Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 07/Du Progrès par le christianisme

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DU PROGRÈS
PAR
LE CHRISTIANISME




Estote perfecti.


I


La société qui nous environne nous offre un étonnant assemblage de grandeur et de faiblesse. Jamais peut-être n’exista-t-il tant d’inspirations généreuses, tant de nobles ambitions et de sublimes désirs et jamais non plus des volontés si fragiles, des instruments si imparfaits et des œuvres si chétives. Jamais la semence des grandes pensées ne fut jetée dans de si nombreuses intelligences mais jamais ces germes précieux ne furent d’une si pénible culture et ne portèrent des fruits si amers. Jamais il n’y eut tant de douloureuses luttes entre l’impétuosité de l’idée au dedans et l’impuissance de l’expression au dehors tant de vérités senties, mais non comprises ; de créations artistiques, conçues, mais non réalisées ; de vertus rêvées, mais non accomplies. Jamais enfin le poids et la chaleur du jour présent ne furent portés avec plus de tristesse, et la terre promise de l’avenir saluée avec plus d’amour. Ce sont des milliers d’âmes jeunes et impatientes qui viennent à chaque heure verser dans le creuset de l’activité commune leurs talents, leurs sueurs et leurs larmes pour recueillir au fond un de ces deux trésors : Gloire ou Bonheur : puis, quand tout est consumé, il ne se trouve ni bonheur ni gloire, mais seulement des cendres mêlées quelquefois d’un peu d’or : et plusieurs de ces pauvres âmes déçues, ayant ainsi épuisé d’un seul coup ce qui leur avait été donné de provisions et de forces pour traverser le désert de la vie, s’arrêtent avant le terme et cherchent dans la mort un repos désespéré. C’est une multitude inquiète et souffrante qui voit dans un songe prophétique l’image de la perfection rayonner au sommet d’une lumineuse échelle : elle voudrait gravir cette échelle sacrée et se perdre dans ses splendeurs ; elle s’agite convulsive sur sa couche devenue trop étroite ; elle brise dans ses mouvements tumultueux les institutions politiques sur lesquelles elle s’appuyait et qui ont cessé d’être à sa mesure ; mais toujours ses forces défaillantes trahissent son vouloir, et toujours elle retombe sur elle-même, fatiguée de ses efforts, infatigable d’espérance. Car la société ne saurait mourir de mort volontaire balancée entre l’immensité de ses vœux et la nullité de sa puissance, il ne lui est pas loisible de se réfugier dans le néant. Mais dans l’immensité de ses vœux elle trouve le pressentiment qu’il est pour elle une loi de perfectibilité, et la nullité de ses efforts lui apprend qu’elle doit recevoir d’un enseignement supérieur la connaissance de cette loi. Ainsi ce malaise profond, cette inquiétude solennelle, dont elle est dévorée, s’explique de soi-même et se résout en un besoin glorieux parce qu’il est infini : besoin de Croyance et de Progrès.

II

Qui répondra à ce besoin ? Quelle doctrine, embrassant dans ses spéculations toute l’étendue des destinées humaines, viendra dévoiler aux générations présentes la série des développements qu’elles ont à parcourir, et donner à leur volonté une impulsion victorieuse ?

Les écoles philosophiques n’ont pas été sourdes à cet appel. Du fond des doctes retraites où elles disputaient entre elles, elles ont entendu les clameurs confuses de la foule, qui ne sait ni d’où elle vient, ni où elle va, et qui répète avec angoisses des questions sans réponses. Joyeuses de sortir de leur isolement, elles se sont offertes tour à tour à cette foule pour lui servir de guides, et ont essayé de s’en faire un cortège magnifique, en lui faisant un échange de magnifiques promesses. La première de ces écoles qui ont tenté de rallier autour d’elles la société moderne est celle des Encyclopédistes. Ces hardis penseurs avaient pris le phénomène de la sensation pour fondement de leur système ; ils n’accordaient de valeur qu’aux notions acquises par l’intervention des organes. Ils devaient dès lors considérer le monde moral comme une région chimérique où l’homme s’était égaré, durant dix-huit siècles, sous la conduite du christianisme. Il fallait donc que l’homme retournât sur ses pas pour entrer dans la voie véritable et cette voie, c’était le développement progressif des facultés et la multiplication proportionnelle des jouissances, la réhabilitation des penchants physiques, et l’exploitation du globe à leur profit, et, dans une lointaine perspective, la prolongation peut-être indéfinie de la vie terrestre. Toutefois, un jour, la société se sentant honteuse d’écouter cette école, une autre a pris sa place. Plus calme et plus savante, celle-ci s est réconciliée avec le passé. Parmi les débris des doctrines antiques, elle est allée glaner de quoi donner une pâture aux intelligences modernes ; elle a cherché, dans une combinaison meilleure, des lois diverses qui ont gouverné les siècles écoulés, la loi qui devra régner sur les siècles futurs: des pages déchirées de l’histoire elle s’est fait des prophéties, et des écrits mutilés des anciens sages elle a composé son évangile. C’est pourquoi on l’a nommée Éclectique ; et un temps est aussi venu où l’on s’est lassé de l’entendre. Aujourd’hui, une troisième école existe sous des noms divers. A ses yeux, l’humanité est un grand corps qu’anime un principe divin, se développant par une suite de révélations dont le principe est en elle, et dont chacune, ajoutant à celle qui l’a précédée, est dépassée à son tour par celle qui la suit. Chaque forme que l’humanité a revêtue a été légitime parce qu’elle était nécessaire ; mais les formes ultérieures qu’elle prendra seront meilleures, parce qu’elles auront été plus tardives. Et tous les éléments dont elle est composée, la science et l’amour, l’esprit et la chair, participent à cette perfectibilité et doivent se confondre dans une glorification commune.- Ces trois écoles ont des théories différentes, mais leur point de départ est identique. Soit en effet qu’elles s’attachent aux indications de la sensibilité, soit qu’elles s’appuient sur l’expérience des âges qui ne sont plus, soit qu’elles invoquent un instinct révélateur, c’est toujours dans l’humanité même qu’elles placent le siège de cette sensibilité, de cette expérience, de cet instinct ; c’est dans elle qu’elles placent le principe générateur de ses développements ; c’est toujours par la raison qu’elles en constatent l’existence ;c’est dans la raison qu’elles trouvent à la fois la source, la mesure et la preuve du progrès social. Nous pouvons donc réunir ces doctrines sous le nom général de philosophie rationaliste et les soumettre ensemble à un rapide examen.

