Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 07/Les Origines du socialisme
En traitant des origines du socialisme, nous avons réuni sous ce nom les écoles diverses qui le prennent, et que nous ne pouvions diviser pour ouvrir une controverse particulière avec chacune d’elles. Si beaucoup de socialistes ne sont que les disciples attardés des plus coupables erreurs du paganisme, il y en a d’autres qui se rattachent en plus d’un point aux traditions chrétiennes, et dont le tort principal est de donner de nouveaux noms à d’anciennes vertus, de changer les conseils de l’Évangile en préceptes, et de vouloir fixer sur la terre l’idéal du ciel. Nous ne méconnaissons pas la générosité de ces illusions, mais nous en voyons le danger. Comme toutes les doctrines qui ont troublé le repos du monde, le socialisme n’a de puissance que par beaucoup de vérités mêlées de beaucoup d’erreurs. Cette confusion lui prête un semblant de nouveauté qui étonne les esprits faibles : on aura écarté tout le péril de ses enseignements, quand on y aura montré, d’une part, des vérités antiques qui n’avaient pas attendu, pour se produire, le soleil du dix-neuvième siècle, et d’autre part, des erreurs séculaires plusieurs fois jugées par la conscience des hommes et condamnées par l’expérience des peuples. Il est temps d’en faire le partage et de reprendre notre bien, je veux dire ces vieilles et populaires idées de justice, de charité, de fraternité. Il est temps de montrer qu’on peut plaider la cause des prolétaires, se vouer au soulagement des classes souffrantes, poursuivre l’abolition du paupérisme, sans se rendre solidaire des prédications qui ont déchaîné la tempête de Juin, et qui suspendent encore sur nous de si sombres nuages.
Le socialisme se propose comme un progrès, et jamais peut-être on ne tenta un plus hardi retour au passé le plus reculé. Jamais, en effet, les doctrines socialistes n’ont été plus près de leur avènement que chez les nations théocratiques de l’antiquité. Quand la loi indienne fait sortir du dieu Brahma la société toute constituée, de sa tête les prêtres, les guerriers de ses bras, de ses cuisses les agriculteurs, et de ses pieds les esclaves, elle fait tout ce que rêvent plusieurs modernes. Elle fait l’apothéose de l’État, la classification des hommes par un pouvoir supérieur qui juge souverainement de leur capacité et de leurs œuvres, l’organisation du travail sous une discipline qui ne laisse place ni à la concurrence, ni à la misère, ni à tous les désordres de la liberté personnelle. C’était la condition de tout l’Orient, avec cette conséquence qu’en détruisant la liberté des personnes on supprimait la propriété qui en est l’ouvrage, et en même temps le rempart. La législation de l’Inde attribuait le sol aux prêtres ; celle de la Perse le donnait au roi ; sous des noms différents, c’était l’État qui possédait : les sujets ne détenaient qu’à titre précaire. Les mêmes principes avaient revêtu d’autres formes dans les premières institutions de la Grèce, chez les peuples Doriens, plus fidèles aux traditions orientales. De là cette distinction de quatre classes d’hommes chez les Spartiates, le partage égal des terres et leur inaliénabilité, l’éducation des enfants arrachée à la famille, les repas en commun, et toute cette discipline qui faisait de Lacédémone un phalanstère guerrier.
Il ne fallait pas moins que de tels exemples pour tromper le génie de Platon, lorsqu’il construisait sa République idéale, l’un des plus remarquables monuments de la puissance et de l’insuffisance de l’esprit humain. On a beaucoup cité La République de Platon, on ne sait pas assez tout ce qu’il y a d’erreurs modernes dans ce beau livre. Platon commence, comme les anciens législateurs, par l’établissement d’une société toute divine et devant qui la personne humaine n’est rien. Le Dieu qui a formé les hommes a mêlé de l’or dans la composition de ceux qui doivent gouverner : il a mis de l’argent dans les guerriers, du fer et de l’airain dans les laboureurs et les artisans. Cependant, d’une génération à l’autre, l’or peut se changer en argent, et ainsi des autres métaux. C’est aux magistrats de prendre garde au métal que le dieu mêle aux âmes des enfants, de pourvoir à leur éducation et de les ranger dans les conditions d’où ils ne sortiront plus. Cette constitution implique l’abolition de la propriété. Platon veut que les guerriers de sa République ne possèdent rien en particulier ; « qu’ils ce n’aient ni maisons ni magasins qui ne soient ouverts, qu’ils vivent ensemble comme des soldats au camp assis à des tables communes. » Les législateurs anciens s’étaient arrêtés là. Mais il fallait que le philosophe poussât ses doctrines à leurs dernières conséquences. Après avoir ôté à la liberté humaine l’appui de la propriété, il ne lui laisse pas le refuge de la famille. De peur que la société domestique ne dispute à l’État le cœur des citoyens, il la brise, il arrache les deux sexes aux devoirs vulgaires du mariage et de la paternité, pour leur partager les charges publiques : il violente toute la nature. Les femmes des guerriers seront appelées aux fatigues, aux périls, à la gloire des hommes. En retour, elles seront communes toutes à tous ; les enfants deviendront communs, et les parents ne connaîtront pas ceux qu’ils auront engendrés. Les naissances n’ayant plus d’autre fin que d’accroître et de perpétuer la République, « les magistrats multiplieront les unions des couples d’élites, ils élèveront avec soin les enfants qui en résulteront, afin d’avoir un troupeau toujours choisi. » Voilà pourtant où aboutit un livre qui s’ouvre par la plus admirable distinction du bien et de l’utile, par la plus éloquente défense des lois de la justice éternelle. Platon voulait bâtir la cité des dieux sur la terre ; sa République n’est plus qu’un haras. C’est le chemin qu’un faux principe fait faire aux plus fermes intelligences, et nous ne nous étonnons pas que les logiciens du saint-simonisme et du fouriérisme soient arrivés aux mêmes extrémités. Mais ce qui nous confond, c’est que le plus grand génie philosophique qui fut jamais, servi par la plus harmonieuse des langues, et s’adressant à des Grecs, idolâtres de la beauté, accoutumés à dépouiller toute pudeur dans la corruption des gymnases, n’ait pas pu réunir vingt familles pour les ranger sous ses lois ; et que des modernes aient espéré ramener de vieilles nations chrétiennes à cet excès d’abaissement qui avait révolté des païens.
En effet, tout l’effort de la raison dans l’antiquité même est déjà de rompre le réseau des lois théocratiques, et d’affranchir la personne humaine par une forte constitution de la famille et de la propriété. Le droit romain n’a pas d’autre grandeur, la lutte du peuple contre le sénat n’a pas d’autre intérêt, tout le travail des jurisconsultes n’a pas d’autre pensée que d’arracher peu à peu le citoyen à la tyrannie d’un patriciat sacerdotal, de rétablir les droits de la nature dans la société domestique, de fortifier le domaine privé, de le protéger dans toutes les vicissitudes des contrats et des successions, et de conduire ainsi la propriété à ce degré de perfection où les législations modernes l’ont maintenue. Mais les anciens et les Romains eux-mêmes ne réussirent pas complètement à renouveler l’ordre social. Ils échouèrent devant deux obstacles : d’un côté la confusion du spirituel et du temporel qu’ils conservèrent en principe en ne reconnaissant point de droit contre l’État, point de liberté pour les consciences : de l’autre côté l’esclavage qui viciait la propriété en lui donnant une étendue sacrilège, et qui déshonorait le travail en le réservant à des mains serviles.
