Œuvres complètes de Gérard de Nerval - Tome V/Isis, Souvenirs de Pompéi
ISIS
SOUVENIRS DE POMPÉI
I
Avant l’établissement du chemin de fer de Naples à Résina, une course à Pompéi était tout un voyage. Il fallait une journée pour visiter successivement Herculanum, le Vésuve, — et Pompéi, situé à deux milles plus loin ; souvent même on restait sur les lieux jusqu’au lendemain, afin de parcourir Pompéi pendant la nuit, à la clarté de la lune, et de se faire ainsi une illusion complète. Chacun pouvait supposer en effet que, remontant le cours des siècles, il se voyait tout à coup admis à parcourir les rues et les places de la ville endormie ; la lune paisible convenait mieux peut-être que l’éclat du soleil à ces ruines, qui n’excitent tout d’abord ni l’admiration ni la surprise, et où l’antiquité se montre pour ainsi dire dans un déshabillé modeste.
Un des ambassadeurs résidant à Naples donna, il y a quelques années, une fête assez ingénieuse. Muni de toutes les autorisations nécessaires, il fit costumer à l’antique un grand nombre de personnes ; les invités se conformèrent à cette disposition, et, pendant un jour et une nuit, l’on essaya diverses représentations des usages de l’antique colonie romaine. On comprend que la science avait dirigé la plupart des détails de la fête ; des chars parcouraient les rues, des marchands peuplaient les boutiques ; des collations réunissaient, à certaines heures, dans les principales maisons, les diverses compagnies des invités. Là, c’était l’édile Pansa ; là, Salluste ; là, Julia-Félix, l’opulente fille de Scaurus, qui recevaient les convives et les admettaient à leurs foyers. — La maison des Vestales avait ses habitantes voilées ; celle des Danseuses ne mentait pas aux promesses de ses gracieux attributs. Les deux théâtres offrirent des représentations comiques et tragiques, et, sous les colonnades du Forum, des citoyens oisifs échangeaient les nouvelles du jour, tandis que, dans la basilique ouverte sur la place, on entendait retentir l’aigre voix des avocats ou les imprécations des plaideurs. — Des toiles et des tentures complétaient, dans tous les lieux où de tels spectacles étaient offerts, l’effet de décoration, que le manque général des toitures aurait pu contrarier ; mais on sait qu’à part ce détail, la conservation de la plupart des édifices est assez complète pour que l’on ait pu prendre grand plaisir à cette tentative palingénésique. — Un des spectacles les plus curieux fut la cérémonie qui s’exécuta au coucher du soleil dans cet admirable petit temple d’Isis, qui, par sa parfaite conservation, est peut-être la plus intéressante de toutes ces ruines.
Il ne fut pas difficile de retrouver les costumes nécessaires au culte de la bonne et mystérieuse déesse, grâce aux deux tableaux antiques du musée de Naples, qui représentent le service sacré du matin et le service du soir ; mais la recherche et l’explication des scènes principales qu’il fallut rendre donna lieu à un travail fort curieux, dont un savant allemand fut chargé. — Le marquis G…, directeur de la bibliothèque, a bien voulu me permettre d’extraire les détails suivants du volume manuscrit qui racontait l’établissement et les cérémonies du culte d’Isis à Pompéi. On y trouve aussi de curieuses recherches touchant les formes qu’affecta le culte égyptien lorsqu’il en vint à lutter directement avec la religion naissante du Christ.
II
Après la mort d’Alexandre le Grand, les deux principales religions d’où sont sorties les autres, le culte des astres et celui du feu, dont la plus haute expression fut la doctrine de Zoroastre, et la plus grossière l’idolâtrie, formèrent ensemble une étrange fusion. — Les systèmes religieux de l’Orient et de l’Occident se rencontrèrent à Éphèse, à Antioche, à Alexandrie et à Rome. La nouvelle superstition égyptienne se répandit partout avec une rapidité extraordinaire. Depuis longtemps, les idées et les mythes de la vieille théogonie n’étaient plus à la taille du monde grec et romain. — Jupiter et Junon, Apollon et Diane, et tous les autres habitants de l’Olympe pouvaient encore être invoqués, et n’avaient pas perdu leur crédit dans l’opinion publique. Leurs autels fumaient à certains jours solennels de l’année ; leurs images étaient portées en grande pompe par les chemins, et le temple et le théâtre se remplissaient, les jours de fête, de spectateurs nombreux. Mais ces spectateurs étaient devenus étrangers à toute espèce d’adoration. — L’art même, qui se jouait en d’idéales représentations des dieux, n’était plus qu’un appât raffiné pour les sens. Aussi le petit nombre de fidèles qui existaient encore, avaient-ils la conviction que la divinité habitait seulement dans les vieilles images de forme roide et sèche, — appartenant à la théogonie primitive. Cette superstition populaire s’opposa vainement à l’effort des philosophes et des sceptiques moqueurs. — Les lois divines et humaines, et ce que les simples aïeux avaient considéré comme le type de la sainteté, furent conspués et foulés aux pieds. Mais, dans cet état de décomposition générale, l’âme humaine ne sentit que mieux le vide immense qu’elle s’était fait et un désir secret de rétablir quelque chose de divin, d’inexprimable. — Un besoin semblable fut ressenti à la fois par des milliers d’esprits blasés, et ce vieil adage reçut une nouvelle confirmation, que là, où l’incrédulité règne, la superstition s’est déjà ouvert une porte. — Le judaïsme parut à beaucoup de personnes de nature à combler ce vide douloureux. On sait avec quelle rapidité le culte mosaïque conquit alors des sectateurs non-seulement dans tout l’empire romain, mais au delà même de ses frontières.