Et d’abord, de quelle manière la raison peut-elle reconnaître l’existence d’une loi de progrès ? Elle a, dit-elle, interrogé la nature, et dans les entrailles du globe elle a découvert les traces d’une lente et successive élaboration ; elle a vu les choses créées former entre elles une vaste hiérarchie dont la madère brute est la base, et l’homme le couronnement; elle a même remarqué que chaque animal n’arrivait au degré de perfection assigné à son espèce qu’après avoir parcouru tous les degrés inférieurs de l’animalité et elle en a conclu que la loi du progrès est la loi de la nature. Pourtant n’aurait-elle pas dû s’apercevoir que depuis de longs siècles les révolutions du globe ont eu leur terme ;qu’après avoir fait l’homme le Grand Ouvrier s’est reposé que toute créature est captive dans de certaines limites d’espace et de temps; que les corps célestes roulent dans une orbite fermée, et que ce serait folie, pour avoir vu le soleil monter sur l’horizon aux heures qui suivent l’aurore, d’annoncer que cet astre ne se couchera pas ? La raison a cherché dans l’histoire des présages plus favorables et plus sûrs elle a remonté le cours des âges, elle a surpris le genre humain à son berceau, elle a vu cet enfant de noble origine secouer ses langes, grandir d’abord en force, puis en beauté et en sagesse, étendre sans cesse autour de soi le domaine de sa pensée, et multiplier les œuvres de ses mains. Elle l’a suivi dans ses plus rudes épreuves, et toujours elle l’en a vu sortir meilleur, et elle a conclu que la loi du progrès est la loi de l’histoire. Pourtant, à supposer incontestables les faits qu’elle allègue et qui peuvent être controversés si le passé a été témoin de la jeunesse et de la croissance du genre humain, l’avenir ne pourrait-il pas l’être de sa décadence et de sa vieillesse  ? Toute vie qui commence au berceau ne doit-elle pas aboutir à une tombe, et n’est-ce pas téméraire, quand les prémisses n’embrassent que six mille ans, d’en vouloir faire sortir une conséquence éternelle ? La raison se réfugie dans le sanctuaire de la conscience ; elle y rencontre ce sentiment mystérieux, ce besoin de la perfection qui tourmente le cœur ; elle écoute comme un oracle cette voix intérieure qui ne cesse d’en appeler à l’avenir; elle assemble toutes les aspirations secrètes de l’âme vers un état plus heureux, et elle en conclut encore que la loi du progrès est la loi de la conscience. Et toutefois, quand cette voix serait un oracle, qui sait si cet oracle n’est point trompeur, si ces aspirations ne sont pas les songes d’un malade et quelque mystérieuse folie ? Qui sait si cette souffrance du cœur n’est pas un châtiment, cette image confuse de la perfection un souvenir, un dernier vestige d’une existence antérieure dont nous sommes déchus, le vide qu’a laissé à sa place un trésor qui nous a été ravi ? Ainsi du moins l’enseignent les plus vieilles croyances des peuples ainsi le pensèrent les plus beaux génies de l’antiquité Platon, et Cicéron après lui, ont éloquemment parlé de ces ruines de l’âme. Jamais, avant le Christianisme, la philosophie n’affirma, même en tremblant, la perfectibilité humaine. La raison, tant qu’elle demeure solitaire, ne saurait trouver nulle part la certitude de la loi du progrès.

Mais, si elle ne peut en administrer la preuve, peut-elle au moins en donner la mesure ? — Lorsqu’un voyageur marche au grand jour et que la lumière du ciel l’investit de tous côtés, il peut regarder derrière lui et savoir le chemin qu’il a fait ; devant lui, et connaître le chemin qui lui reste à faire mais, s’il va dans les ténèbres tenant un flambeau à la main, ce flambeau marche avec lui, éclairant à peine la pierre que son pied quitte et celle sur laquelle il va le poser ; et, n’apercevant ni son point de départ ni son but, le voyageur qui pour la première fois fait cette route ne sait ni quelle distance il a parcourue ni quelle distance il doit parcourir encore. Ainsi, tandis que l’homme poursuit sa marche ici-bas, il faut qu’il existe hors de lui une lumière intelligible, un ensemble d’idées absolues qui l’éclairent, et qui ne s’obscurcissent jamais, dans lesquelles il se meuve et qui demeurent immuables, à la faveur. desquelles il puisse apprécier ce qu’il fut, ce qu’il est et ce qu’il doit être, et mesurer sur cette triple connaissance l’emploi de ses facultés. Or la raison variable et progressive ne peut s’assurer qu’elle possède ces notions immuables et absolues, et qu’elle n’a pas altéré ce précieux dépôt ; elle ne découvre le monde moral qu’à la lueur mouvante du sens intime, elle n’aperçoit les choses passées et les choses futures que dans le rayon et sous la couleur de ses idées présentes; elle mesure tout à elle-même, et ne saurait se mesurer à rien. Aussi dans les doctrines rationalistes, la vérité et la vertu sont-elles relatives, susceptibles de transformations comme l’humanité en qui elles résident ; l’humanité n’a donc pas hors d’elle-même d’unité fixe qui puisse lui servir à connaître sa grandeur et à déterminer la portée de ses efforts : elle est privée de ce point d’appui qu’il faudrait à son levier pour soulever l’univers.

Cependant c’est peu pour la raison de prétendre offrir la preuve et la mesure du progrès, elle veut encore en être la source.- Qu’est-ce donc que le progrès ? C’est une tendance de l’homme qui le fait sortir de sa situation actuelle pour s’élever à une condition meilleure ; c’est une expansion de sa nature, une ascension continue vers un type de bonté souveraine. De même que les corps entrent en mouvement, se dilatent et s’unissent par une force d’attraction, la volonté humaine ne saurait être ébranlée que par une puissance d’amour, et l’effet de cette puissance est d’assimiler celui qui aime à celui qui est aimé. L’amour suppose la vie dans ceux qu’il unit ; on n’aime point des idées abstraites, et le type parfait qui attire la volonté, si vivante et si active, doit être vivant comme elle. Le progrès, dans son acception la plus haute, est donc l’essor spontané de l’homme vers un être qui vaut mieux que lui. La raison, au contraire, quand elle s’empare de la direction de l’homme et veut le soumettre à la rigueur de ses procédés logiques, le rappelle d’abord de toute contemplation étrangère, recueille ses forces et les concentre dans l’étude du moi. C’est dans le moi qu’elle veut découvrir l’élément générateur de ses connaissances et le mobile suprême de ses déterminations. Enfermée dans cette étroite enceinte, elle ne connaît les objets extérieurs que par les modifications qu’elle en reçoit, c’est-à-dire par leurs ombres ; elle ne saurait, sans abandonner son principe, sans sortir d’elle-même, affirmer qu’à ces ombres correspondent des réalités, et a ces modifications qu’elle éprouve, des causes indépendantes.