Le Christianisme seul eut la hardiesse de rompre sur ces deux points avec toute la tradition des sociétés païennes, et d’établir deux dogmes dont la nouveauté fit le scandale des philosophes et l’indignation des jurisconsultes ; nous voulons dire la séparation du spirituel et du temporel et la fraternité des hommes. D’une part, le Christianisme, en arrachant à l’État le domaine des consciences, relevait la liberté humaine : il lui assurait dans ce monde l’asile du for intérieur, dans l’autre, l’asile de l’immortalité, et, pour établir une maxime si tutélaire, il n’épargna pas le sang de ses martyrs. D’un autre côté, les chrétiens ne professaient pas cet individualisme étroit dont on les a trop souvent accusés, ils ne se renfermaient point, comme on l’a dit, dans l’égoïsme du salut. Leur théologie n’avait pas d’expression trop forte pour exprimer l’unité, la solidarité, la responsabilité mutuelle de la famille humaine. C’était beaucoup d’enseigner l’origine commune des hommes et leur égalité devant Dieu. Mais l’union dans le Christ faisait plus que l’union dans Adam : les chrétiens devenaient plus que des frères, ils devenaient les membres d’un même corps. Et, pendant que Platon remerciait les dieux de l’avoir créé homme plutôt que femme, libre plutôt qu’esclave, Grec plutôt que barbare, saint Paul déclarait qu’il n’y avait plus « ni homme ni femme, ni libre ni esclave, ni Grec ni barbare, mais un seul corps en Jésus-Christ. »
La fraternité chrétienne n’eut jamais d’image plus parfaite que cette église primitive de Jérusalem, ou toute la multitude de ceux qui croyaient n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, et où l’on ne voyait point de pauvres, parce que tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient et en apportaient le prix. « Ils le mettaient aux pieds des apôtres, et on le distribuait à chacun selon son besoin. » On a beaucoup abusé de cet exemple et reproché aux chrétiens d’être bientôt devenus infidèles aux traditions de leurs premiers jours. On n’a pas pris garde qu’à la différence de la communauté de Platon celle de Jérusalem n’avait rien d’obligatoire, et que non-seulement elle n’invoquait point la sanction de la force publique, mais qu’elle n’engageait pas même les consciences. Ainsi, quand Ananie, ayant vendu son champ, retient une partie du prix et apporte l’autre aux pieds des apôtres, Pierre lui reproche, non d’avoir retenu, mais d’avoir trompé : car, dit-il, « Si vous aviez voulu garder votre champ, n’était-il pas toujours à vous ; et vendu, le prix n’était-il pas encore à vous ? » Ainsi le Christianisme poussait jusqu’à ce point le respect de la liberté humaine, et, la sachant faible et facile à vaincre, il ne voulait pas lui ôter le dernier retranchement qu’elle trouve dans la propriété des biens. Il conservait la propriété en la mettant sous la protection du commandement de Dieu : « Vous ne déroberez point. » Il faisait de l’abandon des biens, non pas un précepte, mais un conseil, de la pauvreté volontaire une perfection : « Si vous voulez être parfait, vendez vos biens et les donnez aux pauvres. » Dans l’Église, la propriété est le droit commun comme le mariage, la communauté comme la virginité est le partage du petit nombre.
Aussi la société primitive de Jérusalem dura peu. On n’en trouve qu’une imitation passagère à Alexandrie ; et la vie commune, trop exposée à se corrompre dans le commerce ordinaire des hommes, s’enferme entre les murs des monastères. Mais le dogme de la fraternité resta dans la prédication chrétienne, descendit avec elle dans tous les rangs de la société antique et la renouvela surtout en touchant aux trois plaies des classes souffrantes : l’esclavage, la pauvreté et le travail.
On connaît ce que firent les Pères de l’Église pour l’abolition de la servitude. Ils firent plus, ils voulurent qu’on honorât les esclaves, c’est-à-dire le plus grand nombre des hommes, c’est-à-dire le véritable peuple, celui qui portait le poids du jour et de la chaleur. En même temps que les saints canons destinaient expressément une partie des aumônes à racheter les captifs, pendant que les martyrs, à la veille de leur supplice, émancipaient leurs esclaves par milliers, l’Église voulait que les maîtres apprissent à honorer dans la personne de leurs serviteurs « le Christ, qui avait pris la forme d’un esclave, qui s’était choisi pour symboles Moïse exposé et Joseph vendu, et qui avait servi pour nous affranchir. »
L’antiquité sacrée est pleine de ces enseignements. Mais tout ce qu’elle fit pour l’esclavage rejaillissait nécessairement sur la pauvreté, cette autre sorte de servitude que les anciens avaient aussi regardée comme une malédiction des dieux. Le Christianisme n’avait encore que douze apôtres pour prêcher la foi, qu’il instituait déjà sept diacres pour servir les pauvres. Dans toutes les églises le service des pauvres s’organise avec cette régularité et cette efficacité dont Rome donne l’exemple, quand saint Laurent, sommé par le préfet de la ville de livrer ses trésors, lui présente la foule des veuves, des orphelins et des infirmes nourris par les diaconies romaines. Mais la sagesse de l’Eglise et la sincérité de son amour pour les pauvres éclatent précisément en ceci, qu’elle connaît trop l’étendue de leurs maux, et qu’elle est trop pénétrée de leurs douleurs, pour croire qu’elle parvienne jamais à y mettre fin. Voilà pourquoi elle réhabilite une condition qu’elle n’espère pas supprimer, voilà pourquoi elle entoure la pauvreté des respects de la terre et des promesses du ciel. Les païens, étonnés d’une prédilection si contraire à la nature, reprochaient aux chrétiens de courtiser les foulons, les cardeurs de laine et les cordonniers ; de ne gagner à leur secte que des vieillards imbéciles, des femmes, des gens de basse condition, tous ceux que l’idolâtrie écartait de ses temples comme profanes, et que la philosophie bannissait de ses écoles comme indignes. Mais saint Jean Chrysostôme faisait gloire à ses pères dans la foi « d’avoir exercé à philosopher ceux qu’on réputait pour les derniers des hommes, les laboureurs et les bouviers. »
En effet, la pauvreté avait deux caractères qui la recommandaient à la vénération des chrétiens : le premier était la souffrance, et le second le travail. Pendant que les sages avec Cicéron professaient « que le travail des mains ne peut rien avoir de libéral, » le Christianisme proclamait le travail comme la loi primitive du monde pratiquée par le Sauveur dans l’atelier de Nazareth, par saint Pierre le pêcheur, et par saint Paul le faiseur de tentes. Il le prêchait non-seulement comme l’obligation de l’homme déchu, mais comme la règle de l’homme régénéré, comme la discipline de la vie parfaite ; et, quand il conduisit les anachorètes dans les déserts de la Thébaïde, il les déchargea de tous les devoirs ordinaires de la vie, hormis le travail des mains. Bien plus, il lui fit une place dans la hiérarchie ecclésiastique. Les terrassiers des catacombes furent comptés au nombre des clercs, et saint Jérôme s’en exprime ainsi : « Le premier ordre du clergé est celui des fossoyeurs, qui, à l’exemple de Tobie, sont chargés d’ensevelir les morts, afin qu’en prenant soin des choses visibles ils courent aux invisibles. » On ne sait pas assez quelle révolution préparait le Christianisme, non-seulement dans la morale, mais dans l’économie de la société romaine, en relevant ainsi le travail, quand le désœuvrement était le fléau non-seulement des hautes classes, mais aussi de cette multitude qui attendait son pain des distributions impériales ; quand les terres abandonnées faisaient l’appauvrissement de l’empire et l’envie des barbares.
Il n’y a pas, en effet, de doctrine puissante en religion non plus qu’en philosophie, qui se soit résignée à s’enfermer dans les consciences, qui n’ait aspiré à faire l’éducation des peuples, et en ce sens l’Évangile est aussi une doctrine sociale. Dès le temps des persécutions nous l’avons vu introduire dans le monde ces principes de liberté et de fraternité qui en devaient renouveler la face. Mais il faut savoir jusqu’où il les poussa, dans quelle mesure il les contint, et enfin ce qu’il fit pour l’organisation économique de la société, au moment où il sembla en disposer en maître, c’est-à-dire au moyen âge.
Jamais peut-être les principes introduits par le Christianisme ne coururent plus de péril qu’au moment même où ils venaient de vaincre la résistance de l’empire romain et de faire leur avènement dans les lois comme dans les mœurs. Les barbares qui envahirent l’empire ne connaissaient ni la liberté ni la fraternité. Le paganisme dont ils étaient pénétrés ne leur avait appris que l’inégalité des hommes devant les dieux. Le désordre profond qui les travaillait ne laissait place qu’à une farouche indépendance, à un égoïsme ennemi de toute loi, à la soif de l’or et du sang. Les traditions des Germains sont pleines de ces combats fratricides que les héros se livrent pour un trésor disputé ; et, quand ils entrent dans les provinces romaines, la première condition qu’ils imposent est le partage des terres. Voilà les hommes auxquels l’Église avait à enseigner le respect du bien d’autrui et la charité chrétienne.