Pourtant, le dogme de Jéhova n’admettait pas d’images et il fallait à l’adoration matérialiste de cette époque des formes palpables et parlantes. Alors, l’Égypte, la mère et la conservatrice de toutes les imaginations et aussi de toutes les extravagances religieuses, offrit une satisfaction aux besoins de l’âme et des sens. — Sérapis et Isis vinrent en aide, l’un aux corps souffrants, l’autre aux âmes languissantes. — Jupiter Sérapis, avec la corbeille de fruits sur sa tête majestueuse et rayonnante, déposséda bientôt, à Rome et dans la Grèce, le Jupiter Olympien et Capitolin armé de sa foudre. Le vieux Jupiter n’était bon qu’à tonner, et ses éclats atteignaient souvent ses temples et l’arbre qui lui était consacré. — Le dieu égyptien héritier des mystères et des traditions primitives de l’ancien culte d’Apis et d’Osiris, et de toute la magnificence de l’Olympe grec, ne tenait pas vainement dans sa main la clef du Nil et du royaume des ombres. Il pouvait guérir les mortels de tous les maux dont ils sont affligés. Dans une plus large mesure, ce nouveau sauveur alexandrin opérait ces cures merveilleuses qu’autrefois Esculape, le dompteur de la douleur avait faites à Épidaure. Presque tous les grands ports de mer d’Italie eurent des sérapéons, — ainsi nommait-on les temples et les hôpitaux du Dieu guérisseur, — avec des vestibules et des colonnades, ou un grand nombre de chambres et de salles de bains étaient préparées pour les malades. — Ces sérapéons étaient les lazarets et les maisons de santé de l’ancien monde. — Sans doute, il y avait là des remèdes naturels, et, avant tout, ceux des bains et du massage, combinés avec le magnétisme, le somnambulisme, et autres pratiques dont les prêtres possédaient et se transmettaient le secret ; mais cela était fondé Mir une profonde connaissance des hommes d’alors ; et de cet empirisme sortit bientôt une remarquable et puissante médecine physique. — La merveilleuse puissance du dieu nous est attestée par les ruines de son temple à Pouzzoles. C’est à trois lieues de Naples, sur la côte de Campanie ; — maintenant, encore trois gigantesques colonnes, toutes ravagées qu’elles sont par les plantes grimpantes, du sein d’un monceau de ruines, proclament l’antique renommée du dieu, qui, dans ce populeux port de mer, sous le nom de Sérapis Dusar, donnait refuge et guérison. Une magnifique colonnade qui, dans les temps modernes, a été appropriée au palais de Caserte, entourait les salles et les galeries. — On y trouvait un grand nombre de chambres de malades et d’étuves entre les logements des prêtres et des gardiens. Le long du rivage depuis le voluptueux golfe de Neptuno jusqu’aux souterrains de Trivergola, il y avait une série de lieux d’asile et de guérison sous la protection du père universel Sérapis.
III
Mais, si puissant et si séduisant que fût le culte régénéré d’Isis pour les hommes énervés de cette époque, il agissait principalement sur les femmes. — Tout ce que les étranges cérémonies et mystères des Cabires et des dieux d’Éleusis, de la Grèce, tout ce que les bacchanales du Liber Pater et de l’Hébon de la Campanie et de la grande Grèce, tout ce que même la fête de la Bonne Déesse de Rome avait offert séparément à la passion du merveilleux et à la superstition même, se trouvait, par un religieux artifice, rassemblé dans le culte secret de la déesse égyptienne, comme en un canal souterrain qui reçoit les eaux d’une foule d’affluents.