Cause, substance, esprit, matière. Dieu, monde, société, ce sont autant de conceptions du moi, de transformations du moi, c’est toujours le moi : toute existence vient s’abîmer dans l’existence personnelle, et les fondements sont jetés d’un monstrueux panthéisme. Celui qui ne connaît que soi ne peut aimer autre chose ; il faut qu’il se fasse foyer de ses affections comme il s’est fait centre de ses idées. Devenu Dieu, il ne voit autour de lui que des victimes, et sa vie n’est qu’une longue fête durant laquelle le sang, l’or et les parfums doivent couvrir son autel. Enfin, cet égoïsme immense porte en lui-même sa punition. Quelle que soit la situation actuelle de l’homme, et quelque séduisante que lui apparaisse une condition différente, il ne peut abandonner la première pour passer à la seconde qu’en s’appuyant sur l’espérance ; et l’espérance implique à son tour la notion d’une loi providentielle et d’un pouvoir protecteur. Celui donc qui s’est divinisé dans sa pensée, qui ne se sent protégé par aucun pouvoir supérieur au sien, et que rien n’assure de la légitimité de ses prévisions, celui-là serait insensé de délaisser un présent qu’il possède pour un avenir que peut-être il n’atteindra pas, et de se mouvoir quand le mouvement peut causer la mort. Le voilà donc condamné à rester face à face avec soi-même, éternellement assis et pétrifié en quelque sorte, dans la position fatale où la pensée de l’égoïsme est venue le saisir :

. . . . . Sedet æternumque sedebit
Infelix Theseus.

Si la raison individuelle n’arrive point toujours à ces funestes résultats, c’est qu’elle n’a pas le malheureux courage d’être conséquente, c’est qu’ entraînée par le torrent elle s’est attachée à quelque plante du rivage. Mais la raison élevée à son plus haut degré d’intensité, la raison formulée dans les doctrines philosophiques, ne recule jamais devant les conséquences comme un flot que des milliers d’autres flots pressent, et qui, ne pouvant remonter vers sa source, vient se briser contre le rocher ; ainsi la philosophie rationaliste, pressée par la succession rigoureuse des idées, poussée en avant par la force des principes qu’elle a laissés derrière elle, entraînée de siècle en siècle, d’école en école et de système en système, vient se briser un jour contre ces trois écueils inévitables : Panthéisme, Égoïsme, Fatalisme. Tel fut le sort de l’ancienne école théosophique de l’Inde, alors que dans la première effervescence de sa liberté la raison construisit ces vastes systèmes dont les dimensions étonnent la faiblesse de nos regards. La doctrine de l’émanation appliquée à la société engendra l’organisation des castes appliquée à la morale individuelle, elle produisit le quiétisme : et pendant quatre mille ans la moitié de l’Asie est restée stationnaire dans sa captivité. Tel fut aussi le terme de la philosophie grecque quand elle vint, sous la forme du gnosticisme ou de l’éclectisme alexandrin, expirer dans une lutte impuissante contre le Christianisme naissant. En vain le rationalisme moderne s’est-il débattu durant trois siècles sous la verge de cette logique inexorable qui l’entraîne au panthéisme ; maintenant il lui faut subir la loi commune. Ne voyez-vous pas sur la terre d’Allemagne ce fantôme du panthéisme surgir à la lueur de la lampe qui éclaira les méditations de Kant, de Fichte et de Schelling ? Ne l’avez-vous pas vu poindre en France dans les savants travaux des disciples de Hegel, et se montrer sans voile et sans nuages dans les prestigieuses théories des fils de Saint-Simon ? En même temps le fatalisme s’est emparé de la politique et de l’histoire et l’égoïsme, faisant l’homme déshérité de ses croyances maître absolu de sa vie, lui a remis dans une main la coupe des orgies, et dans l’autre le glaive du suicide. Donc les doctrines rationalistes qui se glorifiaient de recéler en elles le principe générateur du progrès, et de conduire l’humanité à ses fins immortelles, demeurent circonscrites elles-mêmes dans un cercle qu’il leur est interdit de franchir, pareilles à ces âmes coupables que le poëte florentin vit aux enfers, tournant sans relâche dans une zone ténébreuse et désolée.

Heureusement la société a une longue mémoire, elle se souvient des pas et des sueurs qu’elle a perdus en suivant de semblables guides ; elle se souvient de l’abîme qui l’attend au bout du chemin ; elle se souvient de sa dignité, et commence à comprendre que sa nature est trop grande pour être expliquée, et ses désirs trop vastes pour être satisfaits par l’enseignement de quelques hommes. Elle ne veut ni du panthéisme ni de l’égoïsme ni du fatalisme, parce qu’elle se sent faite pour être croyante, aimante et libre ; et, ne trouvant rien dans les doctrines des philosophes qui puisse la rendre telle, elle sent qu’il faut chercher ailleurs. Elle comprend que, si elle est fille du ciel, comme il lui semble se le rappeler, elle doit en avoir reçu quelque patrimoine, et peut-être quelque tradition elle se souvient aussi du Christianisme, qu’elle connut autrefois, et qui habite encore au milieu d’elle, et elle se demande si ce n’est pas de lui qu’elle doit entendre cette parole de progrès dont elle a faim. Ainsi, quand Rome, au milieu de ses conquêtes, recevait tout à coup d’étonnantes nouvelles, et se prenait à douter de son destin ; alors, si le sénat se troublait, si ses vieillards restaient muets sur leurs chaises curules, si les magistrat ? sans conseils ne savaient plus sauver la république, on faisait apporter dans la curie les livres de la Sibylle, et Rome se rassurait en y lisant l’oracle qui lui donnait l’empire de la terre.

