Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/06

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VI


Comment saint François cheminant avec frère Léon, il lui exposa quelles choses font la parfaite joie.


Saint François allait une fois de Pérouse à Sainte-Marie-des-Anges avec frère Léon, en temps d’hiver et, comme le très-grand froid le tourmentait fort, il appela frère Léon qui marchait devant, et parla ainsi : « Frère Léon, quand même il plairait à Dieu que les frères Mineurs donnassent, en tout pays, un grand exemple de sainteté et de bonne édification, toutefois écris et retiens bien que là n’est pas la joie parfaite. Et, allant plus loin, saint François l’appela une seconde fois : « Ô frère Léon, encore que le frère Mineur fit marcher les boiteux, redressât les contrefaits, chassât les démons, rendit la lumière aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, et, ce qui est une plus grande chose encore, ressuscitât les morts de quatre jours, écris que là n’est point la joie parfaite. » Marchant encore un peu, il s’écria d’une voix forte : «  Ô frère Léon, si le frère Mineurs savait toutes les langues, et toutes les sciences, et toutes les Écritures, s’il pouvait prophétiser et révéler non-seulement les choses futures, mais encore les secrets des consciences et des âmes, écris que là n’est pas la joie parfaite. » Et allant un peu plus loin, saint François s’écria encore avec force : «  Ô frère Léon, petite brebis de Dieu, quand le frère Mineur parlerait la langue de l’ange, quand il saurait le cours des étoiles et la vertu des plantes, et que tous les trésors de la terre lui seraient révélés, et qu’il connaîtrait les propriétés des oiseaux, des poissons, et de tous les animaux, et des hommes, et des arbres, et des pierres, et des racines, et des eaux, écris que là n’est pas la joie parfaite. » Et marchant encore un peu, il s’écria à haute voix : « Ô frère Léon, lors même que le frère Mineur saurait si bien prêcher qu’il convertirait tous les infidèles à la foi du Christ, écris que là n’est point la joie parfaite. » Or, comme ces discours avaient bien duré l’espace de deux milles, frère Léon, avec un grand étonnement, interrogea le saint, et lui dit : « Père, je te prie, de la part de Dieu, de m’apprendre où est la joie parfaite. Et saint François lui —répondit « Quand nous serons à Sainte-Marie-des-Anges, ainsi trempés de pluie, transis de froid, souillés de boue, mourant de faim, et que nous frapperons à la porte du couvent, et que le portier viendra en colère nous demander : « Qui êtes-vous ? » et quand nous lui dirons : « Nous sommes deux de vos frères, » et qu’il répondra : « Vous ne dites pas vrai, vous êtes deux ribauds qui allez trompant le monde et dérobant les aumônes des pauvres, allez-vous-en ; » et lorsqu’il ne nous ouvrira point, et nous fera rester dehors, à la neige et à la pluie, avec le froid et la faim, jusqu’à la nuit ; alors si nous supportons tant d’injustice, de dureté et de rebuts, patiemment, sans trouble et sans murmure, pensant avec humilité et charité que ce portier nous connaît véritablement, et que Dieu le fait ainsi parl1er contre nous, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. Et si nous persistons à frapper, et que lui, sortant tout en colère, nous chasse comme des coquins imposteurs, avec des injures et des soufflets, disant : « Hors d’ici, misérables voleurs ! allez à l’hôpital, car vous ne mangerez ni ne logerez ici »; et si nous supportons cela avec patience, avec allégresse et avec amour, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. Et si, forcés par la faim, par le froid et par la nuit, nous frappons encore, appelant et demandant, pour l’amour de Dieu, avec beaucoup de larmes, que le portier nous ouvre et qu’il nous mette seulement à l’abri et si lui, encore plus irrité, s’écrie : « Voici d’impertinents coquins, je les payerai bien comme ils le méritent, » et qu’il sorte avec un bâton noueux, et que, nous prenant par le capuchon, il nous jette à terre, nous roulant dans la neige, nous battant et nous meurtrissant de tous les nœuds de son bâton ; si nous soutenons toutes ces choses avec patience et allégresse, pensant aux peines du Christ béni, lesquelles nous devons partager pour son amour, ô frère Léon, écris que là est enfin la parfaite joie. Et maintenant, frère, écoute la conclusion : Au-dessus de toutes les grâces et de tous les dons de l’Esprit-Saint que le Christ accorde à ses amis, est celui de se vaincre soi-même, et, pour l’amour du Christ, de soutenir volontiers les peines, tes injures, les opprobres et les mésaises. Car de tous les autres dons de Dieu nous ne pouvons nous glorifier, puisqu’ils ne viennent pas de nous, mais de Dieu, selon cette parole de l’Apôtre : « Qu’as-tu que tu n’aies de Dieu ? » et si tu l’as eu de lui, pourquoi t’en glorifier, comme si tu l’avais de toi. Mais dans la croix de la tribulation et de l’affliction nous pouvons nous glorifier, parce que l’Apôtre dit encore : « Je ne veux pas de gloire, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »