Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/15

La bibliothèque libre.
◄  XIV.
XVI.  ►

XV

D’une très-belle vision que vit un jeune frère qui avait la cape en telle abomination, qu’il était prêt à quitter l’habit et sortir de l’Ordre.

Un jeune homme, très-noble et d’habitudes délicates, entra dans l’Ordre de saint François, et après quelques jours il commença, par l’instigation du démon, à prendre en si grande abomination l’habit, qu’il lui semblait porter un misérable sac : il avait horreur des manches, il détestait le capuchon, et la longueur et la rudesse du vêtement lui paraissaient un poids insupportable. L’Ordre venant à lui déplaire toujours davantage, il eut finalement le désir de quitter l’habit, et de retourner au monde. Ce jeune homme avait pris l’habitude, selon ce que lui avait enseigné son maître, à quelque heure qu’il passât devant l’autel du couvent, où se conservait le corps du Christ, de s’agenouiller avec grand respect, en tirant son capuchon, et de se prosterner les bras en croix. Il advint que, la nuit où il devait partir et quitter l’Ordre, il lui fallut passer devant l’autel du couvent et en passant, selon l’usage, il s’agenouilla, se prosterna contre terre, et subitement il fut ravi en esprit, et Dieu lui montra une merveilleuse vision. Car il vit devant lui comme une multitude infinie de saints, rangés en procession deux à deux, vêtus de très-beaux et précieux vêtements d’étoffes riches ; leur visage et leurs mains resplendissaient’ comme le soleil ; ils marchaient avec des chants, au son des instruments des anges. Et entre ces saints il y en avait deux plus noblement vêtus et plus ornés que tous les autres ; ils étaient entourés de tant de clarté, qu’ils causaient un grand éblouissement à qui les regardait et presque à la fin de la procession il en vint un couvert de tant de gloire, qu’on l’aurait pris pour un chevalier nouvellement reçu, et plus honoré que les autres. Or, le jeune homme, voyant cette vision, s’émerveillait, et ne savait ce qu’une telle procession voulait dire, et il n’était pas assez hardi pour le demander ; il restait donc comme ébloui de plaisir. Cependant, toute la procession étant passée, à la fin il prit courage, et, courant droit aux derniers, il leur demanda, avec une grande crainte : «  Ô mes très- chers je vous prie qu’il vous plaise de me dire qui sont ces personnages merveilleux qui forment une procession si vénérable ? » Et ceux-ci répondirent : « Sache, mon fils, que nous sommes tous frères Mineurs, qui venons ; à présent, de la gloire du Paradis. » Et il demanda : « Qui sont ces deux qui resplendissent plus que les autres ? » Ils répondirent : « Ceux-ci sont saint François et saint Antoine, et ce dernier que tu as vu si honoré est un saint frère, qui mourut nouvellement et parce qu’il combattit vaillamment contre les tentations et persévéra jusqu’à la fin, nous le menons en triomphe à la gloire du Paradis. Or ces vêtements d’étoffes si belles, que nous portons, nous sont donnés de Dieu en échange de nos rudes tuniques, que nous avons portées patiemment en religion ; et la glorieuse clarté que tu vois en nous, nous est donnée de Dieu pour l’humilité, la patience, la sainte pauvreté, l’obéissance et la chasteté que nous avons gardées jusqu’à la fin. Maintenant, mon fils, qu’il ne te soit plus pénible de porter le sac de la religion, qu’on porte avec tant de fruit. Car, si avec le sac de saint François, pour l’amour du Christ, tu méprises le monde, tu mortifies ta chair et tu combats vaillamment contre le démon, tu auras aussi comme nous ces beaux vêtements et cette clarté de gloire. » Ces paroles dites, le jeune homme revint en lui-même ; et, la vision l’ayant raffermi, il chassa de lui toutes les tentations, il confessa sa faute devant le gardien et les frères depuis ce jour il aima la rigueur de la pénitence et la rudesse des vêtements, et il finit sa vie dans l’Ordre avec une grande sainteté.