III

Le genre humain, dans son existence terrestre, se compose d’une série de générations qui couvrent tour à tour la face du globe d’une multitude vivante, pour la couvrir ensuite d’une poussière sépulcrale. Si c’est là toute sa destinée, on ne çoit pas cette unité mystérieuse qui est en lui, cette’ sollicitude providentielle des ancêtres pour la postérité, ce souvenir respectueux et reconnaissant de la postérité pour les ancêtres, ces monuments, ces livres, ces traditions, par lesquels ceux qui ne seront plus ambitionnent d’instruire ceux qui seront un jour. Jamais la prévoyance des animaux les plus intelligents s’étendit-elle au delà de leurs petits ? Mais, si tout ne finit pas avec la vie, si chaque génération ne laisse ici-bas ses dépouilles mortelles que pour entrer dans une autre existence, si à ce rendez-vous solennel les premières arrivées doivent attendre les plus tardives, et les plus jeunes rejoindre les plus anciennes alors, entre ces êtres innombrables, destinés à former ensemble une société définitive, on conçoit qu’il existe des liens, on conçoit que ceux qui, les premiers, ont habité cette terre de passage, songeant à ceux qui devaient venir après, aient laissé, pour eux des tentes dressées et des sillons ensemencés ; on comprend la généalogie des siècles et l’unité du genre humain.

Il y a donc deux mondes : l’un invisible, qui se découvre à la pensée comme infini et éternel, vers lequel toutes les générations des hommes marchent en vertu d’une vocation commune, devant l’immensité duquel elles sont égales, comme elles sont du même âge devant son éternité ; l’autre visible, fini, soumis aux lois du nombre, du temps et de l’espace, que toutes les générations traversent comme un lieu d’épreuves, chacune profitant de ce qui a été fait avant elle, et devant travailler à son tour pour celle qui suivra, chacune recevant à la fois, et un héritage plus grand, et une tâche plus laborieuse.

Puisque tous les hommes marchent vers un monde invisible, il faut qu’à tous ce monde soit révélé, et, puisqu’il est immuable, il faut qu’il y ait quelque chose d’immuable dans la révélation qui en sera faite. Mais aussi, puisque les hommes traversent un monde fini, où tout est phénoménal et successif, puisqu’ils s’y trouvent placés dans des circonstances différentes selon les temps, puisque leur tâche va s’agrandissant toujours, l’action de leurs facultés et les œuvres qui en résultent doivent être diverses et progressives.

Comme le monde infini enveloppe le monde fini, la vocation éternelle du genre humain doit déterminer son action temporelle ; le feu qui animera la terre doit être dérobé aux cieux, et la révélation immuable sera le principe moteur et régulateur du progrès. Mais, comme elle ne saurait présider au progrès et harmoniser l’exercice des facultés qu’en se mettant à leur portée qui varie, il faut qu’elle-même, en demeurant immuable dans son essence, soit progressive dans son application.

Toutefois, si l’application de cette révélation était abandonnée à la liberté de l’homme, il y aurait péril d’erreur ; le centre de gravité venant à se perdre, l’équilibre des facultés serait rompu, et qui pourrait le rétablir ? Il faut donc qu’un pouvoir supérieur soit le gardien et le dépositaire des notions révélées : que d’une part il en maintienne l’intégrité, et que de l’autre il en étende l’interprétation et les conséquences, versant sur tous les esprits le même jour, mais le leur mesurant plus abondant et plus vif, à proportion que leur âge est plus mûr, leur situation plus périlleuse, et plus difficile leur labeur. La liberté cependant garde ses droits. Si elle se soumet à sa vocation éternelle, si elle reçoit d’en haut l’impulsion qui la fait marcher ; il lui appartient d’en doubler à son gré la force et la vitesse, et d’en multiplier les effets ; elle demeure indépendante dans l’exercice temporel de ses facultés et maîtresse de ses actes. Elle est ici-bas comme une noble étrangère à qui il est permis d’aller où il lui plaît et de faire ce qu’elle veut mais qui, dans toutes ses courses et dans toutes ses actions, conservé le souvenir et la dignité de sa patrie.

Tels sont les axiomes sur lesquels le Christianisme s’appuie et, s’élançant dans les splendeurs du monde invisible, il en soulève le voile et fait apparaître la majesté de Dieu. Dieu se révèle sous la triple notion de Vérité, de Bonté et de Beauté. Sa Vérité, c’est son Être éternel et nécessaire contemple par son Intelligence sa Bonté,- c’est son vouloir souverainement parfait dans lequel il se repose avec Amour ; sa Beauté, c’est l’accord admirable de son être et de son vouloir accord dont il jouit, se possédant lui-même par sa Toute-Puissance. Or, cette idée magnifique de la Divinité, le Christianisme la propose à l’homme comme le modèle de la perfection suprême vers laquelle il se sent entraîné ; il lui apprend que l’objet inconnu de ses vœux continuels, que cette nourriture dont son âme avait besoin, n’étaient autre chose que la Vérité, la Bonté, la Beauté infinies.

Ce serait néanmoins un triste bienfait d’avoir montré aux regards de l’âme le pain qu’elle demande sans lui laisser y porter les lèvres ; de lui avoir ouvert les portes du sanctuaire sans lui conférer l’initiation qui donne le droit d’eu franchir le seuil.