Outre les fêtes particulières mensuelles et les grandes solennités, il y avait deux fois par jour assemblée et office publics pour les croyants des deux sexes. Dès la première heure du jour, la déesse était sur pied, et celui qui voulait mériter ses grâces particulières devait se présenter à son lever pour la prière du matin. — Le temple était ouvert avec grande pompe. Le grand prêtre sortait du sanctuaire accompagné de ses ministres. L’encens odorant fumait sur l’autel ; de doux sons de flûte se faisaient entendre. — Cependant, la communauté s’était partagée en deux rangs, dans le vestibule, jusqu’au premier degré du temple. — La voix du prêtre invite à la prière, une sorte de litanie est psalmodiée ; puis on entend retentir dans les mains de quelques adorateurs les sons éclatants du sistre d’Isis. Souvent, une partie de l’histoire de la déesse est représentée au moyen de pantomimes et de danses symboliques. Les éléments de son culte sont présentés avec des invocations au peuple agenouillé, qui chante ou qui murmure toute sorte d’oraisons.
Mais, si l’on avait, au lever du soleil, célébré les matines de la déesse, on ne devait pas négliger de lui offrir ses salutations du soir et de lui souhaiter une nuit heureuse, formule particulière qui constituait une des parties importantes de la liturgie. On commençait par annoncer à la déesse elle-même l’heure du soir.
Les anciens ne possédaient pas, il est vrai, la commodité de l’horloge sonnante, ni même de l’horloge muette ; mais ils suppléaient, autant qu’ils le pouvaient, à nos machines d’acier et de cuivre par des machines vivantes, par des esclaves chargés de crier l’heure d’après la clepsydre et le cadran solaire ; — il y avait même des hommes qui, rien qu’à la longueur de leur ombre, qu’ils savaient estimer à vue d’œil, pouvaient dire l’heure exacte du jour ou du soir. — Cet usage de crier les déterminations du temps était également admis dans les temples. Il y avait à Rome des gens pieux qui remplissaient auprès de Jupiter Capitolin ce singulier office de lui dire les heures. — Mais cette coutume était principalement observée aux matines et aux vêpres de la grande Isis, et c’est de cela que dépendait l’ordonnance de la liturgie quotidienne.
IV
Cela se faisait dans l’après-midi, au moment de la fermeture solennelle du temple, vers quatre heures, selon la division moderne du temps, ou, selon la division antique, après la huitième heure du jour. — C’était ce que l’on pourrait proprement appeler le petit coucher de la déesse. De tout temps, les dieux durent se conformer aux us et coutumes des hommes. — Sur son Olympe, le Zeus d’Homère mène l’existence patriarcale, avec ses femmes, ses fils et ses filles, et vit absolument comme Priam et Arsinoüs aux pays troyen et phéacien. Il fallut également que les deux grandes divinités du Nil, Isis et Sérapis, du moment qu’elles s’établirent à Rome et sur les rivages d’Italie, s’accommodassent à la manière de vivre des Romains. — Même du temps des derniers empereurs, on se levait de bon matin à Rome, et, vers la première ou la deuxième heure du jour, tout était en mouvement sur les places, dans les cours de justice et sur les marchés. — Mais ensuite, vers la huitième heure de la journée ou la quatrième de l’après-midi, toute activité avait cessé. De la vie publique et à ciel ouvert, on passait au repos domestique, aux bains et aux repas. Car la huitième heure était alors, on le sait, le moment du dîner, non-seulement à Rome, mais dans tout l’ancien monde. — De là vient qu’à ce moment tous les temples étaient fermés ; plus tard, la mère Isis, dans un office solennel du soir, était une dernière fois glorifiée, adorée, et honorée des sons redoublés du sistre d’or.
Les autres parties de la liturgie étaient la plupart de celles qui s’exécutaient aux matines, avec cette différence toutefois que les litanies et les hymnes étaient entonnées et chantées, an bruit des sistres, des flûtes et des trompettes, par un psalmiste ou préchantre qui, dans l’ordre des prêtres, remplissait les fonctions d’hymnode. — Au moment le plus solennel, le grand prêtre, debout sur le dernier degré, devant le tabernacle, accosté à droite et à gauche de deux diacres ou pastophores, élevait le principal élément du culte, le symbole du Nil fertilisateur, l’eau bénite, et la présentait à la fervente adoration des fidèles. La cérémonie se terminait par la formule de congé ordinaire
Les idées superstitieuses attachées à de certains jours, les ablutions, les jeûnes, les expiations, les macérations et les mortifications de la chair étaient le prélude de la consécration à la plus sainte des déesses de mille qualités et vertus, auxquelles hommes et femmes, après maintes épreuves et mille sacrifices, s’élevaient par trois degrés. Toutefois, l’introduction de ces mystères ouvrit la porte à quelques déportements. — À la faveur des préparations et des épreuves, qui, souvent, duraient un grand nombre de jours et qu’aucun époux n’osait refuser à sa femme, aucun amant à sa maîtresse, dans la crainte du fouet d’Osiris ou des vipères d’Isis, se donnaient dans les sanctuaires des rendez-vous équivoques, recouverts par les voiles impénétrables de l’initiation. — Mais ce sont là des excès communs à tous les cultes dans leurs époques de décadence. Les mêmes accusations furent adressées aux pratiques mystérieuses et aux agapes des premiers chrétiens. — L’idée d’une terre sainte où devait se rattacher pour tous les peuples le souvenir des traditions premières et une sorte d’adoration filiale, — d’une eau sainte propre aux consécrations et purifications des fidèles, — présente des rapports plus nobles à étudier entre ces deux cultes, dont l’un a, pour ainsi dire, servi de transition vers l’autre.
Toute eau était douce pour l’Égyptien, mais surtout celle qui avait été puisée au fleuve, émanation d’Osiris. À la fête annuelle d’Osiris retrouvé, où, après de longues lamentations, on criait : Nous l’avons trouvé et nous nous réjouissons tous ! tout le monde se jetait à terre devant là cruche remplie d’eau du Nil nouvellement puisée que portait le grand prêtre ; on levait les mains vers le ciel, exaltant le miracle de la miséricorde divine.
La sainte eau du Nil, conservée dans la cruche sacrée, était aussi à la fête d’Isis le plus vivant symbole du père des vivants et des morts. Isis ne pouvait être honorée sans Osiris. — Le fidèle croyait même à la présence réelle d’Osiris dans l’eau du Nil, et, à chaque bénédiction du soir et du matin, le grand-prêtre montrait au peuple l’hydria, la sainte cruche, et l’offrait à son adoration. — On ne négligeait rien pour pénétrer profondément l’esprit des spectateurs du caractère de cette divine transsubstantiation. — Le prophète lui-même, quelque grande que fût la sainteté de ce personnage, ne pouvait saisir avec ses mains nues le vase dans lequel s’opérait le divin mystère. — Il portait sur son étole, de la plus fine toile, une sorte de pèlerine (piviale) également de lin ou de mousseline, qui lui couvrait les épaules et les bras, et dans laquelle il enveloppait son bras et sa main. — Ainsi ajusté, il prenait le saint vase, qu’il portait ensuite, au rapport de saint Clément d’Alexandrie, serré contre son sein. — D’ailleurs, quelle était la vertu que le Nil ne possédât pas aux yeux du pieux Égyptien ? On en parlait partout comme d’une source de guérisons et de miracles. Il y avait des vases où son eau se conservait plusieurs années. « J’ai dans ma cave de l’eau du Nil de quatre ans, » disait avec orgueil le marchand égyptien à l’habitant de Byzance ou de Naples qui lui vantait son vieux vin de Falerne ou de Chios. Même après la mort, sous ses bandelettes et dans sa condition, de momie, l’Égyptien espérait qu’Osiris loi permettrait encore d’étancher sa soif avec son onde vénérée. « Osiris te donne de l’eau fraîche ! » disaient les épitaphes des morts. — C’est pour cela que les momies portaient une coupe peinte sur la poitrine.
V
À la droite du prophète qui portait l’hydria (hydriophoros), se tenait une femme représentant, par les attributs et par le costume, la déesse Isis elle-même. — Isis devait toujours, en effet, partager les hommages rendus à Osiris. — Elle ne portait pas les cheveux ras comme le reste du clergé, mais les avait, au contraire, longs et bouclés.
Une chose également très-caractéristique pour la représentation d’Isis, c’est ce que la prêtresse tenait dans les mains. — De la droite, elle soulevait ce fameux instrument que les Grecs nommaient sistron et les Égyptiens kemkem. — La tristesse, à l’occasion de la mort d’Osiris, et la joie lorsqu’il était retrouvé, tels étaient les principaux points de la religion égyptienne dans la période qui suivit la conquête des Perses, Pour toutes les litanies de tristesse et de joie qui étaient chantées lors de ces grandes fêtes, c’était le sistre d’Isis qui marquait la mesure. — Un sistre bien fait devait, en mémoire des quatre éléments, avoir quatre petits bâtons. — On peut croire que jamais le sistre ne s’agitait sans rappeler le souvenir de la mort et de la résurrection d’Osiris. De la main gauche, la prêtresse tenait un arrosoir, par lequel on voulait signifier la fécondité que le Nil procurait à la terre. — Isis y puisait de l’eau pour les besoins du culte et aussi pour la fécondation du sol. — Car, si Osiris est la force des eaux, Isis est la force de la terre et passe pour le principe de la fertilité.
Le prêtre qui chantait les hymnes et les prières, ou préchantre, jouissait d’une estime particulière. Il se tenait sur le degré inférieur du temple, au milieu de la double rangée du peuple, et dirigeait l’ensemble au moyen d’un bâton en forme de sceptre. Les Grecs nommaient ce liturge au maître de la chapelle du culte d’Isis, le chanteur ou le chanteur d’hymnes, (odos, hymnodos). Il rappelle les rhabdodes et rhapsodes, qui chantaient, un bâton de laurier à la main.
Apulée parle, en plusieurs endroits, des flûtes et cornets qui, dans les cérémonies d’Isis et d’Osiris, par des modulations lamentables on joyeuses, mettaient les assistants dans des dispositions d’esprit convenables ; cette musique provenait d’une sorte de flûte dont on attribuait l’invention à Osiris. — Un autre personnage qui terminait la rangée des fidèles de l’autre côté, et dont le costume s’accordait parfaitement avec celui des prêtres d’Isis d’un ordre inférieur, avait la tête tondue, et portait le tablier autour des reins. — Mais il tenait dans la main un des plus énigmatiques symboles égyptiens, la croix ansée (crux ansata), dont le savant Daunou a trouvé tout un soubassement couvert dans un temple de Philé.
Il va sans dire qu’ici aucune victime sanglante n’était immolée, et que jamais la flamme de l’autel ne consumait des chairs palpitantes. — Isis, le principe de la vie et la mère de tous les êtres vivants, dédaignait les sacrifices sanglants. — De l’eau du fleuve sacré ou du lait étaient seulement répandus pour elle ; pour elle brûlaient aussi de l’encens et d’autres parfums.
Dans le temple, tout était significatif et caractéristique : le nombre impair des degrés sur lesquels la chapelle est élevée, avait aussi un sens mystique. — En général, le prêtre égyptien cherchait à s’entourer des souvenirs de la terre sacrée du Nil, et, au moyen des végétaux et des animaux de l’Égypte, à transporter les sectateurs de cette nouvelle religion dans le pays où elle avait pris naissance. — Ce n’était point par hasard qu’on avait planté deux palmiers à droite et à gauche du bosquet odoriférant qui entourait la chapelle ; car le palmier, qui, tous les mois pousse de nouveaux rameaux, était un symbole de la puissance des grands dieux. De là les porteurs de palmiers qui figuraient aux processions, et dont il est fait mention dans la célèbre inscription de Rosette.
À la fin de la cérémonie, selon un passage d’Apulée, un des prêtres prononçait la formule ordinaire : « Congé au peuple ! » qui est devenue la formule chrétienne : Ite, missa est ; et à laquelle le peuple répondait par son adieu accoutumé à la déesse : « Portez-vous bien, » ou : « Maintenez-vous en santé ! »
VI
Peut-être faut-il craindre, en voyage, de gâter par des lectures faites d’avance l’impression première des lieux célèbres. J’avais visité l’Orient avec les seuls souvenirs, déjà vagues, de mon éducation classique. — Au retour de l’Égypte, Naples était pour moi un lieu de repos et d’étude, et les précieux dépôts de ses bibliothèques et de ses musées me servaient à justifier ou à combattre les hypothèses que mon esprit s’était formées à l’aspect de tant de ruines inexpliquées ou muettes. — Peut-être ai-je dû au souvenir éclatant d’Alexandrie, de Thèbes et des Pyramides, l’impression presque religieuse que me causa une seconde fois la vue du temple d’Isis de Pompéi, J’avais laissé mes compagnons de voyage admirer dans tous ses détails la maison de Diomède, et, me dérobant à l’attention des gardiens, je m’étais jeté au hasard dans les rues de la ville antique, évitant ça et là quelque invalide qui me demandait de loin où j’allais, et m’inquiétant peu de savoir le nom que la science avait retrouvé pour tel ou tel édifice, pour un temple, pour une maison, pour une boutique. N’était-ce pas assez que les drogmans et les Arabes m’eussent gâté les Pyramides, sans subir encore la tyrannie des ciceroni napolitains ? J’étais entré par la rue des Tombeaux ; il était clair qu’en suivant cette voie pavée de lave, où se dessine encore l’ornière profonde des roues antiques, je retrouverais le temple de la déesse égyptienne, situé à l’extrémité de la ville, auprès du théâtre tragique. Cependant, des temples consacrés aux dieux grecs et romains frappaient mes yeux par leur masse imposante et leurs nombreuses colonnes, et l’Iseum semblait perdu dans les maisons particulières. Enfin, pénétrant ça et là dans les bâtiments, j’entrai dans une enceinte par une porte basse, et, là, il n’y avait plus à douter, le souvenir des deux tableaux antiques que j’avais vus au Musée des études, et qui représentent les cérémonies décrites plus haut du culte d’Isis, s’accordait avec l’architecture du monument que j’avais devant les yeux. — C’était bien là l’étroite cour jadis fermée d’une grille, les colonnes encore debout, les deux autels à droite et à gauche, dont le dernier est d’une conservation parfaite, et, au fond, l’antique cella s’élevant sur sept marches autrefois revêtues de marbre de Paros.
Huit colonnes d’ordre dorique, sans base, soutiennent les côtés, et dix autres le fronton ; l’enceinte est découverte, selon le genre d’architecture dit hypœtron, mais un portique couvert régnait alentour. Le sanctuaire a la forme d’un petit temple carré, voûté, couvert en tuiles, et présente trois niches destinées aux images de la Trinité égyptienne ; — deux autels placés au fond du sanctuaire portaient les tables isiaques, dont l’une a été conservée, et sur la base de la principale statue de la déesse, placée au centre de la nef intérieure, on a pu lire que L. C. Phœbus l’avait érigée dans ce lieu par décret des décurions.
Près de l’autel de gauche, dans la cour, était une petite loge destinée aux purifications ; quelques bas-reliefs en décoraient les murailles. Deux vases contenant l’eau lustrale se trouvaient, en outre, placés à l’entrée de la porte intérieure, comme le sont nos bénitiers. Des peintures sur stuc décoraient l’intérieur du temple et représentaient des tableaux de la campagne, des plantes et des animaux de l’Égypte, — la terre sacrée.
J’avais admiré au Musée les richesses qu’on a retirées de ce temple, les lampes, les coupes, les encensoirs, les burettes, les goupillons, les mitres et les crosses brillantes des prêtres, les sistres, les clairons et les cymbales, une Vénus dorée, un Bacchus, des Hermès, des siéges d’argent et d’ivoire, des idoles de basalte et des pavés de mosaïque ornés d’inscriptions et d’emblèmes. La plupart de ces objets, dont la matière et le travail précieux indiquent la richesse du temple, ont été découverts dans le lieu saint le plus retiré, situé derrière le sanctuaire, et où l’on arrive en passant sous cinq arcades. Là, une petite cour oblongue conduit à une chambre qui contenait des ornements sacrés. L’habitation des ministres isiaques, située à gauche du temple, se composait de trois pièces, et l’on trouva dans l’enceinte plusieurs cadavres de ces prêtres à qui l’on suppose que leur religion fit un devoir de ne pas abandonner le sanctuaire.
Ce temple est la ruine la mieux conservée de Pompéi, parce qu’à l’époque où la ville fut ensevelie, il en était le monument le plus nouveau. L’ancien temple avait été renversé quelques années auparavant par un tremblement de terre, et nous voyons là celui qu’on avait rebâti à sa place. — J’ignore si quelqu’une des trois statues d’Isis du Musée de Naples aura été retrouvée dans ce lieu même, mais je les avais admirées la veille, et rien ne m’empêchait, en y joignant le souvenir des deux tableaux, de reconstruire dans ma pensée toute la scène de la cérémonie du soir.
Justement le soleil commençait à s’abaisser vers Caprée et la lune montait lentement du côté du Vésuve, couvert de son léger dais de fumée. Je m’assis sur une pierre, en contemplant ces deux astres qu’on avait longtemps adorés dans ce temple sous les noms d’Osiris et d’Isis, et sous des attributs mystiques faisant allusion à leurs diverses phases, et je me sentis pris d’une vive émotion. Enfant d’un siècle sceptique plutôt qu’incrédule, flottant entre deux éducations contraires, celle de la Révolution, qui niait tout, et celle de la réaction sociale, qui prétend ramener l’ensemble des croyances chrétiennes, me verrais-je entraîné à tout croire, comme nos pères les philosophes l’avaient été à tout nier ? — Je songeais à ce magnifique préambule des Ruines de Volney, qui fait apparaître le Génie du passé sur les ruines de Palmyre et qui n’emprunte à des inspirations si hautes que la puissance de détruire pièce à pièce tout l’ensemble des traditions religieuses du genre humain ! Ainsi périssait, sous l’effort de la raison moderne, le Christ lui-même, ce dernier des révélateurs, qui, au nom d’une raison plus haute, avait autrefois dépeuplé les cieux. Ô nature ! ô mère éternelle ! était-ce là vraiment le sort réservé au dernier de tes fils célestes ? Les mortels en sont-ils venus à repousser toute espérance et tout prestige, et, levant ton voile sacré, déesse de Saïs ! le plus hardi de tes adeptes s’est-il donc trouvé face à face avec l’image de la Mort ?
Si la chute successive des croyances conduisait à ce résultat, ne serait-il pas plus consolant de tomber dans l’excès contraire et d’essayer de se reprendre aux illusions du passé ?
VII
Il est évident que, dans les derniers temps, le paganisme s’était retrempé dans son origine égyptienne, et tendait de plus en plus à ramener au principe de l’unité les diverses conceptions mythologiques. Cette éternelle Nature, que Lucrèce, le matérialiste, invoquait lui-même sous le nom de Vénus Céleste, a été préférablement nommée Cybèle par Julien, Uranie ou Cérès par Plotin, Proclus et Porphyre ; — Apulée, lui donnant tous ces noms, l’appelle plus volontiers Isis ; c’est le nom qui, pour lui, résume tous les autres ; c’est l’identité primitive de cette reine du ciel, aux attributs divers, au masque changeant ! Aussi lui apparaît-elle vêtue à l’égyptienne, mais dégagée des allures roides, des bandelettes et des formes naïves du premier temps.
Ses cheveux épais et longs, terminés en boucles, inondent en flottant ses divines épaules ; une couronne multiforme et multiflore pare sa tête, et la lune argentée brille sur son front ; des deux côtés se tordent des serpents parmi de blonds épis, et sa robe aux reflets indécis passe, selon le mouvement de ses plis, de la blancheur la plus pure au jaune de safran, ou semble emprunter sa rougeur à la flamme ; son manteau, d’un noir foncé, est semé d’étoiles et bordé d’une frange lumineuse ; sa main droite tient le sistre, qui rend un son clair, si main gauche un vase d’or en forme de gondole.
Telle, exhalant les plus délicieux parfums de l’Arabie Heureuse, elle apparaît à Lucius, et lui dit :
« Tes prières m’ont touchée ; moi, la mère de la nature, la maîtresse des éléments, la source première des siècles, la plus grande des divinités, la reine des mânes ; moi qui confonds en moi-même et les dieux et les déesses ; moi dont l’univers a adoré sous mille formes l’unique et toute-puissante divinité. Ainsi, l’on me nomme en Phrygie, Cybèle ; à Athènes, Minerve ; en Chypre, Vénus Paphienne ; en Crète, Diane Dyctinne ; en Sicile, Proserpine Stygienne ; à Éleusis, l’antique Cérès ; ailleurs, Junon, Bellone, Hécate ou Némésis, tandis que l’Égyptien, qui dans les sciences précéda tous les autres peuples, me rend hommage sous mon vrai nom de la déesse Isis.
« Qu’il te souvienne, dit-elle à Lucius après lui avoir indiqué les moyens d’échapper à l’enchantement dont il est victime, que tu dois me consacrer le reste de ta vie, et, dès que tu auras franchi le sombre bord, tu ne cesseras encore de m’adorer, soit dans les ténèbres de l’Achéron ou dans les Champs-Elysées ; et si, par l’observation de mon culte et par une inviolable chasteté, tu mérites bien de moi, tu sauras que je puis seule prolonger ta vie spirituelle au delà des bornes marquées. »
Ayant prononcé ces adorables paroles, l’invincible déesse disparaît et se recueille dans sa propre immensité.
Certes, si le paganisme avait toujours manifesté une conception aussi pure de la Divinité, les principes religieux issus de la vieille terre d’Égypte régneraient encore selon cette forme sur la civilisation moderne. — Mais n’est-il pas à remarquer que c’est aussi de l’Égypte que nous viennent les premiers fondements de la foi chrétienne ? Orphée et Moïse, initiés tous deux aux mystères isiaques, ont simplement annoncé à des races diverses des vérités sublimes, — que la différence des mœurs, des langages et l’espace des temps a ensuite peu à peu altérées ou transformées entièrement. — Aujourd’hui, il semble que le catholicisme lui-même ait subi, selon les pays, une réaction analogue à celle qui avait lieu dans les dernières années du polythéisme. En Italie, en Pologne, en Grèce, en Espagne, chez tous les peuples les plus sincèrement attachés à l’Église romaine, la dévotion à la Vierge n’est-elle pas devenue une sorte de culte exclusif ? N’est-ce pas toujours la Mère sainte, tenant dans ses bras l’enfant sauveur et médiateur qui domine les esprits, — et dont l’apparition produit encore des conversions comparables à celle du héros d’Apulée ? Isis n’a pas seulement ou l’enfant dans les bras, ou la croix à la main comme la Vierge : le même signe zodiacal leur est consacré, la lune est sous leurs pieds ; le même nimbe brille autour de leur tête ; nous avons rapporté plus haut mille détails analogues dans les cérémonies ; — même sentiment de chasteté dans le culte isiaque, tant que la doctrine est restée pure ; institutions pareilles d’associations et de confréries. Je me garderai certes de tirer de tous ces rapprochements les mêmes conclusions que Volney et Dupuis. Au contraire, aux yeux du philosophe, sinon du théologien, — ne peut-il pas sembler qu’il y ait eu, dans tous les cultes intelligents, une certaine part de révélation divine ? Le christianisme primitif a invoqué la parole des sibylles et n’a point repoussé le témoignage des derniers oracles de Delphes. Une évolution nouvelle des dogmes pourrait faire concorder sur certains points les témoignages religieux des divers temps. Il serait si beau d’absoudre et d’arracher aux malédictions éternelles les héros et les sages de l’antiquité !
Loin de moi, certes, la pensée d’avoir réuni les détails qui précèdent en vue seulement de prouver que la religion chrétienne a fait de nombreux emprunts aux dernières formules du paganisme : ce point n’est nié de personne. Toute religion qui succède à une autre respecte longtemps certaines pratiques et formes de culte, qu’elle se borne à harmoniser avec ses propres dogmes. Ainsi la vieille théogonie des Égyptiens et des Pélasges s’était seulement modifiée et traduite chez les Orées, parée de noms et d’attributs nouveaux ; — plus tard encore, dans la phase religieuse que nous venons de dépeindre, Sérapis, qui était déjà une transformation d’Osiris, en devenait une de Jupiter ; Isis, qui n’avait, pour entrer dans le mythe grec, qu’à reprendre son nom d’Io, fille d’Inachus, — le fondateur des mystères d’Éleusis, repoussait désormais le masque bestial, symbole d’une époque de lutte et de servitude. Mais voyez combien d’assimilations aisées le christianisme allait trouver dans ces rapides transformations des dogmes les plus divers ! — Laissons de côté la croix de Sérapis et le séjour aux enfers de ce dieu qui juge les âmes ; — le Rédempteur promis à la terre, et que pressentaient depuis longtemps les poëtes et les oracles, est-ce l’enfant Horus allaite par la mère divine, et qui sera le Verbe (logos) des âges futurs ? — Est-ce l’Iacchus-Iésus des mystères d’Éleusis, plus grand déjà, et s’élançant des bras de Déméter, la déesse panthée ? ou plutôt n’est-il pas vrai qu’il faut réunir tous ces modes divers d’une même idée, et que ce fut toujours une admirable pensée théogonique de présenter à l’adoration des hommes une Mère céleste dont l’enfant est l’espoir du monde ?
Et, maintenant, pourquoi ces cris d’ivresse et de joie, ces chants du ciel, ces palmes qu’on agite, ces gâteaux sacrés qu’on se partage à de certains jours de l’année ? C’est que l’enfant sauveur est né jadis en ce même temps. — Pourquoi ces autres jours de pleurs et de chants lugubres où l’on cherche le corps d’un Dieu meurtri et sanglant, — où les gémissements retentissent des bords du Nil aux rives de la Phénicie, des hauteurs du Liban aux plaines où fut Troie ? Pourquoi celui qu’on cherche et qu’on pleure s’appelle-t-il ici Osiris, plus loin Adonis, plus loin Atys ? et pourquoi une autre clameur qui vient du fond de l’Asie cherche-t-elle aussi dans les grottes mystérieuses les restes d’un dieu immolé ? — Une femme divinisée, mère, épouse ou amante, baigne de ses larmes ce corps saignant et défiguré, victime d’un principe hostile qui triomphe par sa mort, mais qui sera vaincu un jour ! La victime céleste est représentée par le marbre ou la cire, avec ses chairs ensanglantées, avec ses plaies vives, que les fidèles viennent toucher et baiser pieusement. Mais, le troisième jour, tout change : le corps a disparu, l’immortel s’est révélé ; la joie succède aux pleurs, l’espérance renaît sur la terre ; c’est la fête renouvelée de la jeunesse et du printemps.
Voilà le culte oriental, primitif et postérieur à la fois aux fables de la Grèce, qui avait fini par envahir et absorber peu à peu le domaine des dieux d’Homère. Le ciel mythologique rayonnait d’un trop pur éclat, il était d’une beauté trop précise et trop nette, il respirait trop le bonheur, l’abondance et la sérénité, il était, en un mot, trop bien conçu au point de vue des gens heureux, des peuples riches et vainqueurs, pour s’imposer longtemps au monde agité et souffrant. — Les Grecs l’avaient fait triompher par la victoire dans cette lutte presque cosmogonique qu’Homère a chantée, et, depuis encore, la force et la gloire des dieux s’étaient incarnées dans les destinées de Rome ; — mais la douleur et l’esprit de vengeance agissaient sur le reste du monde, qui ne voulait plus s’abandonner qu’aux religions du désespoir. — La philosophie accomplissait d’autre part un travail d’assimilation et d’unité morale ; la chose attendue dans les esprits se réalisa dans l’ordre des faits. Cette Mère divine, ce Sauveur, qu’une sorte de mirage prophétique avait annoncés çà et là d’un bout à l’autre du monde, apparurent enfin comme le grand jour qui succéda aux vagues clartés de l’aurore.