Elle commença par faire répéter à leurs enfants ce septième commandement du Décalogue, dont elle ne s’est jamais départie : Non furaberis. Elle le mit sous la sanction de la pénitence ecclésiastique. On lit dans un formulaire du neuvième siècle destiné à la confession des néophytes barbares : « As-tu fait quelque vol avec effraction ou violence ? As-tu brûlé la maison ou la grange d’autrui ? » Tandis que la théologie faisait gronder ainsi les menaces divines sur les violents qui attentaient à la propriété, elle avait des arguments pour la défendre contre les sophistes. Il faut voir avec quelle témérité et quelle passion les écoles du moyen âge soulevèrent ces controverses que nous croyons nouvelles. Ouvrez la Somme de saint Thomas, et vous y trouverez cette question formidable : « S’il est permis de posséder en propre ? » Toute l’argumentation du communisme y est résumée, elle s’appuie de cette opinion de Cicéron, que la propriété n’est pas de droit naturel ; elle se fortifie de tout ce que les Pères de l’Église ont écrit sur le droit des pauvres au superflu des riches. Mais saint Thomas et toute l’École avec lui répondent que, si la propriété n’est pas l’œuvre de la nature, il y faut reconnaître une conquête légitime de la raison, une institution non-seulement permise, mais nécessaire ; et ils en donnent trois motifs : « Premièrement, que chacun porte plus d’activité à produire quand il produit pour lui seul : secondement, qu’il y a plus d’ordre dans les affaires humaines quand chaque personne a le soin exclusif d’une chose ; enfin, qu’il y a plus de paix dans le partage que dans l’indivision, comme on le voit par les éternels procès de ceux qui possèdent par indivis. » En se décidant par des considérations si judicieuses, saint Thomas ne renonce point aux hardies maximes des Pères, il n’hésite pas à reproduire ces paroles de saint Basile et de saint Ambroise : « Le pain que vous gardez, c’est celui des affamés ; le vêtement que vous enfermez, c’est celui de l’indigent qui reste nu ; la chaussure qui pourrit chez vous est celle du misérable qui marche déchaussé ; et c’est l’argent du pauvre que vous enfouissez en terre. » Les socialistes ont connu ces textes, ils en ont abusé. Mais saint Thomas les explique en les complétant par d’autres paroles de saint Basile qu’il ne fallait pas détacher des précédentes : « Pourquoi donc avez-vous en abondance pendant que celui-ci mendie, si ce n’est afin que vous ayez le mérite du bon emploi, et lui la couronne de la patience ? » Et il conclut que de droit naturel le superflu des riches est dû aux nécessités des pauvres : mais, parce qu’il y a beaucoup de nécessités, et que le bien d’un seul ne peut suffire à toutes, l’économie de la Providence laisse à chacun la libre dispensation de son bien. Cette distinction, qui se réduit à celle des devoirs parfaits et des devoirs imparfaits professée par tous les jurisconsultes, contient la solution des problèmes qui font notre inquiétude : elle concilie l’apparente contradiction de la justice et de la charité ; elle conclut au dépouillement volontaire au lieu de la spoliation, et au sacrifice au lieu du vol[1].
Le Christianisme n’affaiblissait donc point la propriété ; il la conservait, au contraire, comme la matière même du sacrifice, comme la condition du dépouillement, comme une partie de cette liberté sans laquelle l’homme ne mériterait pas. Mais, en même temps qu’il prenait la liberté sous sa garde, il l’exerçait au dévouement, à l’abnégation de soi, à la pratique de la fraternité. S’il faisait du vol un crime, il fit de l’aumône un précepte, de l’abandon des biens un conseil, et de la communauté un état parfait dont l’ébauche plus ou moins achevée se reproduisit à tous les degrés de la société catholique.
Pour ne pas abandonner le précepte de l’aumône aux interprétations de l’égoïsme et de l’avarice, l’Église avait procédé à une évaluation approximative du superflu de chacun en le fixant au dixième du revenu. Encore avertissait-elle le riche que ses gerbes, déjà dîmées, restaient engagées au besoin des pauvres dans une mesure que Dieu seul connaissait. Les dîmes et les offrandes accumulées des fidèles formaient le patrimoine ecclésiastique, dont il ne faut pas juger le caractère primitif par les abus des derniers temps.
Les biens d’Église, dans le langage du droit, sont sortis du domaine de la propriété, res nullius ; ils constituent le domaine de Dieu, l’héritage du Christ, Patrimonium Christi : et ces qualifications ne sont pas, comme on l’a cru, de vains titres destinés à contenir les usurpations des rois, à encourager la libéralité des peuples. Comme ces biens n’ont de propriétaire que Dieu, l’usufruit en appartient à la communauté toute entière des fidèles, et des titulaires ecclésiastiques n’en sont que les administrateurs et les gardiens. Et, afin d’épargner à ces gardiens les tentations d’une administration arbitraire, l’Église leur en demande compte. Dès le septième siècle, saint Grégoire le Grand cite déjà les anciennes lois qui font du revenu de l’Église quatre parts : la première pour l’évêque, ses commensaux et les hôtes auxquels sa porte ne doit jamais se fermer ; la seconde pour le clergé ; la troisième pour l’entretien des édifices ; la quatrième pour les pauvres[2].
Un capitulaire des temps carlovingiens (VII, 58) fait au clergé des Gaules des conditions plus sévères : « Que l’évèque, y est-il dit, ait le soin des biens ecclésiastiques pour en faire la distribution à tous ceux qui sont dans la nécessité, et qu’il la fasse avec un souverain respect et une souveraine crainte de Dieu. Qu’il prenne aussi la part dont il a besoin, si toutefois il a besoin. » Sans doute la perversité des mœurs viola souvent les volontés de la loi, mais nous les trouvons rappelées jusque dans les siècles les plus relâchés ; et, en matière de biens d’Église, les synodes de Rouen, d’Aix et de Bordeaux, en 1585 et 1614, parlent encore comme saint Grégoire et Charlemagne.
Comme il n’y avait pas de propriété absolue en fait de biens ecclésiastiques, il n’y avait pas de droit d’en disposer. De là l’inaliénabilité de ces biens, qui ne souffrait d’exception que pour le soulagement des pauvres au temps de famine, pour la rédemption des captifs et pour l’affranchissement des esclaves. Dans ces trois cas, la société chrétienne exerçait les droits de Dieu, suprême propriétaire, et c’est ainsi que s’en explique saint Grégoire le Grand, en affranchissant les esclaves de l’Église : « Puisque Notre Rédempteur, auteur de toute créature, a voulu revêtir la chair et l’humanité, afin de briser, par sa toute-puissance les chaînes de notre servitude, et nous rendre la liberté primitive, c’est une action salutaire de rendre à la liberté civile, par le bienfait de la manumission, ceux que le droit des gens avait réduits en servitude, mais que la nature avait faits libres. » Hors des exceptions prévues par la loi, l’inaliénabilité avait des effets qu’on n’a pas assez connus. Quoi de plus démocratique au fond que ces biens de main morte, que ces bénéfices qui circulaient de titulaire en titulaire, portant une aisance viagère dans la famille d’un pauvre prêtre, le mettant en mesure de nourrir ses vieux parents, de doter ses sœurs, d’instruire ses neveux, et passant ensuite sur une autre tête pour subvenir à d’autres besoins, seconder de nouvelles vocations, et contribuer ainsi à l’élévation successive de ce tiers-état, qui trouva souvent dans les rangs du clergé les économes de sa fortune en même temps que les défenseurs de ses droits ? Il se peut que les canonistes n’aient pas aperçu cette conséquence de leurs principes. Les vues auquelles ils s’attachaient avaient plus d’étendue et de hardiesse. Ils considéraient l’Église comme l’aumônière de la Providence, chargée, pour ainsi dire, des frais généraux de la civilisation, de tout ce qui faisait la douceur, la lumière et l’éclat de la société chrétienne. Elle avait la charge de l’hospitalité, et ce nom comprenait tous les devoirs de la bienfaisance publique, toutes les institutions que la charité conçut depuis les diaconies des apôtres jusqu’aux hôpitaux et aux léproseries du moyen âge. Elle avait le soin de l’enseignement, et par conséquent l’entretien des écoles de tous les degrés, a commencer par les leçons du maître qui catéchisait les enfants de la dernière paroisse, et à finir par ces universités qui appelaient jusqu’à quarante mille écoliers autour des chaires de leurs docteurs. Elle avait enfin le patronage des arts et la conduite de ces travaux immenses qui couvrirent l’Europe de monuments, qui firent en quelque sorte l’éducation du génie moderne, en même temps qu’ils nourrissaient ces générations de tailleurs de pierre, de maçons, d’ouvriers de toute sorte qui furent nos pères. Ainsi l’Église arrachait une partie des choses terrestres à l’égoïsme de la propriété individuelle, pour les mettre au service du bien public. Et c’est la pensée expresse des canons « que la terre ne fut partagée qu’après avoir été maudite, et que, purifiée par la Rédemption, il faut qu’elle rentre, autant que possible, dans la communauté primitive[3]. »
Mais la communauté primitive du paradis terrestre, comme celle de Jérusalem, était un idéal trop élevé pour que la sagesse pratique du christianisme espérât jamais en faire la loi commune du genre humain. Le clergé séculier était lui-même plus près de terre, plus mêlé aux intérêts, aux passions de la foule, qu’il ne fallait pour le maintenir dans une condition si difficile. La loi religieuse qui lui interdit le mariage n’osa pas lui interdire la propriété. Mais le Christianisme, ne pouvant renoncer à cette perfection dont la pensée le poursuivait, avait pris ses mesures pour que l’image s’en conservât dans les monastères.