Le Christianisme donc initie l’homme aux choses divines, il le fait entrer en communication avec l’Intelligence souveraine, et lui laisse entrevoir une portion de la Vérité qui y réside. Cette vision se nomme Foi. Il l’élève ensuite à la source de l’éternel Amour, et l’associe à quelques-uns de ces mystères de Bonté qui en découlent sans cesse, et cette association se nomme Charité. Mais il ne le met pas de la même manière en possession de sa Beauté infinie. Car la terre est un séjour d’exil et d’épreuve, et il n’y aurait plus d’exil le jour où l’homme verrait son Père céleste face à face, ni d’épreuve lorsqu’il aurait déjà reçu le prix. Il faut que le rideau reste suspendu devant lui et lui dérobe cet accord admirable des attributs de Dieu, dont la vue immédiate fera un jour son bonheur. Mais, pour consoler cet exilé sublime et pour charmer ses tristesses, un présent lui a été fait : c’est l’Espérance. La Vérité, aperçue par la Foi, se formule et devient Dogme. La Charité, s’associant aux desseins de la Bonté divine, s’épanche au dehors et produit les Œuvres. L’Espérance prend son essor vers cette Beauté parfaite qui se cache à ses yeux, et elle se donne deux ailes, la prière et le sacrifice : elle essaye de représenter par les signes ce qu’elle ne voit pas, et elle crée le symbole. De la prière, du sacrifice et du symbole, se compose le culte. Foi, Espérance, Charité voilà les trois anneaux de la chaîne merveilleuse qui rattache l’existence présente à l’existence future, et qui pour cela s’appelle Religion. Ces trois anneaux ne sauraient être séparés ; ces trois éléments essentiels de la vie morale sont immuables en eux-mêmes et cependant progressifs dans leur expression. La Foi s’explique par l’interprétation successive du Dogme ; la Charité s’applique, par la multiplication perpétuelle des Œuvres, et, à mesure que le Culte se développe, l’Espérance se fortifie. Mais ce progrès n’est pas laissé au caprice et à la faiblesse de l’humanité. Il se fait par une intervention de Dieu. L’intervention de Dieu a été diverse selon les âges. Au temps de l’enfance de l’humanité, il conversa avec elle par des prodiges il lui parla dans la nuée et dans le buisson ardent, par des apparitions et par des Anges. Plus tard, il lui envoya des ambassadeurs, rares en nombre et extraordinaires dans leur langage, qui furent salués du titre de Prophètes. Et quand elle eut grandi, Dieu, comme si en même temps eût grandi son amour, descendit vers elle, et désormais il communiqua avec elle, non plus par des messages surnaturels qui apportaient toujours quelque terreur, mais par une étroite union et par un entretien de tous les jours comme l’Époux avec l’Épouse et l’Épouse, c’est l’Église : Sous cette autorité protectrice, l’humanité, s’avançant chaque jour plus près du but sacré, le voit chaque jour entouré de plus de splendeur, depuis cette époque lointaine où Abraham recevait la promesse obscure de la rédemption dans l’horreur d’un songe nocturne, et depuis ces siècles d’attente où Israël écoutait la lyre d’Isaïe rendre des sons plus clairs aux approches d’un avenir déjà voisin ; jusqu’au temps où la parole évangélique coula limpide et majestueuse de la bouche du Sauveur jusqu’à ses conciles de Nicée, de Latran et de Trente, où la doctrine chrétienne se précisa dans toute sa force, et se déploya dans toute son immensité.[1]

Et désormais nous avons retrouvé ces deux conditions, sans lesquelles le progrès ne saurait exister et dont les systèmes rationalistes nous offraient l’absence un type vivant de perfection auquel l’homme soit attiré, et une lumière placée hors de lui qui l’éclaire et le conduise. La révélation du monde invisible, donnée par le Christianisme, va devenir le principe générateur et régulateur du progrès dans le monde visible.

La création est empreinte de trois caractères qui sont les reflets de la gloire divine le vrai, le bien et le beau. Le vrai, dons les choses créées, c’est la nature même des choses telle que Dieu l’a conçue le bien, c’est la fin des choses telle qu’il l’a voulue le beau ; c’est l’harmonie qu’il a mise entre la nature de chaque chose et la fin qu’il lui a prescrite.

L’homme est le représentant du Créateur fait à son image, il porte en lui les trois attributs d’intelligence, d’amour et de puissance.

Par son intelligence, l’homme s’élève à la connaissance du vrai, et le résultat se nomme science par l’amour, il tend vers le bien des êtres, et particulièrement des êtres libres, aimants et responsables comme lui, et le résultat est la vie sociale ; par sa puissance enfin, l’homme, qui a perçu les rapports au moyen desquels les créatures sont coordonnées à leur fin, et l’harmonie, qui en fait la beauté, ambitionne de reproduire ces rapports et cette harmonie et le résultat, c’est l’art.

De même donc que la vérité, la bonté et la beauté dans le monde sont le reflet des perfections de Dieu ainsi, pour l’homme, la foi, l’espérance et la charité dominent les trois facultés d’intelligence, de puissance et d’amour, et président à leur action dans la science, dans l’art et dans la vie sociale.

Voici donc devant nous un imposant spectacle la Religion parcourant toutes les sphères de l’activité humaine pour y faire jaillir du chaos la fécondité, l’ordre et la vie. Nous n’essayerons pas de comprendre toute l’étendue de cette opération merveilleuse, ni d’en décrire les innombrables effets.

Nous nous contenterons d’en signaler les traits principaux, et de suivre de loin, dans chacune de ces sphères, le sillage brillant qui annonce que l’envoyée du Ciel a passé par là.

