de l’empire envahi, la firent pénétrer chez des peuples restés inaccessibles, et se passèrent de main main le flambeau jusqu’à Charlemagne.

« J’aurais à étudier l’œuvre réparatrice de ce grand homme, et à montrer que les lettres, qui n’avaient pas péri avant lui, ne s’éteignirent pas après ; je ferais voir tout ce qui se fit de grand en Angleterre au temps d’Alfred, en Allemagne sous les Otton, et j’arriverais ainsi à Grégoire VII et aux croisades.

« Alors j’aurais les trois plus glorieux siècles du moyen âge, les théologiens comme saint Anselme, saint Bernard, Pierre Lombard, Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure ; les législateurs de l’Église et de l’État, Grégoire VII, Alexandre III, Innocent III et Innocent IV, Frédéric II, saint Louis, Alphonse X ; toute la querelle du sacerdoce et de l’empire, les communes, les républiques italiennes, les chroniqueurs et les historiens, les universités et la renaissance du droit ; j’aurais toute cette poésie chevaleresque, patrimoine commun de l’Europe latine, et, au-dessous, toutes ces traditions épiques particulières à chaque peuple et qui sont le commencement des littératures nationales ; j’assisterais à la formation des langues modernes, et mon travail s’achèverait par la Divine Comédie, le plus grand monument de cette période, qui en est comme l’abrégé, et qui en fait la gloire. Voilà ce que se propose un homme qui a failli mourir il y a dix-huit mois, qui n’est pas encore bien remis, assujetti à toutes sortes de ménagements, que vous connaissez d’ailleurs plein d’irrésolution et de faiblesses. Mais je compte d’abord sur la bonté de Dieu, s’il veut achever de me rendre la santé et me conserver l’amour qu’il m’a donné pour ces belles études ; je compte ensuite sur mon cours, où je trouverai désormais, au lieu d’une distraction, un soutien, une règle, une raison de ne pas abandonner mon plan. J’y trouverai aussi la mesure dans laquelle des questions si multipliées doivent être traitées, non pour le petit nombre des savants, mais pour le public lettré. Car je n’ai jamais eu la prétention d’aller au fond de ces sujets, dont chacun suffirait à l’emploi de plusieurs vies. D’ailleurs, voici huit ans que je me prépare sans interruption, soit par mon enseignement où j’ai fait successivement l’histoire littéraire d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre au moyen âge, soit par les fragments où j’ai essayé de fixer et de réunir quelques-unes de mes recherches et de les soumettre aux bons conseils de mes amis. Maintenant que je me suis laissé aller à une confession si longue et si indiscrète, faites qu’elle me profite, et, outre l’avis que vous voudrez bien donner publiquement sur mon pauvre livre, soyez assez bon pour me dire ce que vous pensez du dessein d’y donner suite. Je vous demandais tout à l’heure d’être impartial, j’ai rayé le mot, sachant bien que je demandais une chose impossible à l’amitié ; mais soyez sincère, je suis encore assez jeune pour être corrigible… »

J’ai cité ce fragment dans son entier, car, comme tout ce qui est sorti de cette plume, il fait aimer celui qui l’a écrit. Après avoir apprécié ce qu’il y a dans les premières lignes et dans les dernières d’ardent et de modeste, d’aimable et de sincère, traits distinctifs de cette nature choisie, si l’on revient à ce qui concerne l’exposé du plan général, on voit que dans ce livre il s’agissait d’une grande chose, le christianisme civilisant les barbares par son enseignement, leur transmettant l’héritage de l’antiquité, créant, avec la vie religieuse et la vie politique, l’art, la philosophie et la littérature du moyen âge : c’est-à-dire un abîme de douze siècles comblé par l’histoire, les ténèbres de la barbarie éclairées, les origines de la civilisation et de la culture moderne expliquées, le christianisme glorifié par ses résultats, le tableau de ce qu’il a maintenu et de ce qu’il a produit, des vérités qu’il a propagées, des sentiments qu’il a inspirés, des lois qu’il a dictées, des œuvres d’art et de poésie dont il a été la source. C’est ce magnifique ensemble qu’on doit toujours avoir devant les yeux, comme Ozanam l’avait constamment lui-même, quand on lit ses écrits.

On a placé la Civilisation au cinquième siècle en tête de la publication, parce que c’est véritablement le fondement de l’édifice qu’il voulait élever. On a le droit d’affirmer que lui-même eût commencé par là ; l’ordre des temps et l’ordre des idées l’indiquent également.

Ozanam avait fait sur cet important sujet un cours dont on possède vingt et une leçons, recueillies avec beaucoup d’exactitude par un sténographe intelligent.

Les cinq premières, revues et rédigées par l’auteur, ont paru dans le Correspondant sous ce titre : Du Progrès dans les siècles de décadence et Études sur le paganisme, elles seront précédées d’un avant-propos, qui est comme son testament littéraire. Ces cinq leçons, rédigées par Ozanam, me semblent former un des morceaux à la fois les plus élevés et les plus achevés qui soient sortis de sa plume.

Quant aux leçons sténographiées, on doit regretter sans doute qu’il n’ait pu les revoir et y mettre le fini d’exécution qu’on remarque dans celles qu’il a rédigées. Cependant une considération tempère pour moi l’amertume de ce regret, et j’y trouve comme une consolation et un dédommagement.

