Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/30

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XXX

De la conversion, ta vie, les miracles et ta mort du saint frère Jean de la Penna.

Frère Jean de la Penna, tout jeune et encore séculier, vivait dans la province de la Marche, quand une nuit lui apparut un très-bel enfant qui l’appela, et lui dit « Jean, va à Saint-Étienne où prêche un de mes frères mineurs, crois a sa doctrine, sois attentif à ses paroles, car c’est moi qui l’ai envoyé. Après cela, tu as à faire un grand voyage, et puis tu viendras à moi. » Sur ce, le jeune homme se leva aussitôt, et, sentant un grand ébranlement dans son âme, il alla à Saint-Étienne, où il trouva une grande multitude d’hommes et de femmes qui s’y tenaient pour entendre la prédication ; celui qui devait y prêcher était un frère qui avait nom Philippe, des plus anciens de l’Ordre, et qui était venu dans la Marche d’Ancône. Ce frère Philippe monta en chaire il prêcha, non pas avec des paroles de science humaine, mais avec la vertu de l’esprit du. Christ, annonçant le royaume de la vie éternelle.

La prédication finie, ledit jeune homme va trouver frère Philippe, et lui dit : « Père, s’il vous plaisait de me recevoir dans l’Ordre, j’y ferais volontiers pénitence, et j’y servirais Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Frère Philippe, reconnaissant en lui une merveilleuse innocence et une volonté prompte à servir Dieu, lui dit : « Tu viendras me trouver tel jour à Recanati et je te ferai recevoir ; » car dans ce lieu devait se tenir le chapitre provincial. Et ce jeune homme, qui était très-pur, pensa que c’était là le grand voyage qu’il lui fallait faire selon la révélation qu’il avait eue, puis qu’il s’en irait en Paradis, ce qu’il croyait devoir arriver aussitôt qu’il serait reçu dans l’Ordre. Il alla donc et fut reçu, et vit que ses pensées ne s’accomplissaient pas. Mais comme le ministre de l’Ordre déclara en plein chapitre que, si quelqu’un voulait aller dans la province de Provence pour acquérir le mérite de la sainte obéissance, il lui en donnerait volontiers le congé, un très-grand désir vint à frère Jean de s’y rendre. Il pensait dans son cœur que c’était le grand voyage qu’il devait faire avant d’aller en Paradis ; mais il avait, honte de le dire. Finalement il se confia à frère Philippe, qui l’avait fait recevoir dans l’Ordre, et le pria tendrement de lui obtenir la grâce d’aller en Provence. Alors frère Philippe, voyant sa pureté et son intention sainte, lui obtint cette permission. Donc frère Jean se mit en route avec une grande joie, se persuadant qu’au bout de ce voyage il s’en irait en Paradis ; mais il plut à Dieu qu’il restât dans cette province vingt-cinq ans, avec la même attente et le même désir, menant une vie souverainement honnête, sainte et exemplaire ; croissant toujours dans la vertu, la grâce de Dieu et la faveur du peuple car il était extrêmement aimé des frères et des séculiers. Et frère Jean se tenant un jour dévotement en oraison, pleurant et se lamentant, parce que son désir ne s’accomplissait pas, et que le pèlerinage de sa vie se prolongeait trop, le Christ béni lui apparut. A cet aspect, il sentit son âme se fondre, et le Christ lui dit : « Frère Jean, mon fils, demande-moi ce que tu veux. » Il répondit : « Mon Seigneur, je ne sais te demander rien autre que toi-même, car je ne désire aucune autre chose ; mais je te prie seulement de ceci, que tu me pardonnes tous mes péchés, et que tu me fasses la grâce de te revoir une autre fois quand j’en aurai le plus besoin ». Jésus lui dit : «Ta prière est exaucée. » Et, cela dit, il partit, et frère Jean resta tout consolé.