Premièrement, quelle peut être, sur les progrès de la science, l’influence bienfaisante de la foi ? Comme l’aigle enlève son aiglon dans les airs pour lui apprendre à fixer des yeux le soleil, et de même qu’habitue à contempler face à face l’astre brûlant, le jeune oiseau plonge un regard plus assuré vers la terre et distingue plus aisément sa proie au fond de l’abîme: de même la foi, s’emparant de l’esprit humain dès l’heure de son premier réveil, le fait planer dans tes régions les plus élevées de la pensée, accoutume son oeil aux contemplations les plus éblouissantes et exerce ses forces aux méditations les plus ardues alors, si l’esprit redescendu de ces hauteurs veut explorer à leur tour les régions de la science, il y monte sans effort et s’y meut sans peine, il distingue avec rapidité la vérité sur laquelle il peut se reposer, il s’y attache avec persévérance ; et les premiers bienfaits qu’il recueille dans cette éducation de la foi, dans ce commerce journalier des idées religieuses, ce sont des habitudes méditatives et sévères, une portée de vue large et profonde, et une droiture exquise de jugement. Mais ce n’est point assez ; et, tout exercée que soit l’intelligence, elle rencontre dans son empire des ténèbres qui l’arrêtent. En effet, les sciences peuvent se diviser en deux grandes catégories selon les objets différents dont elles s’occupent. Les unes étudient les faits libres et variés qui se sont accomplis au sein de l’humanité, les révolutions qu’elle a subies et les raisons qui les produisirent ; et ces sciences, qu’on nomme historiques, présentent deux problèmes de la solution desquels dépend toute leur économie le problème des origines de l’humanité restées ensevelies dans les ombres du passé, et le problème de ses destinées perdues dans les nuages de l’avenir. Les autres se proposent l’investigation des phénomènes uniformes et réguliers qui se succèdent dans l’homme et dans l’univers, et des lois absolues auxquelles ces phénomènes sont soumis et ces sciences, qui s’appellent philosophiques et physiques, ont deux problèmes non moins graves celui de la cause première ou de l’existence de Dieu, et celui de la distinction des deux substances, de la matière et de l’esprit. Et à voir avec quelle opiniâtreté ces quatre questions sont agitées depuis quatre mille ans, il faut convenir que si elles ne sont pas insolubles, du moins la réponse est-elle difficile. Or la foi, de son côté, est en possession de deux sortes de dogmes les uns composent son histoire, et les autres sa doctrine. Son histoire n’est autre que le récit des rapports spéciaux de Dieu avec l’humanité, elle embrasse donc l’histoire de l’humanité tout entière, son origine et ses destinées. Sa doctrine n’est autre que la révélation de la nature de Dieu et de ses rapports généraux avec les créatures ; elle renferme donc la notion de la cause première, et la loi fondamentale de la distinction des deux substances. Ainsi les dogmes révélés sont la trame sur laquelle toute science historique, physique ou philosophique devra tresser ses fils et former son tissu. Et, comme la foi ne permet pas que ses dogmes soient révoqués en doute, elle empêche que, la trame étant brisée, le tissu ne soit détruit. L’antiquité grecque et romaine ne connut point cette association de la foi et de l’intelligence, et c’est pourquoi elle vit si peu grandir les sciences physiques, et ne posséda jamais ni une histoire universelle, ni une philosophie complète. En l’absence de l’autorité du dogme, les siècles se consumaient à discuter les questions générales ; chaque école ne s’abaissait à l’étude des phénomènes qu’après avoir posé une série d’hypothèses qu’une autre école venait de réduire en poussière, et leur labeur était pareil à cette toile de Pénélope où chaque nuit anéantissait l’ouvrage de chaque jour.

L’intelligence rencontre donc dans les enseignements de la foi, et les instruments et les matériaux de son œuvre, et la garantie de son succès. Et réciproquement la science, quand elle sera parvenue au plus haut degré qu’il lui soit permis d’atteindre, lorsqu’elle embrassera dans ses spéculations toutes les lois de l’humanité et toutes celles de la nature, n’aura fait qu’écrire en lettres immortelles la justification de la Providence créatrice et le commentaire du dogme révélé.

Si les hommes ont besoin de connaître, ils ont encore plus besoin d’aimer : l’amour les rapproche, et ce rapprochement, en devenant durable, constitue la vie sociale. Dans la vie sociale, il faut que chaque individu abdique pour le bien général une portion de son indépendance, et qu’il existe un pouvoir qui reçoive et maintienne cette abdication. Il faut aussi que chaque individu conserve la part d’indépendance qui lui est nécessaire pour travailler à son propre perfectionnement, et que le pouvoir lui en garantisse la possession paisible. Autorité et Liberté, voilà les deux mobiles essentiels des sociétés humaines de l’équilibre et de l’action combinée de ces deux mobiles résulte la Justice.

Mais souvent, dans la recherche de leur bien-être personnel, les individus ont lieu de regretter l’abandon qu’ils ont fait d’un lambeau de liberté, et la tentation leur vient de le reconquérir. L’autorité, à son tour, sachant ce qu’ils regrettent et ce qu’ils méditent, s’efforce de resserrer plus étroitement des liens qu’elle redoute de voir briser. Ces deux principes entrent donc en lutte, et l’issue de la lutte est toujours funeste. Car, si la liberté est victorieuse, son triomphe est l’anarchie, c’est-à-dire la dévastation de la chose publique au profit des passions de chacun. Si au contraire l’autorité l’emporte, son triomphe est la tyrannie, c’est-à-dire la confiscation de la chose publique au profit d’un seul. Dans le premier cas, c’est la multitude qui détruit l’édifice social pour en disperser les pierres dans le second, c’est un homme qui renverse aussi l’édifice, mais qui en ramasse les pierres pour s’en construire un palais. Ainsi s’expliquent, et ces combats séculaires que les rois et les peuples se sont livrés, et les ruines immenses qu’ils ont laissées derrière eux.

Comment donc concilier la liberté et l’autorité ? Oui peut rétablir entre elles une alliance parfaite, et fonder ainsi le règne de la justice ? C’est la charité. La charité, faisant converger les volontés libres vers un but unique qui est Dieu, en présence duquel toute personnalité s’efface, leur enseigne ainsi a se réunir dans une abnégation commune ; puis, découvrant à chaque homme l’image de Dieu dans ses frères, elle lui apprend a s’incliner devant eux sans s’avilir. En même temps la charité rappelle aux dépositaires de l’autorité qu’ils tiennent ici-bas. la place de cette Providence, qui n’use de sa puissance souveraine que pour le bien des créatures : le pouvoir devient un sacrifice comme l’obéissance ; l’autorité et la liberté se rencontrent sur le chemin du dévouement. Alors peu importent les constitutions politiques, qu’un seul ou qu’un petit nombre gouverne, ou que la force soit remise entre les mains de tous. Qu’importe la forme de l’autel, pourvu qu’on n’y dépose que du feu sacré et qu’on n’y brûle qu’un encens pur ?

Lorsque la vie sociale s’est ainsi ranimée à la chaleur de la charité, rien ne saurait l’arrêter dans son expansion : elle va multipliant sur la terre la joie et le bonheur, elle est féconde en vertus et en œuvres ; elle n’est plus autre chose que l’accomplissement progressif des desseins miséricordieux de la bonté divine.

L’esprit n’est jamais rassasié de science, et le cœur n’est jamais désaltère d’amour, et cependant, quand l’homme connaît ce qu’il aime, il lui semble que son âme trop pleine soit obligée de se répandre au dehors, il a besoin de reproduire. Cette loi mystérieuse préside aux opérations les plus solennelles de la nature humaine quand deux époux se sont connus et aimés, c’est elle qui leur fait se donner des enfants à leur ressemblance. Dans l’ordre de faits moins grave qui nous occupe, c’est elle qui explique l’origine de l’art.