Les leçons sténographiées, qui conservent la parole même du professeur saisie et fixée dans le feu de l’improvisation, feront connaître à ceux qui ne l’ont pas entendue cette parole pleine de mouvement, d’éclat et de force.

En effet, si les leçons qu’il a revues et polies avec un soin si heureux montrent l’écrivain habile, les leçons improvisées nous rendent l’orateur inspiré, et, quelque admiration qui soit due au premier, le second était peut-être encore au-dessus.

Il n’est pas besoin d’avertir que la chaleur du discours, sans jamais rendre sa parole infidèle à sa pensée, a pu quelquefois emporter l’orateur un peu au delà des limites exactes de cette pensée. C’est donc par l’ensemble qu’il faut juger celle-ci, et non par quelques phrases isolées, bien qu’il n’y en ait pas une qu’il eût jamais désavouée pour le fond.

En général, les improvisations d’Ozanam se font remarquer par une correction qui a surpris des hommes accoutumés à celles de nos plus grands orateurs ; mais l’improvisation véritable offre toujours quelques inégalités et quelques négligences ; s’il s’en rencontre parfois même chez Ozanam, elles sont certes bien rachetées par la vigueur de l’expression, l’entraînement de la parole, par les traits ardents, qui sans cesse illuminent et colorent ce ferme langage.

Toutes les leçons ont été revues par M. l’abbé Noirot, son maître, quelques-unes par M. l’abbé Maret, M. de Montalembert, M. Lenormant. M. Mignet, un des plus anciens amis de M. Soulacroix, dont Ozanam était le gendre, a bien voulu en revoir plusieurs. M. Heinrich a donné beaucoup de temps à cette révision, et, avec le zèle reconnaissant d’un disciple, a collationné et vérifié les textes. Enfin, M. Egger a soumis les citations et les faits à un contrôle sévère. Il est touchant de voir des hommes dont les opinions ne sont pas entièrement les mêmes, concourir ainsi à honorer une mémoire qu’ils respectent également. J’ai revu moi-même toutes les leçons sténographiées en apportant un soin minutieux à ce travail qui devait être définitif. Cette révision, aussi bien que celles dont je viens de parler, a été faite sous les yeux et avec le concours de madame Ozanam. Aucun nom ne saurait mieux garantir au lecteur la religion avec laquelle tout ce travail a été conduit. Je ne me suis pas permis d’altérer non-seulement une des nuances de la pensée, mais même une des nuances du style. Quand une répétition ou une incise embarrassait la marche de la phrase, je me suis efforcé de la faire disparaître ou de la déplacer. J’ai adouci quelques légères aspérités, mais d’une main respectueuse et discrète.

En évitant surtout de remplacer par une expression banale une expression hardie et peut-être risquée, on n’a point voulu traiter Ozanam comme les premiers éditeurs des Pensées, hommes si respectables d’ailleurs, avaient traité Pascal, lui faisant dire, par exemple : « La vérité est inconnue parmi les hommes, » là où il disait : « La vérité erre inconnue parmi les hommes. »

Ce travail demandait quelque patience précisément à cause de la retenue qu’on s’imposait. Il eût été plus facile et beaucoup plus court de changer les expressions et de refaire les phrases, mais c’est ce dont on se serait gardé comme d’un crime. Il est plus facile aussi d’ôter une fleur vivante d’une corbeille et de la remplacer par une fleur artificielle, que d’enlever sur les pétales épanouis un peu de poussière sans les faner et en les effleurant à peine ; celui des amis d’Ozanam qui s’est chargé surtout de ce soin délicat a préféré même laisser quelques grains de poussière que de s’exposer à ternir la fleur en la touchant. Ce que j’ai cherché, c’est à compléter et à perfectionner l’œuvre d’Ozanam par Ozanam lui-même. Pour cela les notes, qui avaient servi de base aux leçons, ont été soigneusement comparées avec les leçons elles-mêmes. Quelle a été ma joie, quand j’ai trouvé dans les notes une expression que je pouvais insérer dans le texte à la place de celle qu’il fallait sacrifier. Parfois aussi il a été possible d’y faire entrer une phrase où même un morceau tout entier, destiné à figurer dans la leçon, mais qui ne se trouvait pas dans la sténographie, quand le mouvement de l’improvisation avait emporté le professeur d’un autre côté. Lorsqu’il était impossible de réintégrer dans le discours un passage important sans troubler l’enchaînement de la pensée, on l’a mis en note, au bas de la page, s’il était court, et s’il était trop considérable à la fin de la leçon. Rien n’a donc été négligé pour que, dans cette partie de son œuvre qui est publiée pour la première fois, on entendît vibrer la parole même d’Ozanam.

Ce cours remplira presque entièrement les deux premiers volumes, qui contiendront, sous ce titre choisi par l’auteur : la Civilisation au cinquième siècle, introduction à une histoire de la civilisation aux temps barbares, le tableau, je me sers à dessein de cette expression, car il s’agit d’une exposition dans laquelle la couleur ne fait jamais défaut, le tableau de l’état du monde romain transformé par le christianisme, jusqu’au moment où commencent à se séparer les nations et les littératures modernes.

