Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Preface

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Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 7-16).
PREFACE.
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L’indulgence que l’on a euë pour quelques-unes de mes Fables, me donne lieu d’esperer la mesme grace pour ce Receuil. Ce n’est pas qu’un des Maistres de nostre Eloquence n’ait des-approuvé le dessein de les mettre en Vers. Il a creu que leur principal ornement est de n’en avoir aucun, que d’ailleurs la contrainte de la Poësie jointe à la severité de nostre Langue m’embarrassoient en beaucoup d’endroits, et banniroient de la pluspart de ces Recits la breveté, qu’on peut fort bien appeller l’ame du Conte, puisque sans elle il faut necessairement qu’il languisse. Cette opinion ne sçauroit partir que d’un homme d’excellent goust[1] : je demanderois seulement qu’il en relaschast quelque peu, et qu’il creust que les Graces Lacedemoniennes ne sont pas tellement ennemies des Muses Françoises, que l’on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie.

Aprés tout, je n’ay entrepris la chose que sur l’exemple, je ne veux pas dire des Anciens, qui ne tire point à consequence pour moy, mais sur celuy des Modernes. C’est de tous temps, et chez tous les peuples qui font profession de Poësie, que le Parnasse a jugé cecy de son Appanage. A peine les Fables qu’on a attribuë à Esope virent le jour, que Socrate trouva à propos de les habiller des livrées des Muses. Ce que Platon en rapporte est si agreable, que je ne puis m’empescher d’en faire un des ornemens de cette Preface. Il dit que Socrate estant condamné au dernier supplice, l’on remit l’execution de l’Arrest à cause de certaines Festes. Cebes l’alla voir le jour de sa mort. Socrate luy dit que les Dieux l’avoient averty plusieurs fois pendant son sommeil, qu’il devoit s’appliquer à la Musique avant qu’il mourust. Il n’avoit pas entendu d’abord ce que ce songe signifioit : car comme la Musique ne rend pas l’homme meilleur, à quoy bon s’y attacher ? Il faloit qu’il y eust du mystere là-dessous ; d’autant plus que les Dieux ne se lassoient point de luy envoyer la mesme inspiration. Elle luy estoit encore venuë une de ces Festes. Si bien qu’en songeant aux choses que le Ciel pouvoit exiger de luy, il s’estoit avisé que la Musique et la Poësie ont tant de rapport, que possible estoit-ce de la derniere qu’il s’agissoit : Il n’y a point de bonne Poësie sans Harmonie ; mais il n’y en a point non plus sans fiction ; et Socrate ne sçavoit que dire la verité. Enfin il avoit trouvé un temperament. C’estoit de choisir des Fables qui continssent quelque chose de veritable, telles que sont celles d’Esope. Il employa donc à les mettre en Vers les derniers moments de sa vie.

Socrate n’est pas le seul qui ait consideré comme sœurs, la Poësie et nos Fables. Phedre a témoigné qu’il estoit de ce sentiment ; et par l’excellence de son Ouvrage nous pouvons juger de celui du Prince des Philosophes. Aprés Phèdre, Avienus a traité le mesme sujet. Enfin les Modernes les ont suivis. Nous en avons des exemples non-seulement chez les Estrangers, mais chez nous. Il est vray que lors que nos gens y ont travaillé, la Langue estoit si differente de ce qu’elle est, qu’on ne les doit considerer que comme Estrangers. Cela ne m’a point détourné de mon Entreprise ; au contraire, je me suis flaté de l’esperance que si je ne courois dans cette Carriere avec succez, on me donneroit au moins la gloire de l’avoir ouverte.

Il arrivera possible que mon travail fera naistre à d’autres personnes l’envie de porter la chose plus loin. Tant s’en faut-que cette matiere soit épuisée, qu’il reste encore plus de Fables à mettre en Vers, que je n’en ay mis. J’ay choisi veritablement les meilleures, c’est-à—dire celles qui m’ont semblé telles. Mais outre que je puis m’estre trompé dans mon choix, il ne sera pas difficile de donner un autre tour à celles-là mesme que j’ay choisies ; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé. Quoy qu’il en arrive, on m’aura toûjours obligation ; soit que ma temerité ait esté heureuse, et que je ne me sois point trop écarté du chemin qu’il faloit tenir, soit que j’aye seulement excité les autres à mieux faire.

Je pense avoir justifié suffisamment mon dessein ; quant à l’execution, le Public en sera juge. On ne trouvera pas icy l’elegance ni l’extréme breveté, qui rendent Phèdre recommandable ; ce sont qualitez au dessus de ma portée. Comme il m’étoit impossible de l’imiter en cela, j’ay crû qu’il faloit en recompense égayer l’Ouvrage plus qu’il n’a fait. Non que je le blasme d’en estre demeuré dans ces termes : la Langue Latine n’en demandoit pas davantage ; et si l’on y veut prendre garde, on reconnoistra dans cét Auteur le vray Caractere et le vray Genie de Terence. La simplicité est magnifique chez ces grands hommes : moy qui n’ay pas les perfections du langage comme ils les ont euës, je ne la puis élever à un si haut point. Il a donc falu se recompenser d’ailleurs ; c’est ce que j’ay fait avec d’autant plus de hardiesse que Quintillien dit qu’on ne sçauroit trop égayer les Narrations[2]. Il ne s’agit pas icy d’en apporter une raison ; c’est assez que Quintillien l’ait dit. J’ay pourtant considéré que ces Fables estant sceuës de tout le monde, je ne ferois rien si je ne les rendois nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goust. C’est ce qu’on demande aujourd’huy. On veut de la nouveauté et de la gayeté. Je n’appelle pas gayeté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agreable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, mesme les plus serieux.

Mais ce n’est pas tant par la forme que j’ay donnée à cét Ouvrage qu’on en doit mesurer le prix, que par son utilité et par sa matiere. Car qu’y a-t-il de recommandable dans les productions de l’esprit, qui ne se rencontre dans l’Apologue ? C’est quelque chose de si divin, que plusieurs personnages de l’Antiquité ont attribué la plus grande partie de ces Fables à Socrate, choisissant pour leur servir de Pere, celuy des mortels qui avoit le plus de communication avec les Dieux. Je ne sçais comme ils n’ont point fait descendre du Ciel ces mesmes Fables, et comme ils ne leur ont point assigné un Dieu qui en eust la Direction, ainsi qu’à la Poësie et à l’Eloquence. Ce que je dis n’est pas tout-à-fait sans fondement ; puisque s’il m’est permis de mesler ce que nous avons de plus sacré parmy les erreurs du Paganisme, nous voyons que la Verité a parlé aux hommes par Paraboles ; et la Parabole est-elle autre chose que l’Apologue, c’est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s’insinuë avec d’autant plus de facilité et d’effet, qu’il est plus commun et plus familier ? Qui ne nous proposeroit à imiter que les maistres de la Sagesse, nous fourniroit un sujet d’excuse ; il n’y en a point quand des Abeilles et des Fourmis sont capables de cela mesme qu’on nous demande.

C’est pour ces raisons que Platon ayant banny Homere de sa Republique, y a donné à Esope une place tres-honorable. Il souhaite que les enfans succent ces Fables avec le lait : il recommande aux Nourrices de les leur apprendre ; car on ne sauroit s’accoûtumer de trop bonneheure à la sagesse et à la vertu : Plûtost que d’estre reduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes, pendant qu’elles sont encore indifferentes au bien ou au mal. Or quelle methode y peut contribuer plus utilement que ces Fables ? Dites à un enfant que Crassus allant contre les Parthes, s’engagea dans leur Païs sans considerer comment il en sortiroit : que cela le fit perir luy et son armée, quelque effort qu’il fist pour se retirer. Dites au mesme enfant, que le Renard et le Bouc descendirent au fond d’un puits pour y éteindre leur soif : que le Renard en sortit s’étant servy des épaules et des cornes de son Camarade comme d’une échelle : au contraire le Bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance, et par consequent il faut considerer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cét enfant. Ne s’arrestera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas m’alleguer que les pensées de l’enfance sont d’elles-mesmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles Badineries. Ces Badineries ne sont telles qu’en apparence, car dans le fond elles portent un sens tres-solide. Et comme par la definition du Point, de la Ligne, de la Surface, et par d’autres principes tres-familiers nous parvenons à des connoissances qui mesurent enfin le Ciel et la Terre ; de mesme aussi, par les raisonnemens et consequences que l’on peut tirer de ces Fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses.

Elles ne sont pas seulement Morales ; elles donnent encore d’autres connoissances. Les proprietez des Animaux, et leurs divers Caractères y sont exprimez ; par consequent les nostres aussi, puisque nous sommes l’abregé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Promethée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque Beste. De ces pieces si differentes il composa nostre espece, il fit cét Ouvrage qu’on appelle le petit monde. Ainsi ces Fables sont un Tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu’elles nous representent confirme les personnes d’âge avancé dans les connoissances que l’usage leur a données, et apprend aux enfans ce qu’il faut qu’ils sçachent. Comme ces derniers sont nouveau-venus dans le monde, ils n’en connoissent pas encore les habitans, ils ne se connoissent pas eux mesmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut : il leur faut apprendre ce que c’est qu’un Lion, un Renard, ainsi du reste ; et pourquoy l’on compare quelquefois un homme à ce Renard ou à ce Lion. C’est à quoy les Fables travaillent : les premieres Notions de ces choses proviennent d’elles.

J’ay deja passé la longueur ordinaire des Prefaces ; cependant je n’ay pas encore rendu raison de la conduite de mon Ouvrage. L’Apologue est composé de deux parties, dont on peut appeller l’une le Corps, l’autre l’Ame. Le Corps est la Fable, l’Ame la Moralité. Aristote n’admet dans la Fable que les Animaux ; il en exclud les hommes et les Plantes. Cette Regle est moins de necessité que de bienseance, puisque ny Esope, ny Phedre, ny aucun des Fabulistes ne l’a gardée ; tout au contraire de la Moralité dont aucun ne se dispense. Que s’il m’est arrivé de le faire, ce n’a esté que dans les endroits où elle n’a pû entrer avec grace, et où il est aisé au Lecteur de la suppléer. On ne considere en France que ce qui plaist. C’est la grande regle, et pour ainsi dire la seule. Je n’ay donc pas creu que ce fust un crime de passer par-dessus les anciennes Coûtumes, lors que je ne pouvois les mettre en usage sans leur faire tort. Du temps d’Esope, la Fable estoit contée simplement, la Moralité séparée, et toûjours ensuite. Phedre est venu, qui ne s’est pas assujetty à cét Ordre : il embellit la Narration, et transporte quelquefois, la Moralité de la fin au commencement. Quand il seroit nécessaire de luy trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n’est pas moins important. C’est Horace qui nous le donne. Cét Auteur ne veut pas qu’un Ecrivain s’opiniastre contre l’incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu’il prétend, un homme qui veut reüssir n’en vient jusques-là : il abandonne les choses doht-il voit bien qu’il ne sçauroit rien faire de bon.

Et quæ
Desperat tractata nitescere posse, relinquit[3].

C’est ce que j’ay fait à l’égard de quelques Moralitez, du succez desquelles je n’ay pas bien espéré.

Il ne reste plus qu’à parler de la vie d’Esope. Je ne vois presque personne qui ne tienne pour Fabuleuse celle que Planude nous a laissée. On s’imagine que cét Auteur a voulu donner à son Heros un Caractere, et des avantures qui répondissent à ses Fables. Cela m’a paru d’abord specieux ; mais j’ay trouvé à la fin peu de certitude en cette Critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe entre Xantus et Esope : on y trouve trop de niaiseries : et qui est le Sage à qui de pareilles choses n’arrivent point ? Toute la vie de Socrate n’a pas esté serieuse. Ce qui me confirme en mon sentiment, c’est que le Caractere que Planude donne à Esope, est semblable à celuy que Plutarque luy a donné dans son Banquet des sept-Sages, c’est-à-dire d’un homme subtil, et qui ne laisse rien passer. On me dira que le Banquet des sept-Sages est aussi une invention. Il est aisé de douter de tout : quant à moy je ne vois pas bien pourquoy Plutarque auroit voulu imposer à la postérité dans ce Traité-là, luy qui fait profession d’estre veritable par tout ailleurs, et de conserver à chacun son Caractere. Quand cela seroit, je ne sçaurois que mentir sur la foy d’autruy : me croira-t-on moins que si je me m’arreste à la mienne ? car ce que je puis est de composer un tissu de mes Conjectures, lequel j’intituleray Vie d’Esope. Quelque vraysemblable que je le rende, on ne s’y asseurera pas ; et Fable pour Fable le Lecteur preferera toûjours celle de Planude à la mienne.

  1. Cet homme « d’excellent goust », qui dissuadoit La Fontaine d'écrire ses fables, étoit l'avocat Olivier Patru. La troisième et la quatrième de ses lettres à Olinde, écrites en 1659, nous offrent des modèles de ces apologues en prose sans aucun ornement, auxquels il vouloit qu’on s’en tînt. Leur extrême briéveté nous permet de les mettre sous les yeux du lecteur qui pourra les comparer aux fables dans lesquelles La Fontaine a traité les mêmes sujets.
    Apologue de l’Idole.

    Un pauvre homme qui avoit chez lui un dieu de bois, prioit tous les jours ce dieu de le tirer de la misere où il se trouvoit. Enfin voyant que toutes ses dévotions lui étoient infructueuses, de dépit il prend l’Idole, et le jettant de grande force contre terre, il le met en pieces. L’Idole au dedans étoit plein d’or ; et aussitôt qu’il fut brisé, cet or parut. Le pauvre homme le ramasse, et s’écrie en le ramassant : Que tu es méchant ! Que tu es ingrat ! Quand je t’adorois, tu ne m’as fait aucun bien ; et maintenant que je viens de t’outrager, tu m’as enrichi.

    Apologue du Vieillard et de la Mort.

    Un pauvre homme chargé d’années, coupe du bois dans une forêt, et l’emporte sur ses épaules. Après avoir cheminé longtemps avec grand travail, enfin le cœur et les forces lui manquant, il jette son fardeau par terre, et las d’une vie si malheureuse, souhaite et appelle cent fois la mort. La mort vient, et lui demande ce qu’il veut d’elle. Le vieillard épouvanté : Je veux, dit-il, que tu m’aides à me charger.

  2. Ego vero narrationem… ut si ullam partem orationis omni qua potest gratia et venere exornandam puto. Quint. Inst. orat., IV, 2.
  3. Horat., Ars poet., v. 150.