L’homme a reçu la puissance, mais non la puissance de créer. Il ne saurait donc produire des êtres, mais des manières d’être, des rapports, des harmonies, des beautés. Il ne saurait non plus produire sans un type. Or ce type, où le cherchera-t-il ? Sera-ce dans les images grossières d’une nature dégradée qui lui sont données par les sens ? Sera-ce dans des notions abstraites et dans une nature chimérique et conventionnelle rêvée par la raison ? Non, ce sera plus haut ; ce sera dans la contemplation de la nature, telle que l’Ouvrier Suprême l’a faite. Ce sera l’harmonie des choses, telle qu’elle existe dans les idées éternelles, qui se révélera à l’homme au moyen de l’inspiration et qu’il appellera Beauté Idéale.

La reproduction du beau par la parole, par des sons cadencés, par des figures et par des monuments, est l’objet de l’art sous ses diverses formes. Toutefois l’homme ne peut parvenir à l’intuition immédiate de la pensée divine, et d’un autre côté il ne trouve jamais dans le signe matériel qu’il emploie une expression assez pure et assez complète de sa propre pensée. Toujours ses conceptions demeurent au-dessous de son type, et toujours ses œuvres au-dessous de ses conceptions. D’où vient donc à l’homme cette ambition magnanime de monter sans relâche vers une beauté souveraine qu’il ne lui est pas permis d’atteindre ? D’où lui vient cette patience infatigable, de retoucher sans cesse des traits qu’il sait ne devoir jamais réfléchir toute la perfection de l’original ? Quel est ce génie prisonnier qui s’élance aussi haut que lui permet sa chaîne, et que jamais ne découragent ses chutes ? Quel est-il, sinon le génie de l’espérance ?

L’espérance est le principe de l’art. Elle lui donne l’essor, elle le soutient dans son vol, elle l’aide et le conduit dans les deux sortes de progrès dont il est susceptible l’ascension continuelle de l’âme vers un Idéal parfait, la spiritualisation indéfinie des signes dont l’âme se sert pour exprimer ses visions. Et l’art à son tour, quand il s’élève à son plus noble emploi, quand il se consacre à la représentation des choses les plus grandes et à l’expression des sentiments les plus sublimes, lorsqu’il cherche à saisir et à dessiner sur le voile de la création l’ombre majestueuse du Créateur, l’art se confond avec le culte. La poésie et la musique, devenues les interprètes des plus éloquents soupirs du cœur, traduisent la prière en hymnes et en cantiques ; la peinture et la sculpture retracent les images des plus belles d’entre les créatures terrestres, les images des saints ; l’architecture élève le temple, et le temple avec tout ce qui s’y passe, avec l’autel où repose la majesté de Dieu, avec les chants et les parfums, avec la pompe des prêtres et la grandeur de l’assemblée, n’est qu’un vaste symbole et une figure ébauchée du Ciel.

Descendons dans une dernière et plus humble sphère, et voyons si nous y retrouverons encore quelques rayons lointains de la splendeur d’en haut. L’humanité ne vit pas seulement de la vie de l’esprit, mais aussi de celle du corps ; elle est soumise aux exigences de l’organisation animale : elle a des besoins matériels. L’application de l’activité humaine a la satisfaction des besoins matériels constitue le travail. Le travail suppose l’exercice des trois facultés d’intelligence, d’amour et de puissance. Pour que l’homme subjugue la terre, il faut qu’il la connaisse. S’il était jeté seul et ignorant au milieu de la création, il lui arriverait de deux choses l’une ou bien le spectacle des forces de la nature le frapperait de terreur, il n’oserait y résister, il demeurerait plongé dans une inaction stupide et périrait de faiblesse ; ou bien l’instinct de sa conservation l’emporterait, il jetterait sur la nature un regard de dévorante cupidité, il se précipiterait sur elle comme sur une proie, et il périrait encore, soit dans la violence des luttes inégales qu’il voudrait livrer, soit dans l’enivrement des voluptés qu’il aurait conquises. Il lui faut donc un enseignement qui lui fasse connaître que la terre lui a été donnée, non pour la ravager, mais pour la rendre féconde qu’il en doit être le monarque paisible et non l’esclave ou le tyran ; et qu’il doit respecter en elle l’oeuvre et le présent de Dieu. Cet enseignement est celui de la foi.

L’homme ne peut accepter la loi rigoureuse et humiliante du travail qu’en vue d’une fin. S’il n’a d’autre fin que son bien-être, il travaillera peu et mal peu, parce qu’il ne versera de sueurs que juste autant qu’il sera nécessaire pour l’entretien de ses jouissances ; mal, parce que dans l’impatience de ses désirs il emploiera des procédés d’exploitation destructeurs ; il cassera la branche pour cueillir les fruits. La charité, au contraire, lui fait accepter le travail avec joie, comme un fardeau qu’elle lui montre imposé par la main de son maître bien-aimé, et qu’elle lui apprend à porter pour le soulagement de ses frères. Elle lui fait faire une part de ses sueurs, pour ceux qui n’ont que des larmes, pour ceux qui sont pauvres et faibles elle étend ses prévisions, non-seulement au delà de l’heure et de la nécessité présentes, mais jusqu’au delà de la tombe. La vie de chaque père de famille devient un long sacrifice au bonheur de ses enfants ; la vie de chaque citoyen une immolation généreuse à la prospérité de son pays.

Enfin, l’homme ne saurait se mettre à l’œuvre s’il n’a le sentiment de sa puissance, s’il n’a confiance en la fécondité de son labeur. Qui donc lui a dit que le grain enfoui par lui par la glèbe ressusciterait, et que le soleil de l’été mûrirait la grappe suspendue à sa vigne ? Qui lui a donné la certitude de la permanence des lois de la création, sur lesquelles son industrie se fonde ? C’est l’espérance, c’est elle qui l’assure que le Père céleste ne l’abandonne point dans son exil, et que, ne pouvant pas se manifester immédiatement à lui pendant ses jours d’épreuve, il lui donne au moins des signes de son assistance invisible par ses bienfaits.

Sous cette triple influence du principe religieux, le travail prospère et l’industrie se développe. L’effet du développement de l’industrie est la multiplication des moyens mécaniques, et le remplacement progressif du labeur matériel de l’homme par un simple travail de surveillance et de direction. Ainsi ce roi de la nature la gouverne par sa pensée, ses besoins matériels n’occupent plus une place exclusive dans sa sollicitude, et lui laissent plus de loisir pour accomplir la tâche glorieuse de son perfectionnement moral.