L’auteur y traite tour à tour des sujets les plus divers, des lettres païennes et des lettres chrétiennes, de la théologie, de la philosophie, de l’éloquence, de l’histoire, de l’art. On y trouvera une leçon pleine de grâce sur les femmes chrétiennes et une leçon sur le droit dans laquelle il parle le langage juridique avec la fermeté qu’il apportait à Lyon dans sa chaire de droit commercial. Soit qu’Ozanam raconte ou qu’il analyse, qu’il peigne ou discute, qu’il s’emporte ou qu’il s’attendrisse, qu’il soit question de Claudien ou de saint Jérôme, de saint Augustin ou de Martianus Capella, son enthousiasme est toujours sincère, sa parole toujours vive, son érudition toujours éloquente.

Ozanam voyait dès le cinquième siècle se manifester l’origine des diverses nationalités et des diverses littératures de l’Europe ; il avait suivi dans plusieurs cours le développement parallèle de ces littératures jusqu’au treizième siècle. Les notes de ces cours font connaître quelle vaste partie de son plan général il avait parcourue avec ses auditeurs et permettent de tracer dans son ensemble le plan tout entier. En outre, divers ouvrages déjà publiés montrent avec quel succès une partie de ce plan a été réalisée.

Les principaux sont pour l’Allemagne : les Études germaniques et pour l’Italie les Poëtes franciscains et Dante ou la Philosophie catholique au moyen âge. Les Études germaniques auxquelles l’Académie des inscriptions décerna deux fois le premier prix de la fondation Gobert, viennent, dans la publication, immédiatement à la suite de la Civilisation au cinquième siècle. Après l’éloquence du professeur on trouvera la science de l’érudit, mais une science animée et qui sait répandre un vif intérêt sur les origines païennes et sur les antiquités chrétiennes des peuples germaniques. Ici Ozanam montre le christianisme exerçant sur un autre théâtre une même action, convertissant et disciplinant les barbares comme il avait converti et moralisé le monde romain.

L’ouvrage sur les origines germaniques s’arrête à Charlemagne. L’histoire de l’Allemagne jusqu’au treizième siècle avait été le sujet de plusieurs cours dans lesquels Ozanam avait traité de la poésie chevaleresque, populaire, satirique du moyen âge en Allemagne. Tous les matériaux de ces cours se retrouvent dans les notes, mais rien n’a été rédigé ni publié, sauf deux discours d’ouverture, l’un sur le poëme des Niebelungen, l’autre sur les Minnesinger (trouvères allemands), ils seront placés dans le volume de Mélanges.

Ces notes, dont j’aurai encore à entretenir le lecteur, sont une vraie merveille. Ce ne sont point des chiffons de papier griffonnés à la hâte, ce sont des sommaires tracés avec la plus grande netteté et la plus grande correction, l’écriture est soignée et comme toujours fine et ferme. Tout l’enchaînement des idées s’y trouve. Plusieurs de ces cours ont été faits deux et jusqu’à trois fois, tant Ozanam revenait sur un sujet pour l’approfondir avant d’en faire l’objet d’une publication définitive. Malgré l’extrême intérêt de ces notes, on sent tout ce que sa parole créait quand on compare ce simple trait aux riches développements que les mêmes pensées prenaient en s’exprimant[1]. Cependant je ne doute pas, et c’est l’opinion du respectable abbé Noirot, qu’une partie au moins de ces notes qui ne seront pas publiées dans cette édition ne doive l’être plus tard, car elles contiennent le résultat en général parfaitement intelligible de recherches laborieuses qu’on ne refera pas de sitôt, et une suite de faits et d’idées propres à guider ceux qui étudieront le même sujet. Ce serait certainement remplir les intentions d’Ozanam, qui aspirait surtout à être utile, et attirer, de la part de ceux à qui son enseignement profiterait encore après lui, une bénédiction de plus sur sa mémoire.

Assez souvent parmi les notes on rencontre des passages entièrement rédigés et remarquables par la justesse de l’aperçu et le bonheur de l’expression. Avant de quitter ce qui se rapporte à l’Allemagne, je vais en citer quelques-uns. Il s’agit de la décadence de la littérature allemande à la fin du moyen âge. On verra ce qu’il savait tirer des parties les plus ingrates de son sujet, avec quelle grâce il parlait de la trivialité.


« La poésie devient triviale, et pourtant elle reste populaire. — Intérêt pratique qu’elle conserve et qui fait honneur au temps. — Mauvais esprit satirique. C’est la guerre, c’est l’insurrection. Ainsi en est-il en réalité.

« — Voici le motif de cet intérêt. — La poésie chevaleresque n’était pas faite pour le peuple. — Qu’importaient les grands coups d’épée, etc… à ces pauvres gens qui n’avaient ni épées ni ancêtres, ni châtelaines aux blanches mains pour panser leurs plaies ? les récits de pompes, de fêtes, de tournois, devaient plutôt contrister leur misère par un contraste affligeant.

« Comment les sentiments délicats, exaltés, raffinés quelquefois des Minnesinger qui passaient leur vie entière aux pieds des dames, auraient-ils convenu à des artisans sans loisir, qui, après de longues heures laborieuses, avaient à peine quelques instants pour leur famille ?…..