Déjà saint Jean Chrysostome (Hom. 73) décrivait avec admiration ces cénobites « qui ne connaissaient plus le mien et le tien, deux mots coupables de tant de guerres ; qui avaient tous la même discipline, la même table, le même vêtement, sans pauvres, sans riches, sans honte et sans gloire. » Mais c’est plus tard et dans la règle de Saint-Benoît qu’on doit chercher le code le plus achevé de la vie commune. Il avait fallu cinq siècles chrétiens, le long apprentissage des anachorètes de la Thébaïde, des moines de la Palestine, il avait fallu tous les efforts de la sainteté et du génie réunis pour arriver enfin à pouvoir rassembler sans péril, sous un même toit, des hommes déjà chrétiens, déjà résolus à tous les genres d’austérité et d’humiliations. Tant la nature humaine a horreur de la dépendance, première condition de toute communauté !
La règle de Saint-Benoît veut donc qu’on retranche des monastères « ce vice capital, qu’un religieux ose avoir en propre quoi que ce soit, même un livre ou des tablettes : et que tout, poursuit-elle, soit commun à tous, en sorte qu’il n’y ait point acception de personnes, mais considération des besoins. Que celui donc qui a moins de besoins rende grâce à Dieu, et ne ressente pas de jalousie ; et que celui qui a plus de besoins s’humilie de sa faiblesse. » À la communauté des biens s’ajoute celle du travail : Car l’oisiveté est l’ennemi de l’âme… et, si la pauvreté du lieu, la nécessité ou la récolte des fruits tient les religieux constamment occupés, qu’ils ne s’en affligent pas ; car ils sont véritablement moines s’ils vivent du travail des mains. Mais que toutes choses soient faites avec mesure à cause des faibles[4]. »
Assurément on peut reconnaître dans ce peu de lignes quelques-unes des plus bruyantes doctrines qui viennent d’agiter les esprits : l’abolition de la propriété, l’égalité des salaires, l’organisation du travail, la rétribution de chacun, non selon son aptitude, mais selon son besoin. Plus d’un passage de tel discours naguère tumultueusement applaudi, ne semble qu’une page déchirée de cette règle que saint Benoît dictait, il y a onze cents ans, à un petit nombre de pieux disciples, dans la solitude du mont Cassin. Mais saint Benoît savait qu’un tel sacrifice de la personne humaine ne se fait pas à demi. Voilà pourquoi, avec la pauvreté, il demandait la chasteté et l’obéissance : la chasteté, qui supprime l’inégalité des charges domestiques, et qui déracine l’homme de la terre, en le détachant de la famille ; l’obéissance, qui ne lui permet plus de marchander l’abandon de ses biens, après qu’il a fait celui de sa volonté. Mais la pauvreté, la chasteté, l’obéissance, ne sont pas des concessions qui se laissent arracher par la séduction ni par la crainte. Saint Benoît estimait trop le cœur humain pour rien lui demander de pareil qu’au nom de Dieu, pour espérer l’obtenir autrement que par l’amour, ni le conserver autrement que par la prière et par le long travail de l’ascétisme chrétien. Voilà pourquoi il voulut que, sept fois par jour, le chant des psaumes réunît ses disciples dans une même pensée et fît monter vers le ciel l’offrande renouvelée de leur libre sacrifice. Voilà pourquoi il leur en promit la récompense ailleurs qu’ici-bas, n’ayant pas songé qu’on pût réunir des hommes dans une vie commune, c’est-à-dire dans une vie de privation, d’abnégation, de subordination continuelles, au nom du bien-être, au nom des passions égoïstes, de l’orgueil qui veut commander, et de la sensualité qui veut jouir.
C’est à ces conditions que la règle de Saint-Benoît fit des conquêtes si rapides, et qu’au moment des grandes invasions, en présence de cette barbarie dont le caractère était surtout la haine du travail, la milice bénédictine forma des légions de travailleurs, des colonies agricoles de plusieurs milliers de moines qui défrichèrent la moitié de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre. Plus tard la loi monastique s’étend et s’assouplit en quelque manière pour se prêter à toutes les formes de l’activité humaine, et pour envelopper sous sa discipline toutes les sortes d’industries. Les Béguins de Flandre tissent la laine pendant que les Humiliés de Milan s’appliquent au travail de la soie, et que les frères Pontifes construisent les ponts et les routes de la Provence et de l’Italie. La pauvreté reste toujours la première loi de ces corporations laborieuses ; mais la pauvreté volontaire, la pauvreté humble, la pauvreté qui ne hait point les riches. Et saint François, cet amant passionné de la pauvreté, qui s’en déclare l’époux, qui s’épuise d’amour pour la faire aimer et honorer de ses disciples, termine ses instructions par ces mots, où est résumée toute l’économie sociale du Christianisme au moyen âge : « Que tes frères ne s’approprient rien, ni maison, ni domaine, ni autre chose… et qu’ils n’aient point de honte, puisque le Seigneur en ce monde s’est fait pauvre pour nous. Cependant je les avertis de ne pas mépriser, de ne pas juger ceux qu’ils verront vêtus de somptueux vêtements et nourris d’aliments délicats. Mais que chacun se méprise et se juge soi-même[5]. »
En étudiant l’organisation de la propriété et du travail au moyen âge, nous avons dû commencer par l’Église, parce que, maîtresse d’elle-même et dégagée par la loi du célibat des conditions les plus compliquées de la vie humaine, elle avait réalisé plus complétement l’idéal du Christianisme. Mais la hiérarchie ecclésiastique pénétrait de toute part dans la société séculière, elle la façonnait à son image, elle y faisait descendre par tous les degrés et jusqu’aux derniers rangs ces deux lois de liberté et de fraternité dont elle voulait le règne.
Au sommet de la société laïque et au sein même de cette aristocratie belliqueuse, issue des conquérants barbares et encore tout agitée de leurs passions, la législation féodale avait tenté de concilier les droits de la personne et ceux de la communauté en soumettant la propriété territoriale à des conditions que l’antiquité ne connaissait pas. Le fief n’est plus le domaine absolu des jurisconsultes romains, le droit d’user, de jouir, de disposer sans réserve. Le fief n’est que le domaine utile, c’est-à-dire le droit de jouir et de transmettre, à la charge d’acquitter un certain nombre de services d’argent et de services de guerre. Le seigneur suzerain, et par lui la société dont il est le chef, conservent le domaine éminent, le droit de reprendre le fief, sur le vassal infidèle ou incapable d’acquitter les charges. De là cette prétention des rois longtemps soutenue par la complaisance des légistes, qu’en droit le prince et par conséquent l’État est le seul propriétaire, encore qu’il lui plaise d’octroyer aux sujets l’usufruit de ce qu’ils nomment leurs biens. Mais la loi repoussait cette interprétation exorbitante ; elle ne tolérait pas que le feudataire fût dépouillé de son fief sans le jugement de ses pairs. Et le baron qui venait de payer sa dette sur le champ de bataille n’était pas moins inviolable sous les créneaux de son donjon que le vieux Romain dans l’enceinte de son champ sous la garde du dieu Terme. Ainsi la solidarité politique était garantie, mais la dignité personnelle ne périssait pas.
Le tiers-état donnait le même spectacle que la noblesse. Quoi de plus fort que l’esprit de propriété dans ces villes dont les bourgeois n’hésitaient pas à braver toutes les lances des seigneurs voisins pour défendre la liberté de leurs marchés et la franchise de leurs pignons sur rue ? Mais c’est précisément dans ces combats que le principe de communauté fait son avènement, qu’il prête son nom, le nom de communes, aux cités libres. Ces corporations de bourgeois, reconnues par la féodalité qu’elles ont vaincue, par la royauté qui s’appuie de leur alliance, ne se croient assurées qu’autant qu’elles jettent des racines dans le sol. Le premier signe de la puissance des villes, c’est qu’elles achètent, qu’elles plantent, qu’elles bâtissent, qu’elles ont des possessions communales. Les plus ambitieuses républiques d’Italie, Pise, Gênes, Venise, font gloire de posséder une église, un pont, une rue nommée de leur nom, dans les ports du Levant. Ces marchands italiens étaient assurément les moins désintéressés des hommes et les plus jaloux de posséder en propre ; mais ils connaissaient le pouvoir de l’association, et voilà pourquoi rien ne leur coûtait pour élever les dômes et les palais, par lesquels, la commune prenait possession des siècles et s’assurait les respects de la postérité.