Arrêtons-nous et essayons de résumer en quelques lignes ce qui vient d’être dit. L’humanité est faite pour le progrès. Le progrès ne peut exister qu’avec deux conditions un principe qui le détermine, et une loi qui le dirige et qui lui serve de mesure. La philosophie rationaliste, en plaçant dans l’homme lui-même ce principe et cette loi, le conduit logiquement au panthéisme, à l’égoïsme, au fatalisme ne lui laisse rien connaître, rien aimer, rien produire hors de soi, et le condamne à l’ immobilité.

Le Christianisme, au contraire, place hors de l’homme et dans le sein de Dieu le principe et la loi du progrès. Ce principe et cette loi sont révélés une autorité immuable en est dépositaire. Cette autorité initie l’homme par la foi, par l’espérance et par la charité à la vérité, à la beauté et à la bonté infinies, elle le fait progresser vers ce monde invisible qu’il doit habiter un jour.

Dans le monde visible, le Christianisme permet a l’homme de marcher au gré de sa liberté, et cependant il l’accompagne encore, vivifiant son intelligence par la foi, fécondant son amour parla charité, multipliant sa puissance par l’espérance, et assurant ainsi son progrès dans la science, dans la vie sociale et dans les arts ; cette action bienfaisante s’étend même sur le travail matériel et sur l’industrie, dont elle encourage la prospérité. Le Christianisme a donc compris l’humanité tout entière, avec ses destinées et ses besoins et les esprits de nos jours, alors qu’ils cherchent une doctrine de progrès, doivent tourner vers lui leurs regards. Toutefois une chose encore les effraye : c’est cette autorité qui pose des limites à la liberté humaine, et qui consacre ces limites par un anathème; c’est cette orthodoxie sévère qui prétend captiver les intelligences dans un même bercail et leur crie : « Hors de moi point de salut. » Essayons de faire comprendre par une similitude cette parole qui semble dure. —L’homme est libre de s’agiter ainsi qu’il lui plaît sur la face du globe terrestre, il y peut accroître indéfiniment son pouvoir et son bien-être, il peut s’en faire un empire, et certes cet empire est assez vaste ; cependant le globe est plongé dans une atmosphère qui l’environne de toutes parts, dont les éléments ont été calculés avec une précision admirable pour la conservation des êtres destinés à y vivre, et l’homme ne saurait en sortir sans expirer dans le vide. L’orthodoxie chrétienne est l’atmosphère religieuse de l’ humanité ; Dieu même a combiné avec une sagesse infinie les principes qui la composent ; et toutes les âmes qui peuvent se mouvoir librement dans les diverses régions de la science, ou de l’art, ou de la vie sociale, se meuvent et vivent dans cette atmosphère : est-il donc étonnant qu’elles périssent si elles veulent s’en échapper ? Et si elles trouvent mauvais que le Créateur leur ait fixé des bornes, qu’il ait imposé des conditions à leur existence morale, elles sont dans le délire, elles se plaignent de ce que Dieu ne les a pas faites des Dieux comme lui.

Après avoir envisagé le Christianisme sous un point de vue purement spéculatif, après avoir reconnu à priori' la grandeur et la fécondité de ses enseignements, il resterait à le suivre dans l’histoire. Là on le verrait préparer la voie que le genre humain doit parcourir et y placer trois radieuses images de la perfection dont l’aspect triplera son courage et ses forces à l’entrée, le souvenir de l’innocence primitive ; à la fin, la vision prophétique de la glorification future ; au milieu, la figure sacrée du Christ réunissant dans sa personne la nature humaine à la nature divine. On verrait le genre humain se diviser en deux parties et l’une des deux abandonner l’autorité de la tradition véritable et s’aller perdre dans une dégradation toujours croissante, marche rétrograde dont le paganisme offre l’exemple dans les temps antiques, l’hérésie dans les temps modernes, le rationalisme dans les uns et dans les autres. On verrait la partie fidèle de l’humanité s’avancer sous l’oeil de Dieu, passer de la forme patriarcale à la forme de peuple, et de celle-ci à la forme universelle ou catholique dans ce dernier état, on verrait enfin l’humanité chrétienne, grandissant encore, traverser successivement l’ère de la foi, qui est celle des martyrs et des Pères, l’ère de l’espérance, qui embrasse les temps laborieux du moyen âge, et l’ère de la charité, qui commence au siècle de sainte Thérèse, de saint Charles Borromée et de saint François de Sales, arrive jusqu’à nous et doit se prolonger jusqu’à la réalisation complète de la loi évangélique dans l’état social : époque où la cité de la terre se transfigurera pour devenir la cité de Dieu.

D’autres que nous traceront ce magnifique tableau. Notre tâche plus courte et plus modeste est accomplie. Nous voulions dire quelles doctrines présideraient à la nouvelle période dans laquelle entre ce recueil. Et maintenant que l’on sait nos doctrines, si l’on nous interroge sur nos intentions, et qu’on nous demande qui nous sommes, nous répondrons : Nous sommes comme le Samaritain de l’Évangile : nous avons vu la société gisante hors de son chemin, dépouillée et meurtrie qu’elle avait été par les larrons de l’intelligence. Et le prêtre et le lévite qui passaient près d’elle n’ont point passé outre ; ils se sont approchés avec amour, mais elle les a repoussés dans son délire, elle en a eu peur. Nous donc qu’elle ne connaît point, nous voudrions à notre tour nous approcher d’elle, et nous incliner sur ses blessures et y verser, s’il se pouvait, l’huile et le baume : nous voudrions, s’il se pouvait, la relever de la fange, et la reconduire calme et soulagée entre les mains de l’Église, cette divine hôtelière qui lui donnera le pain et lui montrera la route pour achever son pèlerinage vers l’immortalité.



  1. In quo (Christo Jesu) omnis aedificatio constructa crescit in Templum sanctum. Donec occurramus omnes in unitatem fidei in mensuram aetatis plenitudinis Christi. (S. Paul, Épître aux Éphésiens.) Il est inutile de reproduire le texte si connu de saint Vincent de Lérins, sur le Progrès dans l’Église.