Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Joconde

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 9-24).


I. — J O C O N D E.
Nouvelle tirée de l’Arioste[1].


Jadis regnoit en Lombardie
Un Prince aussi beau que le jour,
Et tel, que des beautez qui regnoient à sa Cour
La moitié luy portoit envie,
L’autre moitié brûloit pour luy d’amour.
Un jour en se mirant : Je fais, dit-il, gageure
Qu’il n’est mortel dans la nature,
Qui me soit égal en appas ;
Et gage, si l’on veut, la meilleure Province
De mes Estats[2] ;

 
Et s’il s’en rencontre un, je promets, foy de Prince,
De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindra pas.
A ce propos s’avance un certain Gentil-homme
D’auprés de Rome.
Sire, dit-il, si vostre Majesté
Est curieuse de beauté,
Qu’elle fasse venir mon frere ;
Aux plus charmans il n’en doit guere :
Je m’y connois un peu, soit dit sans vanité.
Toutefois, en cela pouvant m’estre flaté,
Que je n’en sois pas crû, mais les cœurs de vos Dames :
Du soin de guerir leurs flâmes
Il vous soulagera, si vous le trouvez bon :
Car de pourvoir vous seul au tourment de chacune,
Outre que tant d’amour vous seroit importune,
Vous n’auriez jamais fait ; il vous faut un second.
Là-dessus Astolphe répond
( C’est ainsi qu’on nommoit ce Roy de Lombardie) :
Vostre discours me donne une terrible envie
De connoistre ce frere : amenez-le-nous donc.
Voyons si nos beautez en seront amoureuses,
Si ses appas le mettront en credit :
Nous en croirons les connoisseuses,
Comme tres-bien vous avez dit.
Le Gentil-homme part, et va querir Joconde,
C’est le nom que ce frere avoit[3].
A la campagne il vivoit,
Loin du commerce et du monde ;
Marié depuis peu : content, je n’en sçais rien.
Sa femme avoit de la jeunesse,
De la beauté, de la delicatesse ;
Il ne tenoit qu’à luy qu’il ne s’en trouvast bien,
Son frere arrive, et luy fait l’ambassade ;
Enfin il le persuade.
Joconde d’une part regardoit l’amitié

D’un Roy puissant, et d’ailleurs fort aymable ;
Et d’autre part aussi sa charmante moitié
Triomphoit d’estre inconsolable,
Et de luy faire des adieux[4]
A tirer les larmes des yeux.
Quoy ! tu me quites, disoit-elle,
As-tu bien l’ame assez cruelle,
Pour preferer à ma constante amour
Les faveurs de la Cour ?
Tu sçais qu’à peine elles durent un jour ;
Qu’on les conserve avec inquietude,
Pour les perdre avec desespoir.
Si tu te lasses de me voir,
Songe au moins qu’en ta solitude
Le repos regne jour et nuit :
Que les ruisseaux n’y font du bruit
Qu’afin de t’inviter à fermer la paupiere.
Croy moy, ne quitte point les hostes de tes bois,
Ces fertiles valons, ces ombrages si cois,
Enfin moy, qui devrois me nommer la premiere :
Mais ce n’est plus le temps, tu ris de mon amour :
Va, cruel, va monstrer ta beauté singuliere,
Je mourray, je l’espere, avant la fin du jour.
L’Histoire ne dit point, ny de quelle maniere
Joconde pût partir, ny ce qu’il répondit,
Ny ce qu’il fit, ny ce qu’il dit ;
Je m’en tais donc aussi de crainte de pis faire.
Disons que la douleur l’empescha de parler ;
C’est un fort bon moyen de se tirer d’affaire.
Sa femme, le voyant tout prest de s’en aller,
L’accable de baisers, et pour comble luy donne
Un brasselet de façon fort mignonne,
En luy disant : Ne le pers pas,
Et qu’il soit toûjours à ton bras,
Pour te ressouvenir de mon amour extrême ;