Il n’y avait pas jusqu’aux serfs, arrachés par le Christianisme à l’antique esclavage, qui n’eussent trouvé le secret de s’unir pour posséder. Les recherches récentes de MM. Troplong et Dupin ont fait connaître l’économie trop ignorée de ces communautés agricoles de serfs ou mainmortables qui, dès le douzième siècle et jusqu’au seizième, couvrirent pour ainsi dire toutes les provinces de France. Le seigneur étant l’héritier naturel du serf, les serfs prenaient leurs mesures pour que leur succession ne s’ouvrît jamais ; ils remplaçaient des possesseurs qui mouraient par des associations qui ne pouvaient pas mourir. Ces sociétés de pain et sel, comme on les nommait, rassemblaient les membres d’une même famille, vivant du même pain (compani), sous un chef qu’elles appelaient le chef du chanteau. Un vieux jurisconsulte (Coquille, Questions sur les coutumes) décrit de cette vie commune qui relevait le servage de son abaissement en le ramenant à une condition patriarcale. « Selon l’ancien ménage des champs, dit-il, en ce pays de Nivernais, plusieurs personnes doivent être assemblées en une famille pour démener le ménage, qui est fort laborieux. Les familles ainsi composées de plusieurs personnes, qui toutes sont employées chacune selon son âge, sexe et moyens, sont régies par un seul, qui se nomme maître de la communauté, élu à cette charge par les autres, lequel commande à tous les autres, va aux affaires qui se présentent ès ville, ès foires et ailleurs, et a pouvoir d’obliger ses parsonniers… En ces communautés, on fait compte des enfants qui ne savent encore rien faire par l’espérance qu’on a qu’à l’avenir ils feront. On fait compte de ceux qui sont en vigueur d’âge pour ce qu’ils font. On fait compte des vieux, et pour le conseil et pour la souvenance de ce qu’ils ont bien fait. Et ainsi, de tous les âges et de toutes les façons, ils s’entretiennent comme un corps politique qui, par subrogation, doit durer toujours. » Si cette coutume avait la dignité des mœurs patriarcales, elle en conservait aussi la liberté. Comme Loth se sépara d’Abraham et Jacob d’Esaü, ainsi les membres de la communauté, las de participer au même pain et au même sel, restaient maîtres de rompre l’union : en signe de séparation, le chef de la maison, prenant le pain des repas communs, le partageait en autant de chanteaux qu’il se formait de nouvelles familles.
Au moyen âge comme au jour où nous sommes, la question de la propriété ne se sépare pas de celle du travail. Les communautés de serfs nous ont fait voir l’organisation du travail des champs ; il reste à considérer celui des métiers, et la condition de ces populations industrielles, qu’il ne faut pas représenter, comme on l’a fait, courbées sous le sceptre des rois ou sous la férule des clercs.
Rien ne semble plus fait pour détacher l’homme des hautes pensées et des grands devoirs que le travail industriel, qui ne lui laisse pas même, comme au laboureur, le spectacle et les leçons de la nature. Mais, par une admirable économie, il se trouve que ces hommes, sevrés de la nature, sont pressés d’un besoin plus impérieux de société, et qu’ils cherchent dans la compagnie de leurs égaux les satisfactions morales dont le cœur humain ne se passe pas. Les lois romaines faisaient dater de Numa le partage des artisans en neuf corporations (collegia sodalitates), qui, traversant tous les siècles de la république, occupèrent souvent la législation impériale, et l’inquiétèrent quelquefois. Le christianisme les recueillit comme un de ces débris de la civilisation ancienne qu’il sauva en les sanctifiant. Saint Grégoire le Grand écrit au magistrat de Naples pour lui recommander la corporation des fabricants de savon, et Ravenne, au huitième siècle, est divisée en communautés de métiers (scholæ) qui forment autant de corps de milice armés pour la défense des papes contre les attentats des empereurs iconoclastes. Aux dieux avares des artisans romains l’Église avait substitué le patronage des saints, exemples de justice et de résignation, aux orgies les aumônes, la communauté de mérites et de prières : elle donnait à ces corporations régénérées le nom chrétien de confréries. Il ne fallait, pas moins que la tutelle de la religion pour protéger les classes laborieuses contre les prétentions du pouvoir féodal. Le seigneur, maître de la terre, se croyait aussi maître du travail, qui avait besoin de sa protection. Il fallait acheter de lui le métier qui s’exerçait à l’ombre de son château, qu’il couvrait de son épée. De là, entre les deux principes d’autorité et de liberté, une lutte dont on ne peut suivre la trace au moyen âge sans reconnaître la moitié des querelles de nos jours.
Il semble que la liberté inquiétée par les ordonnances des princes se réfugia surtout dans la discipline secrète du compagnonnage. Sans remonter avec les compagnons du devoir jusqu’au temps où le roi David donna lui-même le saint devoir en jetant les fondements du temple de Jérusalem, on peut avouer avec M. Perdiguier que toutes leurs traditions gardent un souvenir de l’Orient, des croisades, et que le temple d’où ils sortent est probablement celui des Templiers. Quoi qu’il en soit, dès le siècle où s’élèvent les cathédrales de Strasbourg et de Cologne, on voit se presser dans les chantiers de ces grands édifices tout un peuple d’architectes, de tailleurs de pierre et de maçons, avec son gouvernement secret, ses lois et ses tribunaux. Le juge de la grande loge maçonnique de Strasbourg ne siège point sans qu’on porte devant lui l’épée nue, signe de haute justice. Il serait trop long de poursuivre dans les coutumes de France et d’Allemagne toutes les sectes du compagnonnage, d’en prouver l’antiquité par le symbolisme des rites, par la naïveté des légendes ; démontrer enfin ces institutions utiles et dangereuses, enveloppant les ouvriers dans une solidarité de bienfaits et de périls, résistant à toutes les répressions pénales, et renaissant toujours, c’est la comparaison de Perdiguier, « comme le chiendent qui travaille et croît sous la terre et reparaît à la surface. »
L’autorité domine au contraire dans l’organisation des corps d’état, que la puissance royale reconnaît en France et dont les usages, recueillis par l’ordre de saint Louis et par les soins d’Étienne Boileau, prévôt des marchands, formèrent le livre des Établissements des métiers. On y distingue des métiers de trois sortes : les uns appartiennent au roi, de qui on les achète, à moins qu’il ne les ait déjà donnés ou vendus, comme Louis VII donna le privilège de cinq métiers à la femme d’un de ses favoris. Les autres s’exercent sous l’autorisation préalable du prévôt des marchands. Les derniers sont libres. Mais tous constituent autant de corporations distinctes qui ont leurs chefs ou prud’hommes, et dont les règlements déterminent le nombre et l’âge des apprentis, la durée du travail, la quotité du salaire, la qualité de la marchandise. Souvent, dans la poussière de ces vieux statuts, on surprend des dispositions qui ont gardé tout le parfum de la charité catholique. C’est ainsi que défense est faite aux regrattiers, ou vendeurs de comestibles, d’acheter d’avance et à terme des charretées de vivres, « parce que les riches auraient toutes les denrées, et les pauvres nulles. » Ainsi encore, chaque orfèvre, à son tour, ouvrira sa forge un jour de fête ou de dimanche, et l’argent gagné ce jour-là sera mis dans la boîte de la confrérie, « pour être donné le jour de Pâques un repas aux pauvres de l’Hôtel-Dieu. » D’autres règlements rappellent, au contraire, les plus hardies nouveautés du temps présent et jusqu’aux plus récentes décisions de la commission des travailleurs. On voit paraître devant le garde de la prévôté les maîtres foulons et leurs varlets en grand discord, sur ce que ceux-ci disaient que les maîtres les tenaient trop tard de leurs soirées, « laquelle chose leur était périlleuse et grief pour le péril de leurs corps. » Le digne magistrat, se référant à une lettre de madame la reine Blanche, décide que « lesdits varlets viendront tous les jours ouvrables à l’heure du soleil levant, à leur royal pouvoir, et feront leur journée jusqu’au vêpre ; » et subsidiairement « que du consentement desdites parties, pour le commun profit, nul desdits ouvriers dudit métier, ni maître, ni valet, ni apprenti, n’ouvreront dudit métier par nuit, et quiconque serait trouvé fesant œuvre par nuit, il sera tenu d’amende. » Assurément, le tribunal du Luxembourg n’avait pas tranché plus hardiment la question des heures de travail : il est vrai qu’il n’offrait pas au crédit public les mêmes garanties d’opinion, et qu’on ne voyait pas à sa tête ce respectable Étienne Boileau, vrai prud’homme, et si intraitable en matière de propriété, qu’il fit pendre son filleul, coupable de vol, et un sien compère convaincu d’avoir nié un dépôt.