Finalement, le bruit de sa sainteté étant allé jusqu’aux frères de la Marche, ceux-ci firent tant auprès du général de l’Ordre, qu’il lui manda par la sainte obéissance de revenir dans la Marche. Et recevant cet ordre, il se mit joyeusement en chemin. Il pensait que, ce voyage fini, il devait s’en aller au ciel, selon la promesse du Christ. Mais, retourné qu’il fut dans la province de la Marche, il y vécut trente ans, et il n’était plus reconnu d’aucun de ses parents, et tous les jours il attendait que la miséricorde de Dieu lui tînt sa promesse. Pendant ce temps il remplit plusieurs fois l’office de gardien avec une grande sagesse ; par lui Dieu opéra beaucoup de miracles, et, parmi les dons qu’il eut de Dieu, il reçut l’esprit, de prophétie. Une fois donc, comme il était hors du couvent, un de ses novices fut combattu par le démon, et si fortement tenté, que, se rendant à la tentation, il délibéra en lui-même de quitter l’Ordre dès que le frère Jean serait rentré. Or frère Jean ayant connu par l’esprit de prophétie la tentation et la délibération qui l’avait suivie, il retourna incontinent au logis, fit appeler te novice, et lui ordonna de se confesser ; mais, avant de le confesser, il lui raconta de point en point toute la tentation, selon que Dieu la lui avait révélée, et il conclut en disant : « Mon fils, parce que tu m’as attendu, et que tu n’as pas voulu partir sans ma bénédiction, Dieu t’a fait cette faveur que jamais tu ne sortiras de cet Ordre, mais tu y mourras avec la grâce divine. » Alors le novice fut confirmé dans son bon propos, et, restant dans l’Ordre, il devint un saint religieux. Toutes ces choses m’ont été racontées par frère Ugolin.

Frère Jean était un homme de grande oraison et dévotion. Jamais, après matines, il ne retournait dans sa cellule, mais il restait dans l’église en oraison jusqu’au jour. Or, une nuit qu’après matines il était resté en prières, l’ange de Dieu lui apparut et lui dit : « Frère Jean, tu as achevé le voyage dont tu as si longtemps attendu le terme. C’est pourquoi je t’avertis, de la part de Dieu, de demander telle grâce que tu voudras et je t’annonce encore que tu as à choisir ce que tu préfères, ou d’un jour de purgatoire, ou de sept jours de peines en ce monde. » Et frère Jean choisissant plutôt sept jours de peines en ce monde, il fut aussitôt malade de diverses maladies : il lui prit une fièvre violente et la goutte aux mains et aux pieds, et des douleurs au flanc, et beaucoup d’autres maux. Mais le pire était qu’un démon se tenait devant lui, ayant en main un grand papier où il montrait écrits tous les péchés qu’il avait jamais faits ou pensés. Et le démon lui disait : « Pour ces péchés que tu as commis par la pensée, par la langue et par les actions, tu es damné dans les profondeurs de l’enfer.  » Pour lui ’il ne se rappelait plus aucun bien qu’il eût jamais fait, ni aucun mérite qu’il eût jamais eu mais il se croyait réprouvé comme le démon le lui disait. Et quand on lui demandait comment il se trouvait, il répondait : « Mal, parce que je suis damné, » Et les frères, voyant cela, envoyèrent chercher un vieux religieux qui s’appelait frère Matthieu de Monte Rubbiano, qui était un saint homme et très grand ami de frère Jean ; et ledit frère Matthieu, étant arrivé près de lui le septième jour de sa tribulation, le salua et lui demanda comment il était. Il répondit qu’il était mal, parce qu’il était damné. Alors frère Matthieu lui dit : « Ne te rappelles-tu donc plus que tu t’es bien des fois confessé à moi, et que je t’ai pleinement absous de tous tes péchés ? Ne te rappelles-tu pas encore que tu as fidèlement servi Dieu dans ce saint Ordre pendant beaucoup d’années ? Après cela, ne te rappelles-tu point que la miséricorde de Dieu excède tous les péchés du monde, et que le Christ béni, notre Sauveur, a payé un prix infini pour nous racheter ? Aie donc bonne espérance, car je tiens pour certain que tu es sauvé. » Et, après ces paroles, comme le mourant était au terme de sa purification, la tentation s’éloigna et la consolation vint. Alors, avec une grande joie, frère Jean dit à frère Matthieu : « Tu es fatigué. et l’heure est avancée ; je te prie donc d’aller prendre du repos. » Et frère Matthieu ne voulait pas le quitter ; mais finalement, à sa grande instance, il se sépara de lui et alla se reposer ; frère Jean resta seul avec le religieux qui le servait. Et voilà le Christ béni qui vient avec une très-grande splendeur et une odeur d’un excessive suavité, ainsi qu’il lui avait promis de lui apparaître encore une fois, quand il en aurait le plus besoin et il le guérit parfaitement de tous ses maux. Alors frère Jean, les mains jointes, remercia Dieu qui donnait une si heureuse fin à son grand voyage dans cette misérable vie ; il se remit aux mains du Christ et rendit son âme à Dieu, passant de cette vie mortelle à la vie éternelle, avec le Christ béni, qu’il avait si longtemps désiré et attendu. Et ce frère Jean repose dans le couvent de la Penna de Saint-Jean.