« — Or il leur survient une poésie faite pour eux, et ils sont reconnaissants de ce qu’on fait pour eux, comme le peuple l’est toujours. Elle est indigente, dépouillée de ces riches ornements d’autrefois ; ils ne l’en accueillent que mieux, ils la reconnaissent, la font asseoir au foyer, et lui disent : ma sœur.

« La poésie fit comme la religion faisait alors, comme ces moines mendiants, ces fils de barons qui prenaient les livrées du pauvre pour aller le consoler et qui en étaient bien reçus, s’asseyant au foyer, avec des conseils pour toutes les situations et des paroles pour toutes les douleurs…..

«….. Mais la poésie didactique a un autre intérêt pour nous, un intérêt historique. C’est comme le son des instruments qui annonce la marche d’une armée. C’est un instrument trivial peut-être, le tambour des fantassins. Mais les pesants bataillons du tiers état sont derrière. — Ce langage audacieux ne pouvait être tenu que par une époque audacieuse. — Cette poésie portait une révolution dans ses flancs. »

À propos de la poésie didactique, la plus aride de toutes, il a été appelé en parlant de la science à parler du mystère qui est au fond de la science et de l’inspiration qui fait les découvertes.

« — Au fond de la science on rencontre le mystère, au fond de la conscience on sent la présence de quelque chose qui n’est pas elle, qui est plus grand qu’elle, qui ne s’atteint pas par l’analyse, dont on ne se rend pas maître, mais qu’on n’approche pas impunément, qui maîtrise, subjugue, inspire….. Les grandes découvertes de la physique même se sont faites par voie d’inspiration. — Aussi, toutes les fois que la science a été traitée par les poëtes, l’inspiration n’a pas manqué. — Ainsi, quand les prêtres légitimes d’Israël offraient le sacrifice, le feu du ciel descendait : quand c’étaient les prophètes de Baal, l’holocauste s’éteignait sur l’autel préparé. »


C’est peut-être ici le lieu de rappeler qu’Ozanam a fait plusieurs cours sur l’ancienne poésie germanique. Professeur de littérature étrangère, il n’oubliait pas, même pour ses études de prédilection, le devoir de sa chaire, et il y expliqua l’Iliade du moyen âge, les Niebelungen.

Je reviens au plan d’Ozanam et j’en continue l’exposition : je trouve d’abord les notes d’un cours sur l’histoire littéraire de l’Angleterre à partir du sixième siècle, où il est traité avec détail des moines irlandais, des couvents anglo-saxons, de Bède, d’Alfred le Grand. Ozanam avait fait une étude particulière sur saint Thomas de Cantorbéry, comme le prouve un écrit de sa jeunesse, intitulé : Deux Chanceliers d’Angleterre. L’autre chancelier est Bacon.

Une masse considérable de notes sur l’Italie montre qu’il était beaucoup plus avancé pour cette partie de sa tâche. Ozanam aimait l’Italie, où le hasard l’avait fait naître, bien que sa vraie patrie fût la France. Il visita l’Italie plusieurs fois ; en 1847, il en revint avec un rapport adressé à M. de Salvandy, alors ministre de l’instruction publique, qui contient d’intéressantes découvertes, et en tête duquel il plaça un savant travail sur les Écoles. Ce voyage fut aussi l’origine d’un discours prononcé dans sa chaire de la Sorbonne, à l’ouverture d’un de ses cours, et dans lequel il traite de la poésie populaire en Italie. La substance de ce discours forme l’introduction à l’ouvrage sur la poésie des frères franciscains. Pendant la dernière et triste visite qu’Ozanam fît à l’Italie durant les années 1852 et 1853, il trouva moyen, qui le croirait ? atteint d’une maladie mortelle et dépérissant chaque jour, d’écrire, à propos de son voyage, des pages comme il savait les écrire ; de faire encore de laborieuses recherches dans les bibliothèques de Florence, de Pise et de Sienne ; de copier, par exemple, plusieurs fragments étendus des sermons de Maurice de Sully, évêque de Paris, en vieux français ; de relever, dans les catalogues de la Magliabecchiana les titres de manuscrits nombreux, et surtout de tracer d’une main affaiblie, mais avec une netteté et une fermeté singulières, le plan d’une histoire de la commune de Milan, qui devait faire partie d’un ouvrage historique sur les communes italiennes, auquel Ozanam voulait donner la forme de récits dramatiques. Son dessein était de suivre la marche de la civilisation et des lettres en Italie depuis le cinquième siècle jusqu’au treizième. Dans les notes de ses cours, qui se rapportent à ce vaste sujet, il commence à l’arrivée des Goths en Italie ; les œuvres de Boëce, les écrits de saint Grégoire, y sont analysés, la vie de ce grand pape y est racontée. Après les récits historiques sur les communes italiennes, seraient venus deux écrits, qui ont été publiés : les poésies des frères franciscains, et l’ouvrage sur Dante ; car la majestueuse figure de Dante devait apparaître au sommet de l’édifice comme ces figures de saints et de prophètes qui forment à l’église de Saint-Jean de Latran une couronne si magnifique, et se détachent avec tant de grandeur sur le ciel de Rome.