Les établissements des métiers devançaient ainsi de six siècles les bienfaits présumés de l’organisation du travail ; ils en devançaient aussi les dangers. La législation de saint Louis réalisait déjà tout ce qu’on a fait espérer à notre époque, l’industrie disciplinée par l’État, la loi prenant la cause de l’ouvrier contre l’arbitraire du maître, toutes les professions devenues autant d’ateliers publics où l’on ne souffrait que le nombre des apprentis nécessaires pour recruter les travailleurs. Mais en même temps on pouvait prévoir tous les excès de l’autorité dans un domaine qui n’était pas le sien : oppression du consommateur, contraint de subir la loi d’une industrie sans concurrence, qui ne permettait ni la rivalité entre les marchands français, ni le concours des marchands étrangers ; oppression du producteur, à qui les règlements ne laissaient ni le libre accès des métiers de son choix, ni la faculté d’introduire un progrès dans les procédés de fabrication. C’est par cette voie que les corporations arrivèrent chargées d’abus jusqu’au moment où elles armèrent contre elles d’abord le génie philosophique de Turgot, ensuite les décrets de l’Assemblée nationale. Elles périrent avec tant d’autres institutions que ce siècle impatient trouva plus facile d’abolir que de réformer.
Si l’on résume ce rapide exposé de l’économie publique du moyen âge, et qu’on écarte ce qui s’y mêle d’erreurs et de passions humaines, on voit en quoi le Christianisme précéda, en quoi il repoussa les doctrines du socialisme. Ce qu’il introduisit, ce qu’il propagea sous toutes les formes, au temporel comme au spirituel, ce fut l’esprit d’association. Tandis que les législateurs modernes poursuivent l’idéal d’un ordre politique où l’État ne trouve en présence de lui-même que des individus dont l’insubordination ne le mettra jamais en péril, l’Église, au contraire, cette grande société qui devait, ce semble, plus que tout autre, abhorrer les résistances, ne craignait pas d’autoriser, de multiplier dans son sein toutes les sortes de communautés ; depuis les Églises nationales, provinciales, diocésaines dont elle reconnaît les privilèges, jusqu’aux ordres religieux qu’elle honore et jusqu’aux dernières confréries qu’elle bénit. Quand le Sauveur avait promis de se trouver au milieu de ceux qui s’assembleraient en son nom, comment s’étonner que, dans un âge chrétien, les hommes aient été tourmentés du besoin de s’assembler, de confondre leurs intérêts, soit dans ces communes qui se constituaient aussi au nom du Christ et le proclamaient leur roi, soit dans ces corps d’état qui avaient leur discipline religieuse, leurs chapelles, la Vierge et les saints sur leurs bannières ? Mais le Christianisme ne voulut jamais que l’association libre, et c’est ce qu’il obtenait par la multiplicité même des corporations religieuses entre lesquelles il permettait aux vocations de choisir et de se prononcer. Voilà pourquoi il plaçait à l’entrée de la vie monastique les longues épreuves du noviciat ; voilà pourquoi, dans l’ordre temporel, tout engagement pouvait se résoudre, depuis le haut feudataire, qui pouvait renoncer à son seigneur dans les formes prescrites, jusqu’au paysan qui rompait la société de pain et sel en réclamant sa part de chanteau. Jamais le Christianisme n’aurait consenti à cette communauté forcée qui, saisissant la personne humaine à sa naissance, et la poussant de l’école nationale aux ateliers nationaux, n’en ferait qu’un soldat sans volonté dans l’armée industrielle, un rouage sans intelligence dans la machine de l’État. Ainsi, entre l’individualisme du dernier siècle et le socialisme du siècle présent, le Christianisme seul a prévu l’unique solution possible des formidables questions qui nous pressent, et seul est arrivé au point où reviennent, après de longs détours, les meilleurs esprits d’aujourd’hui, en prêchant l’association, mais en la prêchant volontaire.
Nous avons retrouvé dans la société chrétienne tout ce qu’il y a de vérité chez les socialistes. Depuis l’époque des catacombes et à travers ces longs siècles du moyen âge, encore frémissant des passions de la barbarie, nous avons vu le Christianisme, ce gardien sévère de la liberté, de la propriété, de la famille, prêcher cependant l’abnégation, honorer la pauvreté, et faire de la communauté un idéal qu’il s’efforce de réaliser à tous les degrés de la vie religieuse et civile par les institutions monastiques, par l’économie des biens d’Église, et par toutes les sortes d’associations volontaires. C’étaient de grandes leçons, mais périlleuses comme tout ce qui est grand. Assurément elles ne plaisaient pas, elles ne plairont jamais aux mauvais riches, aux superbes, à ceux qui n’ont rien à gagner en ce monde au règne de la fraternité, qui ne peuvent entendre sans se troubler le Vœ divitibus de l’Évangile, ni les menaces de l’Épître de saint Jacques contre les oppresseurs des pauvres. Mais on ne voit pas qu’elles aient satisfait davantage les mauvais pauvres, les charnels et tous ceux qui ne virent jamais dans la doctrine de la résignation qu’un artifice du clergé pour assurer le repos des grands par le silence des peuples. Il n’est pas de siècle où un enseignement si dur à l’impatience humaine n’ait révolté plusieurs esprits, où plusieurs n’aient accusé l’Église de tenir l’Évangile captif, et ne lui en aient arraché les pages afin de leur prêter une interprétation matérialiste, de donner aux promesses divines un sens terrestre et de substituer à la communauté des sacrifices la communauté des jouissances. C’est ce que l’hérésie a fait dans tous les siècles et ce qu’il importe d’étudier, ne fût-ce que pour savoir si le socialisme, où toutes les vérités sont si anciennes, a porté du moins plus de nouveauté dans ses erreurs.
Si les premières traces des erreurs socialistes se perdent, comme on l’a vu, dans l’obscurité des théogonies païennes, il faut s’attendre à les voir reparaître chez les hérétiques des premiers siècles, héritiers du paganisme. Une comparaison soutenue ferait peut-être ressortir plus de rapports qu’on ne pense entre le panthéisme de quelques gnostiques et la cosmogonie de Fourier avec sa théorie pythagoricienne des nombres, avec les hymens qu’il célèbre entre les étoiles et les transformations fabuleuses qu’il réserve à la nature et à l’humanité. Mais c’est dans la pratique surtout que la ressemblance éclate, et que des deux côtés on voit la même révolte contre l’étroite morale de la foule, le même effort pour remplacer la tyrannie du devoir par la loi de l’attrait. Dès le temps des Pères, l’Égyptien Carpocrates avait professé la science nouvelle (gnose), la science libératrice destinée à affranchir les hommes de la domination des mauvais esprits qui font gémir le monde sous l’injustice de leurs lois. La nature elle-même, ajoutait-il, veut la jouissance commune de toutes choses, du sol, des biens, des femmes ; et ce sont les institutions humaines qui, intervertissant l’ordre légitime, comprimant les instincts primitifs de l’âme, ont introduit le désordre et le péché. Son fils Epiphane, dans un livre sur la justice, résuma ces maximes par les deux mots d’égalité et de communauté ; et une inscription récemment découverte en Afrique atteste que ces communistes du second siècle avaient trouvé leur Icarie et construit leur phalanstère. « La communauté de tous les biens et des femmes, y est-il dit, descend de la source de la justice divine et constitue la parfaite félicité pour les gens de biens tirés de l’aveugle populace. C’est à eux que Zarades et Pythagore, les plus nobles hiérophantes, ont enseigné à vivre ensemble[6]. »
Nous savons que les Icariens modernes respectent le mariage et que les disciples de Fourier ont jeté un voile sur les mystères de ce culte de l’amour rêvé par leur maître. Mais les sectaires des premiers siècles, logiciens plus sévères, ne consacraient pas le droit de jouir pour lui donner des bornes, et, en supprimant la propriété, ils ne prétendirent pas sauver la famille dont elle est le rempart. L’inflexibilité de leur doctrine en faisait la force et la durée, car toute l’antiquité ecclésiastique témoigne de l’opiniâtreté de leurs prosélytes, et saint Augustin connaissait encore des chrétiens égarés qui se donnaient le nom d’apostoliques, parce qu’ils proscrivaient l’union conjugale et qu’ils ne permettaient pas de posséder en propre. Il fallut que les saints docteurs, ces hommes si durs pour eux-mêmes, qui s’étaient refusé toutes les joies légitimes du cœur, qui ne trouvaient pas de déserts assez âpres, pas de jeûnes assez austères, prissent la défense du mariage et de la propriété, non-seulement contre les relâchés qui voulaient la communauté universelle, mais contre les rigoristes qui prêchaient l’abstinence universelle. Ils firent voir ainsi que le Christianisme, la plus généreuse des religions, en est aussi la plus sensée, et qu’il ne se montre pas plus divin pour avoir pénétré dans l’immensité de Dieu que pour avoir connu les limites de l’homme.