Il est de mes cheveux, je l’ay tissu moy-même ;
Et voila de plus mon portrait
Que j’attache à ce brasselet.
Vous autres bonnes gens eussiez crû que la Dame
Une heure après eust rendu l’âme ;
Moy qui sçais ce que c’est que l’esprit d’une femme,
Je m’en serois à bon droit defié.
Joconde partit donc ; mais ayant oublié
Le brasselet et la peinture,
Par je ne sçay quelle avanture,
Le matin mesme il s’en souvient.
Au grand galop sur ses pas il revient,
Ne sçachant quelle excuse il feroit à sa femme :
Sans rencontrer personne, et sans estre entendu,
Il monte dans sa chambre, et voit prés de la Dame
Un lourdaut de Valet sur son sein étendu.
Tous deux dormoient : dans cet abord Joconde[5]
Voulut les envoyer dormir en l’autre monde :
Mais cependant il n’en fit rien,
Et mon avis est qu’il fit bien.
Le moins de bruit que l’on peut faire
En telle affaire,
Est le plus seur de la moitié.
Soit par prudence, ou par pitié,
Le Romain ne tua personne.
D’éveiller ces Amans, il ne le faloit pas ;
Car son honneur l’obligeoit, en ce cas,
De leur donner le trespas.
Vy, meschante, dit-il tout bas ;
A ton remords je t’abandonne.
Joconde là dessus se remet en chemin,
Resvant à son mal-heur tout le long du voyage.
Bien souvent il s’écrie au fort de son chagrin :
Encor si c’estoit un blondin !
Je me consolerois d’un si sensible outrage ;

Mais un gros lourdaut de Valet !
C’est à quoy j’ay plus de regret ;
Plus j’y pense, et plus j’en enrage[6].
Ou l’amour est aveugle, ou bien il n’est pas sage
D’avoir assemblé ces Amans.
Ce sont, helas ! ses divertissemens !
Et possible est-ce par gageure
Qu’il a causé cette avanture.
Le souvenir fâcheux d’un si perfide tour
Alteroit fort la beauté de Joconde ;
Ce n’estoit plus ce miracle d’amour
Qui devoit charmer tout le monde.
Les Dames le voyant arrriver à la Cour,
Dirent d’abord : Est-ce là ce Narcisse
Qui pretendoit tous nos cœurs enchaîner ?
Quoy ! le pauvre homme a la jaunisse !
Ce n’est pas pour nous la donner.
A quel propos nous amener
Un Galant qui vient de jeusner
La quarantaine ?
On se fust bien passé de prendre tant de peine.
Astolphe estoit ravy : le frere estoit confus,
Et ne sçavoit que penser là dessus,
Car Joconde cachoit avec un soin extrême
La cause de son ennuy :
On remarquoit pourtant en luy,
Malgré ses yeux cavez et son visage blême,
De fort beaux traits, mais qui ne plaisoient point,
Faute d’eclat et d’embonpoint.
Amour en eut pitié ; d’ailleurs cette tristesse
Faisoit perdre à ce Dieu trop d’encens et de vœux ;
L’un des plus grands supposts de l’Empire amoureux
Consumoit en regrets la fleur de sa jeunesse.
Le Romain se vid donc à la fin soulagé
Par le mesme pouvoir qui l’avoit affligé.

Car un jour estant seul en une galerie,
Lieu solitaire et tenu fort secret,
II entendit en certain cabinet,
dont la cloison n’estoit que de menuiserie,
Le propre discours que voicy :
Mon cher Curtade, mon soucy,
J’ay beau t’aymer, tu n’es pour moy que glace :
Je ne vois pourtant, Dieu mercy,
Pas une beauté qui m’efface :
Cent Conquérans voudroient avoir ta place,
Et tu sembles la mépriser,
Aymant beaucoup mieux t’amuser
A jouer avec quelque Page
Au Lansquenet,
Que me venir trouver seule en ce cabinet.
Dorimene tantost t’en a fait le message ;
Tu t’es mis contre elle à jurer,
A la maudire, à murmurer,
Et n’as quitté le jeu que ta main estant faite,
Sans te mettre en soucy de ce que je souhaite.
Qui fut bien étonné ? ce fut nostre Romain.
Je donnerois jusqu’à demain
Pour deviner qui tenoit ce langage,
Et quel estoit le personnage
Qui gardoit tant son quant à moy.
Ce bel Adon estoit le nain du Roy,
Et son Amante estoit la Reine.
Le Romain, sans beaucoup de peine,
Les vid, en approchant les yeux
Des fentes que le bois laissoit en divers lieux.
Ces Amans se fioient au soin de Dorimene ;
Seule elle avoit toûjours la clef de ce lieu-là,
Mais la laissant tomber, Joconde la trouva,
Puis s’en servit, puis en tira
Consolation non petite ;
Car voicy comme il raisonna,
Je ne suis pas le seul, et puis que mesme on quitte
Un Prince si charmant pour un nain contrefait,

Il ne faut pas que je m’irrite
D’estre quitté pour un Valet.
Ce penser le console : il reprend tous ses charmes ;
Il devient plus beau que jamais :
Telle pour luy verse des larmes,
Qui se moquoit de ses attraits.
C’est à qui l’aymera : la plus prude s’en pique ;
Astolphe y perd mainte pratique.
Cela n’en fut que-mieux ; il en avoit assez.
Retournons aux Amans que nous avons laissez.
Aprés avoir tout vû, le Romain se retire,
Bien empesché de ce secret :
Il ne faut à la Cour ny trop voir, ny trop dire ;
Et peu se sont vantez du don qu’on leur a fait
Pour une semblable nouvelle :
Mais quoy, Joconde aymoit avecque trop de zele
Un Prince liberal qui le favorisoit,
Pour ne pas l’avertir du tort qu’on luy faisoit.
Or comme avec les Rois il faut plus de mystere
Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’en faudroit,
Et que de but en blanc leur parler d’une affaire
Dont le discours leur doit déplaire,
Ce seroit estre mal adroit ;
Pour adoucir la chose, il falut que Joconde,
Depuis l’origine du Monde,
Fît un denombrement des Rois et des Cesars
Qui, sujets comme nous à ces communs hazards,
Malgré les soins dont leur grandeur se pique,
Avoient vû leurs femmes tomber
En telle ou semblable pratique,
Et l’avoient vû sans succomber
A la douleur, sans se mettre en colere,
Et sans en faire pire chere.
Moy qui vous parle, Sire, ajoûta le Romain,
Le jour que pour vous voir je me mis en chemin,
Je fus forcé par mon destin
De reconnoistre Cocuage
Pour un des Dieux du mariage,

Et, comme tel, de luy sacrifier.
Là dessus il conta, sans en rien oublier,
Toute sa déconvenuë,
Puis vint à celle du Roy.
Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foy ;
Mais la chose, pour estre creuë,
Merite bien d’estre veuë.
Menez-moy donc sur les lieux.
Cela fut fait, et de ses propres yeux
Astolphe vid des merveilles,
Comme il en entendit de ses propres oreilles.
L’énormité du fait le rendit si confus,
Que d’abord tous ses sens demeurerent perclus :
Il fut comme accablé de ce cruel outrage :
Mais bien-tost il le prit en homme de courage,
En galant homme, et pour le faire court,
En veritable homme de Cour.
Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donné d’une,
Nous voicy lâchement trahis :
Vengeons-nous-en, et courons le païs,
Cherchons par tout nostre fortune.
Pour reussir dans ce dessein,
Nous changerons nos noms, je laisseray mon train,
Je me diray votre cousin
Et vous ne me rendrez aucune deference :
Nous en ferons l’amour avec plus d’asseurance,
Plus de plaisir, plus de commodité,
Que si j’étois suivy selon ma qualité.
Joconde approuva fort le dessein du voyage.
Il nous faut dans nostre équipage,
Continua le Prince, avoir un livre blanc,
Pour mettre les noms de celles
Qui ne seront pas rebelles,
Chacune selon son rang.
Je consens de perdre la vie,
Si, devant que sortir des confins d’Italie,
Tout nostre livre ne s’emplit,
Et si la plus severe à nos vœux ne se range :

Nous sommes beaux ; nous avons de l’esprit ;
Avec cela bonnes lettres de change ;
Il faudroit estre bien estrange
Pour resister à tant d’appas,
Et ne pas tomber dans les lacqs
De gens qui semeront l’argent et la fleurette,
Et dont la personne est bien faite.
Leur bagage estant prest, et le livre sur tout,
Nos galans se mettent en voye.
Je ne viendrois jamais à bout
De nombrer les faveurs que l’amour leur envoye :
Nouveaux objets, nouvelle proye :
Heureuses les beautez qui s’offrent à leurs yeux !
Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire !
Il n’est, en la pluspart des lieux,
Femme d’Eschevin, ny de Maire,
De Podestat, de Gouverneur,
Qui ne tienne à fort grand honneur
D’avoir en leur registre place.
Les cœurs que l’on croyoit de glace
Se fondent tous à leur abord.
J’entends déja maint esprit fort
M’objecter que la vray-semblance
N’est pas en cecy tout à fait.
Car, dira-t-on, quelque parfait
Que puisse estre un Galand dedans cette science,
Encor faut-il du temps pour mettre un cœur à bien.
S’il en faut, je n’en sçais rien ;
Ce n’est pas mon mestier de cajoller personne :
Je le rends comme ou me le donne ;
Et l’Arioste ne ment pas.
Si l’on vouloit à chaque pas
Arrester un conteur d’Histoire,
Il n’auroit jamais fait ; suffit qu’en pareil cas
Je promets à ces gens quelque jour de les croire.
Quand nos avanturiers eurent goûté de tout,
(De tout un peu, c’est comme il faut l’entendre)
Nous mettrons, dit Astolphe, autant de cœurs à bout

Que nous voudrons en entreprendre ;
Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.
Arrestons-nous pour un temps quelque part ;
Et cela plûtost que plus tard ;
Car en amour, comme à la table,
Si l’on en croit la faculté,
Diversité de mets peut nuire à la santé.
Le trop d’affaires nous accable ;
Ayons quelque objet en commun ;
Pour tous les deux c’est assez d’un.
J’y consens, dit Joconde, et je sçais une Dame
Prés de qui nous aurons toute commodité.
Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elle est femme
D’un des premiers de la Cité.
Rien moins, reprit le Roy, laissons la qualité :
Sous les cottillons des grisettes
Peut loger autant de beauté
Que sous les jupes des Coquettes.
D’ailleurs, il n’y faut point faire tant de façon ;
Estre en continuel soupçon,
Dépendre d’une humeur fiere, brusque, ou volage,
Chez les Dames de haut parage
Ces choses sont à craindre, et bien d’autres encor.
Une grisette est un tresor ;
Car sans se donner de la peine,
Et sans qu’aux bals on la promeine,
On en vient aisément à bout ;
On luy dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.
Le point est d’en trouver une qui soit fidelle.
Choisissons-la toute nouvelle,
Qui ne connoisse encor ny le mal ny le bien.
Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte ;
Je la tiens pucelle sans faute,
Et si pucelle, qu’il n’est rien
De plus puceau que cette belle ;
Sa poupée en sçait autant qu’elle.
J’y songeois, dit le Roy ; parlons-luy dés ce soir.
Il ne s’agit que de sçavoir

Qui de nous doit donner à cette Jouvencelle,
Si son cœur se rend à nos vœux,
La premiere leçon du plaisir amoureux.
Je sçais que cet honneur est pure fantaisie ;
Toutefois, estant Roy, l’on me le doit ceder ;
Du reste, il est aisé de s’en accommoder.
Si c’estoit, dit Joconde, une ceremonie,
Vous auriez droit de pretendre le pas,
Mais il s’agit d’un autre cas.
Tirons au sort, c’est la justice ;
Deux pailles en feront l’office.
De la chappe à l’Evesque, helas ! ils se battoient,
Les bonnes gens qu’ils estoient.
Quoy qu’il en soit, Joconde eut l’avantage
Du pretendu pucelage.
La belle estant venuë en leur chambre le soir
Pour quelque petite affaire,
Nos deux Avanturiers prés d’eux la firent seoir,
Loüerent sa beauté, tâcherent de luy plaire,
Firent briller une bague à ses yeux.
A cet objet si precieux
Son cœur fit peu de resistance :
Le marché se conclud, et dés la mesme nuit,
Toute l’hostellerie estant dans le silence,
Elle les vient trouver sans bruit.
Au milieu d’eux ils luy font prendre place,
Tant qu’enfin la chose se passe
Au grand plaisir des trois, et sur tout du Romain,
Qui crut avoir rompu la glace.
Je luy pardonne, et c’est en vain
Que de ce point on s’embarrasse.
Car il n’est si sotte, aprés tout,
Qui ne puisse venir à bout
De tromper à ce jeu le plus sage du monde :
Salomon, qui grand Clerc estoit,
Le reconnoist en quelque endroit,
Dont il ne souvint pas au bon-homme Joconde.
Il se tint content pour le coup,

Crut qu’Astolphe y perdoit beaucoup ;
Tout alla bien, et maistre Pucelage
Joüa des mieux son personnage.
Un jeune gars pourtant en avoit essayé.
Le temps, à cela prés, fut fort bien employé,
Et si bien que la fille en demeura contente.
Le lendemain elle le fut encor,
Et mesme encor la nuit suivante.
Le jeune gars s’étonna fort
Du refroidissement qu’il remarquoit en elle :
Il se douta du fait, la gueta, la surprit,
Et luy fit fort grosse querelle.
Afin de l’appaiser la belle luy promit,
Foy de fille de bien, que sans aucune faute,
Leurs Hostes délogez, elle luy donneroit
Autant de rendez-vous qu’il en demanderoit.
Je n’ay soucy, dit-il, ny d’hôtesse ny d’hôte :
Je veux cette nuit même, ou bien je diray tout.
Comment en viendrons nous à bout ?
(Dit la fille fort affligée)
De les aller trouver je me suis engagée :
Si j’y manque, adieu l’anneau
Que j’ay gagné bien et beau.
Faisons que l’anneau vous demeure,
Reprit le garçon tout à l’heure.
Dites-moy seulement, dorment-ils fort tous deux ?
Ouy, reprit-elle ; mais entr’eux
Il faut que toute nuit je demeure couchée :
Et tandis que je suis avec l’un empeschée,
L’autre attend sans mot dire, et s’endort bien souvent,
Tant que le siege soit vacant ;
C’est-là leur mot. Le gars dit à l’instant :
Je vous iray trouver pendant leur premier somme.
Elle reprit : Ah ! gardez-vous-en bien ;
Vous seriez un mauvais homme.
Non, non, dit-il, ne craignez rien,
Et laissez ouverte la porte.
La porte ouverte elle laissa :

Le galant vint, et s’approcha
Des pieds du lit ; puis fit en sorte
Qu’entre les draps il se glissa :
Et Dieu sçait comme il se plaça,
Et comme enfin tout se passa :
Et de cecy, ny de cela,
Ne se douta le moins du monde
Ny le Roy Lombard, ny Joconde.
Chacun d’eux pourtant s’éveilla,
Bien estonné de telle aubade.
Le Roy Lombard dit à part soy :
Qu’a donc mangé mon camarade ?
Il en prend trop ; et sur ma foy,
C’est bien fait s’il devient malade.
Autant en dit de sa part le Romain.
Et le garçon, ayant repris haleine,
S’en donna pour le jour, et pour le lendemain,
Enfin pour toute la semaine.
Puis, les voyant tous deux rendormis à la fin,
Il s’en alla de grand matin,
Toûjours par le mesme chemin,
Et fut suivy de la Donzelle,
Qui craignoit fatigue nouvelle.
Eux éveillez, le Roy dit au Romain :
Frere, dormez jusqu’à demain ;
Vous en devez avoir envie,
Et n’avez à present besoin que de repos.
Comment ? dit le Romain : mais vous-même, à propos[7],
Vous avez fait tantost une terrible vie.
Moy ? dit le Roy ; j’ay toûjours attendu :
Et puis, voyant que c’estoit temps perdu,
Que sans pitié ny conscience
Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter ce tendron,

Sans en avoir d’autre raison[8]
Que d’éprouver ma patience ;
Je me suis, malgré moy, jusqu’au jour rendormy.
Que s’il vous eust pleu, nostre amy,
J’aurois couru volontiers quelque poste.
C’eust esté tout, n’ayant pas la riposte
Ainsi que vous : qu’y feroit-on ?
Pour Dieu, reprit son compagnon,
Cessez de vous railler, et changeons de matiere.
Je suis votre vassal, vous l’avez bien fait voir.
C’est assez que tantost il vous ait pleu d’avoir
La fillette toute entiere :
Disposez-en ainsi qu’il vous plaira ;
Nous verrons si ce feu toûjours vous durera.
Il pourra, dit le Roy, durer route ma vie,
Si j’ay beaucoup de nuits telles que celle-cy.
Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,
Donnez-moy mon congé, puis qu’il vous plaist ainsi.
Astolphe se piqua de cette répartie ;
Et leurs propos s’alloient de plus en plus aigrir,
Si le Roy n’eust fait venir
Tout incontinent la belle.
Ils luy dirent : Jugez-nous,
En luy contant leur querelle,
Elle rougit, et se mit à genoux ;
Leur confessa tout le mystere.
Loin de luy faire pire chere,
Ils en rirent tous deux : l’anneau luy fut donné,
Et maint bel écu couronné,
Dont peu de temps aprés on la vid mariée,
Et pour pucelle employée.
Ce fut par-là que nos avanturiers
Mirent fin à leurs avantures,
Se voyant chargez de lauriers
Qui les rendront fameux chez les races futures :

Lauriers d’autant plus beaux qu’il ne leur en cousta
Qu’un peu d’adresse, et quelques feintes larmes ;
Et que loin des dangers et du bruit des allarmes,
L’un et l’autre les remporta.
Tout fiers d’avoir conquis les cœurs de tant de belles,
Et leur livre estant plus que plein[9],
Le Roy Lombard dit au Romain :
Retournons au logis par le plus court chemin :
Si nos femmes sont infidelles,
Consolons-nous, bien d’autres le sont qu’elles.
La constellation changera quelque jour :
Un temps viendra, que le flambeau d’amour
Ne bruslera les cœurs que de pudiques flâmes :
A present on diroit que quelque astre malin
Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes.
D’ailleurs tout l’Univers est plein
De maudits enchanteurs, qui des corps et des ames
Font tout ce qu’il leur plaist : sçavons nous si ces gens,
(Comme ils sont traistres et meschans,
Et toûjours ennemis, soit de l’un, soit de l’autre)
N’ont point ensorcelé mon espouse et la vostre ?
Et si, par quelque estrange cas,
Nous n’avons point creu voir chose qui n’estoit pas ?
Ainsi que bons bourgeois achevons nostre vie,
Chacun prés de sa femme, et demeurons-en là.
Peut-estre que l’absence, ou bien la jalousie,
Nous ont rendu leurs cœurs, que l’Hymen nous osta.
Astolphe rencontra dans cette prophetie.
Nos deux avanturiers, au logis retournez,
Furent tres-bien receus, pourtant un peu grondez,
Mais seulement par bien-seance.
L’un et l’autre se vid de baisers regalé :
On se recompensa des pertes de l’absence.
Il fut dansé, sauté, balé,
Et du nain nullement parlé,

Ny du valet, comme je pense.
Chaque époux, s’attachant auprés de sa moitié ;
Vescut en grand soulas, en paix, en amitié,
Le plus heureux, le plus content du monde.
La Reine à son devoir ne manqua d’un seul point :
Autant en fit la femme de Joconde :
Autant en font d’autres qu’on ne sçait point.


  1. Orlando furioso, canto XXVIII. — L’édition originale, qui fait partie du recueil décrit ci-dessus dans la note de la page 1, porte le titre suivant : Joconde ou l’infidelité des femmes. Nouvelle, par M. de L. F.
  2. Edition originale :
    Un jour qu’il se miroit dans le cristal d’une onde,
    Je gage, ce dit-il, qu’il n’est point d’homme au monde
    Qui me puisse égaler en matiere d’appas.
    J’y mettray, si l’on veut, la meilleure Province
    De mes Estats.

  3. Edition originale
    C’est le nom que le frere avoit.
  4. Edition originale :
    Et se distilloit en adieux.
  5. Edition originale :
    Tous deux dormoient : de prim’ abord Joconde.
  6. Edition originale et 1re édition de la 1re partie.
    Plus j’y pense et plus j’enrage.
  7. Edition originale :
    Et n’avez de present besoin que de repos.
    Voire, dit le Romain, mais vous-mesme, à propos…
  8. Edition originale :
    N’en ayant point d’autre raison…
  9. Edition originale :
    Et leur livre estant presque plein.