Ozanam voulait que son œuvre totale, une par l’esprit, se composât de plusieurs œuvres de formes différentes : l’histoire, l’histoire littéraire, des études d’art, se seraient succédé suivant la nature des sujets particuliers, et eussent, par une heureuse diversité, soutenu l’attention, dans une carrière de si longue haleine, en évitant la monotonie.

Dans les notes, la vie de saint Benoît, la période carlovingienne en Italie, le livre célèbre de Pierre Lombard, la philosophie de saint Anselme, sont l’objet d’études approfondies. La doctrine de saint Thomas, le mysticisme de saint Bonaventure, sont exposés par cet esprit qui traitait les matières philosophiques avec autant de force qu’il apportait de goût dans les appréciations littéraires.

J’extrais quelques fragments rédigés des notes de ses cours sur l’Italie, comme je l’ai fait pour ses cours sur l’Allemagne ; ces fragments se détachent parmi les notes comme des figures terminées avant le reste, dans l’esquisse d’un maître. Le premier, à propos de la décadence des républiques italiennes, respire une mâle tristesse.


« L’histoire des décadences est triste, elle n’a pas coutume d’attacher les esprits : elle est cependant pleine d’enseignements nécessaires. De même que les médecins, penchés sur le lit des malades ou sur la couche funèbre des morts, y apprennent les secrets de la vie ; de même il faut que le spectacle des sociétés qui périssent instruise les nations qui veulent durer. Pour connaître ce que vaut la liberté, il ne suffit pas de savoir ce qu’elle coûte et à quel prix les peuples l’acquièrent ; il faut savoir à quel prix ils peuvent la conserver, et comment la Providence, afin d’en faire le plus précieux des biens terrestres, a voulu qu’il fût aussi le plus facile à perdre. Si ce spectacle a son utilité, il a bien aussi son attrait, et si les hommes de tous les siècles ont connu le plaisir de la tragédie, et ont aimé à pleurer les malheurs des rois, y a-t-il moins de larmes dans le malheur d’un peuple qui fut libre, qui fut grand, qui paya son indépendance de son sang et qui la perd par ses fautes ? »


Dans le fragment qui suit, il est encore question de décadence, mais le ton en est moins triste ; je le place ici à titre de consolation :


«  Nous n’aimons pas le spectacle des décadences : Nous aimons ce qui est héroïque, ce qui vaut mieux que nous, ce qu’il faut admirer, et ce sentiment fait honneur à la nature humaine. Cependant les décadences sont instructives. Il faut savoir pourquoi les grandes choses finissent, si c’est une fatalité qui les précipite, si c’est par des fautes qui les font descendre. Les décadences sont fécondes. Tout ne périt point dans les institutions qui s’écroulent. Il y a quelque chose de protecteur dans leurs débris, et quand il n’en resterait que l’ombre, l’ombre sert à couvrir ce qui doit naître. — Les crevasses d’un vieux monument cachent le nid d’oiseaux. — C’est ainsi que des ruines de cette société du moyen âge nous verrons sortir la joyeuse volée des poètes italiens et l’aigle de Florence. »

Puis viennent quelques lignes où l’on découvre une remarquable énergie de pensée.


« Ce qui fit la ruine des pouvoirs, ce fut ce qui semblait en faire la force, ce fut l’idée du droit : ce furent les légistes. — La notion de justice peut se prendre par deux côtés, comme droit et comme devoir : la même ligne marque jusqu’où va la liberté, elle marque aussi où la liberté s’arrête. — Le christianisme avait civilisé la barbarie en apprenant aux princes et aux peuples le devoir, par conséquent la contrainte de soi et le respect d’autrui : toute sa jurisprudence était animée de ce génie. L’école retourna l’idée sainte de la justice, elle l’envisagea de l’autre côté, elle enseigna aux hommes, surtout aux puissants, leur droit, c’est-à-dire le respect en soi et la contrainte d’autrui : c’était le génie égoïste de l’antiquité, des lois romaines… »


Quoi de plus gracieux que le début de ce morceau sur la théologie scolastique, dans lequel on voit à la fin la poésie s’échapper du tissu serré des notes comme un oiseau s’échappe en chantant à travers les mailles d’un filet ?


« En commençant l’étude des grands monuments littéraires qui honorèrent l’Italie au moyen âge, nous nous sommes arrêté d’abord devant la théologie, à peu près comme le voyageur moderne qui, parcourant les villes italiennes, visite d’abord les églises, sûr d’y trouver ce que les hommes auront produit de plus pur et de meilleur. C’est qu’en effet aucun peuple ne fut plus travaillé de la pensée des choses divines. Nulle part le génie théologique ne fut si puissant et si durable : saint Ambroise, saint Léon, saint Grégoire, jusqu’à Bellarmin, Cajetan, et ces hommes qui du fond de leurs cloîtres soutiennent encore contre l’exégèse allemande tout l’effort de la controverse chrétienne. Tandis que les églises d’Orient s’agitent, et que les conciles s’y rassemblent et s’y contredisent, toutes les grandes questions portées à Rome y sont résolues dans le même sens : on y trouve un esprit ennemi des subtilités et des rêveries, la précision et la simplicité nécessaires pour instruire et pour gouverner les hommes… On a cru les populations du Midi moins religieuses que celles du Nord, on a expliqué cette différence par les distractions d’une nature plus brillante. Non, il n’est pas besoin de glaces, de brouillard… caractère de la campagne romaine, les bœufs pensifs, le pâtre qui se souvient de Dieu… Plus la nature est belle, plus elle laisse transparaître l’éternelle puissance… le ciel de Naples… Il semblait que le dernier voile de l’invisible allait se fendre, et l’invisible se montrer. »

Enfin, quoi de plus ingénieux que les deux morceaux suivants ? La naïveté de la poésie populaire remplaçant l’échafaudage de la littérature savante, tel est le sujet du premier ; dans l’autre, la sécheresse des questions abstraites de la théologie se traduit par les plus charmants symboles.


« Ainsi, pendant qu’on voit déchoir l’école, la littérature savante, officielle, qui avait des priviléges, qui parlait latin, on voit s’élever derrière elle une littérature populaire. Nous considérons cette décadence avec regret, mais non pas avec désespoir. Un des beaux ouvrages de la mécanique fut l’appareil employé par Fontana pour ériger l’obélisque du Vatican sur la place de Saint-Pierre. Les représentations qu’on en conserve sont encore admirées des savants. Songez si les mécaniciens de Rome durent en faire estime, et avec quel regret ils durent voir démonter ce puissant échafaudage. Mais, quand les dernières solives furent enlevées, on vit dans toute sa majesté et son élégance le grand obélisque, couronné d’une croix avec cette inscription sur sa base : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Nous ne pouvons pas non plus assister avec indifférence à la chute de cet échafaudage de l’école, qui avait servi, en des temps si difficiles, à relever l’art déchu. Mais déjà nous voyons l’art se dégager des étais qui le chargeaient en le soutenant, et paraître enfin, dans sa liberté, le monument de la poésie italienne avec le même signe sacré que l’obélisque de Saint-Pierre et avec la même inscription… »


Voilà comment la Providence s’y prend, afin d’entretenir l’activité de l’esprit humain. Ses moyens sont simples : il lui suffit d’un petit nombre de questions qu’elle ne laisse pas périr et qui reviennent toujours, Quand l’hiver commence, il semble que toute la végétation va périr, le vent balaye fleurs et feuilles ; mais il se conserve quelque chose de petit, d’inaperçu, de sec et de poudreux : ce sont des graines, et toute la vie végétale y est renfermée. La Providence en prend soin, elle leur donne une écorce qui les protége contre la saison mauvaise ; quelques-unes ont comme des ailes pour voyager dans l’air, la tempête les emporte, les eaux les entraînent jusqu’à ce qu’elles aient trouvé la terre et le rayon de soleil qu’il leur faut pour refleurir. Ainsi, quand viennent les siècles barbares, les mauvaises saisons de l’humanité, on voit se flétrir toutes ces fleurs de la poésie et de l’éloquence : il semble que toute la végétation de la pensée va périr. Elle se réfugie cependant dans ces questions qui semblent petites, sèches et arides : la Providence en prend soin, elles traversent ainsi trois ou quatre cents ans : la parole les emporte dans des pays et des temps nouveaux, jusqu’à ce qu’elles aient trouvé le lieu et le moment qu’il leur fallait, qu’un homme de génie les prenne pour les cultiver, qu’il y mette ses sueurs et ses sollicitudes, et qu’elles germent enfin. »

Enfin quoi de plus touchant que les réflexions suivantes sur le naturel, suggérées au professeur par la Légende dorée !

« Le surnaturel. — Tous les grands hommes y ont cru : Platon, Cicéron, Newton, Leibnitz. La nature ne suffit pas aux grands esprits. — Ils s’y trouvent à l’étroit. Ce monde, si vaste qu’il soit, est trop petit pour nous. — Surtout, si dans quelque temps il ne doit plus avoir à nous donner que six pieds de terre ; mais surtout si nous eûmes une mère qui aima les pauvres, qui nous aima, qui s’épuisa de tendresse pour faire de nous des gens de bien ; si nous eûmes une sœur qui abandonna la terre avant d’avoir connu d’autre amour que celui de Dieu : ah ! n’avons-nous pas besoin de placer ces personnes chéries dans un monde meilleur que celui-ci ? Ne croyons-nous pas à leur assistance, si quelque heureuse inspiration vient nous visiter ? Et si nous cherchons à rappeler dans notre mémoire ces chères images, nous en effaçons le peu de taches que la faiblesse humaine avait pu y laisser ; nous rehaussons ces traits charmants et chéris, nous n’y voyons plus rien que de brillant et d’immortel, et nous ajoutons encore un nouveau chapitre à la vie des saints. »

Je ne crains pas que le lecteur me reproche de multiplier les citations. Elles lui font connaître un ouvrage qu’il ne lui sera pas donné de lire, mais que déjà il doit admirer. Voilà comment eût été peint ce grand tableau, dont il reste du moins le dessin général, qui en peut faire juger la composition, et des parties qui montrent ce qu’auraient été les détails et le coloris.