L’empire romain périt ; mais tel est le pouvoir des idées, que même les fausses durent plus que les empires, et l’erreur des gnostiques se perpétua dans la secte manichéenne, qui, longtemps refoulée au fond de l’Orient, déborda au moyen âge et couvrit toute l’Europe occidentale sous les noms divers de Cathares, de Patarins et d’Albigeois. Au premier aspect, rien ne semble moins flatteur pour les passions humaines que cette hérésie antique inspirée des trois religions de Bouddha, de Zoroastre et du Christ. Entre un Dieu souverainement pur, auteur de la lumière et des esprits, et le principe mauvais, créateur de la matière et des ténèbres, s’agitent les âmes dont toute la destinée est de s’affranchir des liens matériels, pour remonter à Dieu par une suite d’expiations dans la vie présente, ou par les degrés de la métempsycose dans une vie ultérieure. Tout l’effort de la loi manichéenne sera donc de rompre les liens qui enchaînent ses disciples à la chair souillée et à la terre maudite : elle condamne la famille et la propriété. Mais il est dangereux de désespérer la nature par un anathème sans rémission, et toute doctrine qui, après l’avoir trouvé déchue, ne la relève pas, la précipite. Comme le manichéisme ne connaissait pas d’autre crime que de perpétuer la captivité des âmes par la propagation de l’espèce humaine, il n’eut de condamnation que pour les unions fécondes, il autorisa toutes les horreurs de l’orgie stérile, et, supprimant comme une invention des théologiens les distinctions de l’adultère et de l’inceste, ce système orgueilleux, parti de la continence universelle, aboutissait à la promiscuité. De même il faisait gloire de professer l’abstinence de tous les biens périssables, et d’opposer à l’égoïsme des orthodoxes, qui ajoutaient les champs aux champs et les maisons aux maisons, la pauvreté de ses élus détachés de la terre et tenant toutes les possessions pour communes. Mais cette maxime les conduisait à tenir pour nulle la barrière qui couvre le bien d’autrui, pour usurpateurs les pouvoirs humains qui la maintiennent, et pour licite le vol qui la renverse. Une doctrine si contraire à l’ordre établi, où elle ne reconnaissait qu’un désordre haïssable à Dieu et insupportable aux hommes, devait chercher à faire son avènement ailleurs que dans le domaine des idées, et je ne m’étonne pas qu’elle soit devenue une doctrine politique, militante, armée pour une guerre dont elle voyait le type dans la lutte éternelle des deux principes du bien et du mal. Et quand on sait que le manichéisme, au treizième siècle, avait, avec l’alliance assurée de toutes les mauvaises passions, tout le nerf d’une puissante discipline, un pontife, des évêques, plus de quatre mille ministres, seize églises et un nombre infini de croyants, qu’il comptait quarante et une écoles dans le seul diocèse de Passau, qu’il était maître de la moitié de la Lombardie et des pays de Langue-d’Oc, qu’il levait des armées, et que les Albigeois ouvrirent les hostilités en brûlant les châteaux, en faisant cuire à petit feu leurs ennemis, dont ils dévoraient le cœur, on comprend quel péril courut la civilisation chrétienne ; on comprend comment le vieil honneur de nos aïeux s’indigna, comment ces fils des croisés, ces époux, ces pères, mirent la main sur leur épée et jurèrent, dans une guerre dont l’Église condamna les excès, d’exterminer une secte impure, qui menaçait à la fois l’héritage, le berceau, la couche nuptiale, et qui promettait de tarir les sources du genre humain[7].
On connaît trop peu les dangers de cette époque où le Christianisme passe pour avoir régné sans effort sur des intelligences désarmées. La défaite des Albigeois n’était pas consommée, que leurs maximes passaient au cœur même des milices religieuses suscitées pour les combattre. Quand saint François mit au service de l’Église la communauté la plus pauvre et par conséquent la plus hardie qui fut jamais, il prévit que la pauvreté aurait ses tentations et les pieds nus leur orgueil ; c’est pourquoi il avertit ses disciples, comme on l’a dit, de ne pas mépriser les riches. Vers le milieu du même siècle, saint Bonaventure, promu au gouvernement général de l’ordre, est déjà conduit à rappeler aux frères que le Sauveur fut plus pauvre qu’eux, et leur interdit de blâmer publiquement la vie des supérieurs spirituels et temporels. En même temps, saint Thomas d’Aquin, après avoir défendu avec tant d’éclat la cause des religieux mendiants, s’attache à établir cette thèse qu’on s’étonne de voir contestée, « qu’il est permis de posséder en propre. » C’est qu’en effet la passion de la pauvreté s’était tournée en une haine de toute propriété qui ne s’arrêta pas à de vains combats de paroles. Pendant que les franciscains, dans les luttes de l’école, se défendaient de posséder en propre jusqu’aux aliments qu’ils consommaient, une doctrine commençait à se faire jour, semblable en plus d’un point aux évangiles nouveaux que notre siècle a entendu prêcher. Le genre humain, y était-il dit, devait passer par trois états : le règne du Père et de la loi écrite dans l’Ancien Testament, le règne du Fils et de la foi révélée dans le Nouveau, l’avènement du Saint-Esprit en la personne de saint François, et le règne de l’amour annoncé dans le livre de l’Évangile éternel. L’ancienne Église, réprouvée à cause de ses richesses, devait voir tous ses droits transportés aux religieux mendiants, l’empire passait aux pauvres, et, la propriété s’éteignant, le monde n’était plus qu’une grande communauté rangée sous la règle franciscaine. Ces rêves ne restèrent point confinés au fond des cellules où ils furent conçus. L’Évangile éternel entraîna la moitié de l’ordre, et à la suite de ces religieux les peuples qui trouvaient leur cause dans la cause des pauvres. Sous les noms de Fratricelles et de Beggards, les sectaires remplirent bientôt l’Italie et l’Allemagne ; leur audace en vint à ce point, qu’ils s’assemblèrent dans Saint-Pierre de Rome pour y faire un pape, et qu’en 1311 le concile de Vienne, effrayé de leurs progrès, mit en délibération la suppression de l’ordre de Saint-François[8].
Mais, quand l’erreur touche à la propriété, nous savons qu’elle n’est pas loin de mettre la main sur la famille ; et jamais ces annonces d’un évangile de l’amour n’ont troublé le monde chrétien, qu’elles ne soient arrivées à la réhabilitation de la chair par l’émancipation des femmes. Pendant que les Fratricelles prêchaient l’avènement de l’Esprit-Saint, une étrangère, appelée Guillelmine, parut à Milan, se donnant pour l’incarnation de l’Esprit, destinée à consommer l’œuvre imparfaite du Christ, a exercer un pontificat nouveau, et à faire passer dans les mains des femmes le sceptre rajeuni de la papauté. Les historiens contemporains assurent qu’elle célébra longtemps les mystères d’un culte nocturne qui finit par éveiller la jalousie des époux et la sévérité des magistrats. La secte de Guillelmine périt, mais elle avait assez duré pour laisser au saint-simonisme moderne la désolante certitude de n’avoir pas inventé la femme libre[9].
Ce n’était pas assez, et le moyen âge, le temps de la scolastique et des dialecticiens infatigables, n’avait pas coutume d’énoncer un principe sans le pousser jusqu’aux dernières conséquences, et de pousser les conséquences dans la spéculation sans forcer les obstacles qui les arrêtaient dans la pratique. En l’an 1500, la chrétienté, déjà si ébranlée, fut encore émue des prédications du frère Dulcin, qui, laissant derrière lui la doctrine commune des Fratricelles, divisait la durée du monde en quatre époques, et venait inaugurer la dernière par l’extermination de l’Église dégénérée, et par l’établissement d’une vie plus parfaite que celle de saint Dominique et de saint François. Car ces deux fondateurs d’ordres avaient de nombreux couvents, où ils portaient les aumônes des fidèles, et Dulcin faisait profession de n’avoir point de couvents, et de ne rien réserver des aumônes, mais de vivre dans la liberté d’une vie errante, dans la communauté de l’Église primitive, et dans la familiarité des femmes, que ses disciples appelaient leurs sœurs. Ainsi les trois vœux de la vie religieuse, obéissance, pauvreté, chasteté, aboutissaient à la confiscation de tous les pouvoirs, de tous les biens et de tous les plaisirs. Une telle doctrine, pressée de se réaliser, voulait plus que des disciples ; elle eut des soldats. Dulcin, à la tête de six mille hommes, s’établit dans les montagnes du Piémont ; de là, il fondait sur les vallées environnantes, livrant aux flammes les églises, les bourgades au pillage, les habitants au fil de l’épée, jusqu’à ce que les peuples indignés se réunissent enfin pour envelopper l’armée des sectaires, l’exterminer dans un dernier combat et envoyer au bûcher les chefs échappés au carnage[10].
Tels furent les combats du socialisme hétérodoxe au treizième siècle, et jamais il ne toucha de si près à l’empire. Peut-être jugera-t-on mieux maintenant cet âge calomnié, où toute hérésie finissait par une faction, toute controverse par une guerre, qui mettait la société dans le droit et dans le devoir de se défendre. Mais nous regretterons toujours que la société n’ait pas usé plus modérément de la victoire, et qu’après avoir vaincu la révolte sur les champs de bataille, elle ait cru étouffer la contradiction dans les supplices. Premièrement, la contradiction ne s’étouffe jamais dans les sociétés que Dieu destine à vivre : elle est la condition même de leur vigilance, de leur effort, de leur durée, et nous ne connaissons pas de pouvoir plus à plaindre que celui qui ne trouve plus de résistance. En second lieu, on ne remarque pas que les flambeaux des bûchers aient jamais éclairé l’esprit humain : il s’y trompe, au contraire, et il n’est pas dans l’histoire d’erreur si coupable qu’il ne soit tenté de saluer, s’il la voit couverte de cendres ou trempée de sang.
C’est ce qui paraît manifeste, lorsqu’au seuil même des temps modernes les doctrines ennemies de la propriété revivent et mettent l’Allemagne en feu par la parole de Muncer et par le soulèvement des anabaptistes.
Rien ne semble plus séparé que les intérêts du ciel et ceux de la terre. Mais tout est lié dans la société chrétienne par des nœuds si étroits, qu’on n’a jamais remué ses dogmes sans ébranler jusqu’aux derniers détails de ses institutions temporelles. Assurément quand Luther, en 1517, affichait ses thèses sur les indulgences à la porte de l’église de Wittenberg, il ne s’attendait pas à voir, six ans plus tard, son disciple Muncer tourner ces propositions au renversement de tous les pouvoirs politiques et de tous les droits civils. Muncer prêchait la nullité du baptême des enfants et la nécessité de rebaptiser les adultes : en apparence, quoi de plus inoffensif ? Mais dans ce baptême renouvelé il voulait que les hommes retrouvassent l’égalité primitive, qu’ils sortissent des fonts sacrés pour rentrer dans la liberté d’Adam, dans la communauté de l’Éden. Il protestait contre la différence de rangs et de biens introduite par la tyrannie des lois, sommait les riches de rendre les trésors injustement retenus par leurs pères, et les pauvres de refuser le tribut et l’obéissance aux magistrats coupables de perpétuer la servitude du peuple chrétien. Le temps, assurait-il, était venu d’en finir avec un monde maudit, et l’archange saint Michel le suscitait pour fonder avec l’épée de Gédéon le nouveau royaume de Dieu. Ces enseignements et ces prophéties poussaient aux armes les ouvriers de Nuremberg, les laboureurs de la Souabe et de la Thuringe, et, en 1525, les paysans anabaptistes signifièrent à leurs seigneurs un manifeste qui rappelle les plus habiles programmes des réformateurs modernes.
S’ils hésitaient encore à demander sans détour le partage des biens, ils réclamaient la communauté des forêts et des prairies, c’est-à-dire du plus grand nombre des terres sur ces collines boisées, dans ces riches pâturages de l’Allemagne méridionale. Les champs que les paysans tenaient à rente de leurs seigneurs devaient être visités par des experts pour en diminuer le prix de redevance en cas qu’il fut trop haut ; c’était la réduction forcée des loyers. Enfin, ils déclaraient le dessein d’obéir aux magistrats seulement dans les choses qu’ils jugeraient eux-mêmes honnêtes et raisonnables ; c’était le droit d’insurrection des minorités et la consécration de la guerre civile. Aussi les propositions des paysans de Souabe furent-elles appuyées de quarante mille lances, et l’Allemagne, qui avait laissé crouler la moitié de sa hiérarchie ecclésiastique, put croire un moment à la ruine de son antique féodalité. Cependant les anabaptistes succombèrent dans deux combats ; et, après que Jean de Leyde, successeur de Muncer, eut expié sur la roue la courte joie d’avoir réalisé dans la ville de Munster le royaume de Dieu, la secte dispersée se réduisit aux paisibles colonies des frères Moraves, qui donnèrent à l’Europe protestante le spectacle honorable de leur régularité, et le spectacle instructif de leur petit nombre[11].
En poursuivant dans une période de quinze cents ans les erreurs du socialisme, nous n’avons pas voulu nous donner le misérable plaisir de l’humilier et de prendre ses disciples en flagrant délit de plagiat. Nous estimons au contraire que le temps, qui ajoute à la majesté de la vérité, fait aussi la puissance de l’erreur. Pour qu’une opinion fausse résiste durant tant de siècles à l’autorité des anathèmes, à la rigueur des lois, à la supériorité des armes, il faut qu’elle ait ses racines dans les plaies les plus profondes de la nature humaine et les plus dignes de pitié. Quand une question toujours résolue par la théologie, comme par la philosophie, comme par la jurisprudence, se reproduit toujours, et vient au seuil de chaque révolution épouvanter les esprits faibles et solliciter les forts, il n’est pas permis de la traiter avec légèreté, ni de croire qu’on y aura mis fin par l’incarcération de quelques turbulents. Il y faut porter le respect dû aux grands problèmes dont se sert la Providence pour tenir les sociétés en haleine et les pousser sur cette voie de progrès où elle ne leur laisse point de repos. Mais, si dans l’antiquité même de l’erreur nous trouvons un motif d’étude, nous y voyons aussi un motif de confiance. Lorsque les doctrines subversives de la famille et de la propriété, toujours à la porte de la société chrétienne comme pour saisir le moment de s’y jeter, ont eu à leur service des circonstances aussi favorables que la ruine de l’empire romain et l’invasion barbare, que les déchirements intérieurs de la France depuis le temps des Pastoureaux jusqu’à la Jacquerie, que les guerres de religion et la ruine de l’ordre social dans tout le nord de l’Europe ; lorsque, soutenues par tant de hardiesse, tant de persévérance et tant de bras, elles sont venues échouer invariablement contre la solidité de la civilisation, il n’y a plus lieu de s’en effrayer comme d’un péril nouveau. Il est permis de compter sur la conscience et le bon sens des peuples qui résistent depuis dix-huit siècles à ces tentations. Il est surtout permis de compter sur le Christianisme, qui n’a jamais cessé de repousser avec la même fermeté les erreurs socialistes et les passions égoïstes, qui contient toutes les vérités des réformateurs modernes, et rien de leurs illusions, seul capable de réaliser l’idéal de la fraternité sans immoler la liberté, et de chercher le plus grand bonheur terrestre des hommes sans leur arracher ce don sacré de la résignation, le plus sûr remède de leurs douleurs, et le dernier mot d’une vie qui doit finir.
- ↑ S. Thomas, secunda secundæ, qq. 32, 66.
- ↑ Gratianus, Decretum, causa, 12
- ↑ Gratianus, Decretum, causa, 12
- ↑ Régula S. Benedicti, cap. XXXIII.
- ↑ Regula et vita fratrum minorum, art. 2 et 5
- ↑ Mœhler, Essai sur l’origine des gnostiques ; Munter, Essai sur les antiquités gnostiques.
- ↑ Landulphus senior, hist. mediolanensis, 11, 27 ; Pétri Siculi epislol. ad episc. Bulgar. ; Reinerius contra Valdenses, etc., cap. VI.
- ↑ Raynaldus, Annales eccles., ab ann. 1294 ad ann. 1312 ; Tiraboschi, t. VII.
- ↑ Muratori, Antiq. ital., Dissert., t. X.
- ↑ Muratori, Script. Rer. ital., l. IX, historia Dulcini, id. ibid., additamentum ad hist. Dulcini.
- ↑ Arnold. Mestrov., historia anabapt, lib. I. Sleidan, comment., I, p.128.