Avant de quitter l’Italie, je dois dire qu’Ozanam a, durant plusieurs années, consacré un certain nombre de leçons à expliquer Dante et à le commenter. Par suite de cette explication savante, une traduction de la Divine Comédie était née, pour ainsi dire, spontanément sous la plume de son interprète ; elle comprenait déjà trente chants de l’Enfer, tout le Purgatoire et six chants du Paradis. Un commentaire sur Dante, entrepris par un homme qui le connaissait si bien, devait être un travail du plus grand intérêt.

L’Espagne ne pouvait être négligée par Ozanam, et il serait arrivé ainsi au treizième siècle par la littérature latine de l’Espagne chrétienne, et par la riche poésie espagnole. Il avait prouvé qu’il connaissait l’idiome castillan en expliquant dans sa chaire le romancero du Cid. Il a montré dans le Pèlerinage au pays du Cid à quel point il était en possession de l’histoire et des légendes de la poésie espagnole au moyen âge, quel enthousiasme animait cette science, savait l’embellir et la passionner ; mais il n’avait pas eu le temps de beaucoup avancer la partie de son œuvre consacrée à l’Espagne, dans laquelle le Pèlerinage du Cid eût sans doute trouvé place, et dont on peut le considérer comme un débris pareil aux fines moulures qui gisent sur le sol détachées des murs de l’Alhambra.

Avec la conscience qu’il mettait à tout, Ozanam avait voulu faire une analyse exacte et complète de l’histoire de la littérature espagnole par M Ticknor. Ce travail patient est un de ses derniers travaux ; dirai-je que c’est sur mon exemplaire de l’ouvrage de M. Ticknor que l’analyse d’Ozanam a été faite, et aurai-je besoin d’ajouter combien cet exemplaire est aujourd’hui précieux pour moi ? On sait que Pétrarque avait écrit à la marge d’un Virgile, dans lequel il avait l’habitude de lire, la date de la mort de sa Laure tant aimée, pour avoir toujours devant les yeux, chaque fois qu’ils tomberaient sur ce livre accoutumé, comme un rappel de son malheur. Je n’ai besoin de rien écrire sur les volumes qu’ont touché les savantes et pieuses mains de mon saint ami.

Tels sont les travaux les plus importants qui composent les œuvres, ou plutôt, je le répète, l’œuvre d’Ozanam ; ce mot, emprunté à la langue des artistes, peut s’employer ici, car le chrétien convaincu, l’historien érudit, était aussi un véritable artiste. En parcourant ce vaste ensemble de notes, de leçons, d’écrits, on croit parcourir l’atelier d’un sculpteur qui aurait disparu jeune encore, et qui aurait laissé beaucoup d’ouvrages arrivés à un inégal degré de perfection. Il y a là des statues terminées et polies avec une extrême diligence ; il en est qui ne sont qu’ébauchées ou dégrossies à peine, mais toutes portent l’empreinte de la même âme et la marque de la même main.

Cette œuvre fut l’occupation et le but de sa vie tout entière. À dix-huit ans, l’étudiant ignoré poursuivait déjà ce but vers lequel le professeur applaudi devait, vingt ans plus tard, faire le dernier pas. Dès 1829, âgé de quinze ans à peine, il avait conçu la pensée d’un ouvrage qui devait s’appeler Démonstration de la vérité de la religion catholique par l’antiquité des croyances historiques, religieuses, morales. Déjà il méditait et commençait les études qui devaient aboutir à l’Histoire de la civilisation aux temps barbares, La forme de son dessein a changé, le dessein a toujours été le même : c’était de montrer la religion glorifiée par l’histoire. Des lettres écrites alors à un jeune parent, M. Falconnet, qu’il s’était associé, montrent avec quel élan, quelle ferveur il abordait cette vaste entreprise : « J’en reviens à notre sujet favori. Oh ! pour celui-là, ce n’est point un rêve de jeune homme, c’est un germe fécond déposé dans notre esprit pour se développer et se produire ensuite au dehors sous une forme magnifique. Là-dedans est tout notre avenir, notre vie entière… Vois-tu ! ajoutait-il, nous avons besoin de quelque chose qui nous possède et nous transporte, qui domine nos pensées et nous élève. » Sans doute il songeait à cette entreprise de sa jeunesse, quand, plus tard, il disait : « Le moment est venu de tenir à Dieu les promesses de mes dix-huit ans. »

En 1831 parurent à Lyon les réflexions sur la doctrine de Saint-Simon ; Ozanam opposait à cette doctrine antichrétienne et nouvelle à la fois l’Évangile et l’antiquité, cherchant dès lors, d’une main novice encore, mais déjà résolue, à saisir l’enchaînement des traditions du genre humain. C’était comme une préface du livre auquel il devait travailler jusqu’à son dernier jour.

Il reste à montrer quelque chose de plus beau que la constance de ce dessein poursuivi dès sa jeunesse, c’est le sacrifice de ce dessein et de la vie elle-même à la volonté divine.

Il n’y a pas encore deux ans, quand cette vie si courte était près de finir, quand la mort le menaçait, en voyant qu’il ne pourrait tenir à Dieu sa promesse tout entière, le cœur brisé et résigné, il renonçait, non sans un déchirement profond, mais avec une soumission parfaite, à l’accomplissement de la pensée de toute sa vie. Une préface littéraire n’est pas digne sans doute de recueillir cette sublime prière d’un mourant ; mais qu’on oublie la préface et celui qui l’écrit, et qu’on ne voie que les sentiments admirables qui ont dicté cette touchante prière. Et pourquoi une prière ne clôrait-elle pas l’exposé de ces travaux, qui ne furent eux-mêmes qu’une longue prière, c’est-à-dire une aspiration incessante vers le vrai, le beau, le bien et vers leur source suprême, vers Dieu ?

Pise, le 23 avril 1853.

« J’ai dit : Au milieu de mes jours, j’irai aux portes de la mort.

« J’ai cherché le reste de mes années. J’ai dit : Je ne verrai plus le Seigneur mon Dieu sur la terre des vivants.

« Ma vie est emportée loin de moi, comme on replie la tente des pasteurs.

«Le fil que j’ourdissais encore est coupé comme sous les ciseaux du tisserand. Entre le matin et le soir, vous m’avez conduit à ma fin.

« Mes yeux se sont fatigués à force de s’élever au ciel.

« Seigneur, je souffre violence : Répondez-moi. Mais que dirai-je et que me répondra celui qui a fait mes douleurs ?

« Je repasserai devant vous toutes mes années dans l’amertume de mon cœur. »

« C’est le commencement du cantique d’Ézéchias : Je ne sais si Dieu permettra que je puisse m’en appliquer la fin. Je sais que j’accomplis aujourd hui ma quarantième année, plus que la moitié du chemin ordinaire de la vie. Je sais que j’ai une femme jeune et bien-aimée, une charmante enfant, d’excellents frères, une seconde mère, beaucoup d’amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au point où ils pouvaient servir de fondements à un ouvrage longtemps rêvé. Voilà cependant que je suis pris d’un mal grave, opiniâtre, et d’autant plus dangereux qu’il cache probablement un épuisement complet. Faut-il donc quitter tous ces biens que vous-même, mon Dieu, m’avez donnés ? Ne voulez-vous point, Seigneur, vous contenter d’une partie du sacrifice ? Laquelle faut-il que je vous immole de mes affections déréglées ? N’accepterez-vous point l’holocauste de mon amour-propre littéraire, de mes ambitions académiques, de mes projets même d’étude où se mêlait peut-être plus d’orgueil que de zèle pour la vérité ? Si je vendais la moitié de mes livres pour en donner le prix aux pauvres, et si, me bornant à remplir les devoirs de mon emploi, je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents, à instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, seriez-vous satisfait, et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d’achever l’éducation de mon enfant ? Peut-être, mon Dieu, ne le voulez-vous point ? Vous n’acceptez pas ces offrandes intéressées : vous rejetez mes holocaustes et mes sacrifices. C’est moi que vous demandez. Il est écrit au commencement du livre que je dois faire votre volonté. Et j’ai dit : Je viens, Seigneur. »

Je ne me permettrai pas d’ajouter à de telles paroles, mais je placerai ici quelques lignes qu’Ozanam écrivait à l’âge de vingt ans.

«  Nous ne sommes ici-bas que pour accomplir la volonté de la Providence. Cette volonté s’accomplit jour par jour, et celui qui meurt laissant sa tâche inachevée est aussi avancé aux yeux de la suprême justice que celui qui a le loisir de l’achever tout entière. »

Août 1862.

Les Œuvres d’Ozanam reparaissent aujourd’hui, et elles reparaissent avec une addition importante, la traduction du Purgatoire de Dante, accompagnée d’un Commentaire. Cette traduction est faite avec fidélité et amour ; l’auteur s’attache au texte en homme qui en comprend trop bien les beautés pour vouloir jamais s’en écarter et qui les sent trop profondément pour ne pas les rendre autant que le permet la différence de la langue et des temps, il n’est ni bizarre ni inexact, Dante parle français et il est toujours Dante.

Le Commentaire a été tiré des matériaux préparés par Ozanam pour ses doctes et brillants cours de la Sorbonne. Ce sont parfois de simples notes, mais des notes où sont condensées de laborieuses recherches ; ce sont souvent des morceaux achevés pleins de vues élevées, fines, profondes, dans lesquels le professeur a mis toute son âme et l’écrivain tout son talent ; ce sont des allocutions chaleureuses à la jeunesse qui se pressait avec tant de sympathie et d’admiration autour de cette chaire d’où ne tombèrent jamais, dans les jours les plus agités et les plus tristes, que de sages et fermes paroles. Les jeunes auditeurs d’Ozanam, moins jeunes aujourd’hui, retrouveront là le souvenir de leur enthousiasme et de leurs espérances, et ce souvenir ranimera leur enthousiasme et soutiendra leurs espérances. Le public aura une occasion de plus de rendre hommage à la mémoire de cet homme savant, éloquent et vertueux trop tôt disparu, mémoire chère aux lettres, à la religion et à la liberté.

J.-J. AMPÈRE.

  1. On en pourra juger par la vingtième leçon, dont on a donné les notes à défaut de la sténographie, qui ne s’est pas retrouvée.