Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/La Courtisanne amoureuse

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 200-209).


VI. — LA COURTISANNE AMOUREUSE.


Le jeune Amour, bien qu’il ait la façon
D’un Dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,
Fut de tout temps grand faiseur de miracles.
En gens coquets il change les Catons ;
Par luy les sots deviennent des oracles ;
Par luy les loups deviennent des moutons :
Il fait si bien que l’on n’est plus le mesme.
Témoin Hercule, et témoin Polyphême,

Mangeurs de gens : l’un sur un roc assis
Chantoit aux vents ses amoureux soucis
Et, pour charmer sa Nymphe joliette,
Tailloit sa barbe, et se miroit dans l’eau.
L’autre changea sa massuë en fuseau
Pour le plaisir d’une jeune fillette.
J’en dirois cent : Bocace en rapporte un[1],
Dont j’ay trouvé l’exemple peu commun.
C’est de Chimon, jeune homme tout sauvage,
Bien fait de corps, mais ours quant à l’esprit.
Amour le léche, et tant qu’il le polit.
Chimon devint un galand personnage.
Qui fit cela ? deux beaux yeux seulement.
Pour les avoir apperceus un moment,
Encore à peine, et voilez par le somme,
Chimon aima, puis devint honneste homme.
Ce n’est le poinct dont il s’agit icy.
Je veux conter comme une de ces femmes
Qui font plaisir aux enfans sans soucy
Put en son cœur loger d’honnestes flâmes.
Elle estoit fiere et bizarre sur tout :
On ne sçavoit comme en venir à bout.
Rome c’estoit le lieu de son negoce :
Mettre à ses pieds la Mitre avec la Crosse
C’estoit trop peu ; les simples Monseigneurs
N’estoient d’un rang digne de ses faveurs.
Il luy faloit un homme du Conclave,
Et des premiers, et qui fust son esclave ;
Et mesme encore il y profitoit peu,
A moins que d’estre un Cardinal nepveu.
Le Pape enfin, s’il se fut piqué d’elle,
N’auroit esté trop bon pour la Donzelle.
De son orgueil ses habits se sentoient.
Force brillans sur sa robe éclatoient,
La chamarure avec la broderie.
Luy voyant faire ainsi la rencherie,

Amour se mit en teste d’abaisser
Ce cœur si haut ; et pour un Gentilhomme
Jeune, bien fait, et des mieux mis de Rome,
Jusques au vif il voulut la blesser.
L’adolescent avoit pour nom Camille,
Elle Constanse. Et bien qu’il fust d’humeur
Douce, traitable, à se prendre facile,
Constanse n’eut si-tost l’amour au cœur,
Que la voila craintive devenuë.
Elle n’osa declarer ses desirs
D’autre façon qu’avecque des soûpirs.
Auparavant pudeur ny retenuë
Ne l’arrestoient ; mais tout fut bien changé.
Comme on n’eust cru qu’Amour se fust logé
En cœur si fier, Camille n’y prit garde.
Incessamment Constanse le regarde ;
Et puis soûpirs, et puis regards nouveaux ;
Toûjours resveuse au milieu des cadeaux :
Sa beauté mesme y perdit quelque chose ;
Bien-tost le lys l’emporta sur la rose.
Avint qu’un soir Camille regala
De jeunes gens : il eut aussi des femmes.
Constanse en fut. La chose se passa
Joyeusement ; car peu d’entre ces Dames
Estoient d’humeur à tenir des propos
De sainteté ny de philosophie.
Constanse seule, estant sourde aux bons mots,
Laissoit rail[er toute la compagnie.
Le soupé fait, chacun se retira.
Tout dés l’abord Constanse s’éclipsa,
S’allant cacher en certaine rüelle.
Nul n’y prit garde, et l’on crut que chez elle,
Indisposée, ou de mauvaise humeur,
Ou pour affaire elle estoit retournée.
La Compagnie estant donc retirée,
Camille dit à ses gens, par bon-heur,
Qu’on le laissast, et qu’il vouloit écrire.
Le voila seul, et comme le desire

Celle qui l’aime, et qui ne sçait comment
Ny l’aborder, ny par quel compliment
Elle pourra luy declarer sa flame.
Tremblante enfin, et par necessité
Elle s’en vient. Qui fut bien estonné,
Ce fut Camille : Hé quoy, dit-il, Madame,
Vous surprenez ainsi vos bons amis ?
Il la fit seoir ; et puis s’estant remis :
Qui vous croyoit, reprit-il, demeurée[2] ?
Et qui vous a cette cache montrée ?
L’amour, dit-elle. À ce seul mot sans plus
Elle rougit ; chose que ne font guere
Celles qui sont Prestresses de Venus :
Le vermillon leur vient d’autre maniere.
Camille avoit déja quelque soupçon
Que l’on l’aimoit ; il n’estoit si novice,
Qu’il ne connust ses gens à la façon ;
Pour en avoir un plus certain indice,
Et s’égayer, et voir si ce cœur fier
Jusques au bout pourroit s’humilier,
Il fit le froid. Nostre Amante en soûpire ;
La violence enfin de son martyre
La fait parler : elle commence ainsi :
Je ne sçay pas ce que vous allez dire,
De voir Constanse oser venir icy
Vous declarer sa passion extreme.
Je ne sçaurois y penser sans rougir :
Car du mestier de Nymphe me couvrir,
On n’en est plus dés le moment qu’on aime.
Puis, quelle excuse ! helas ! si le passé
Dans vostre esprit pouvoit estre effacé !
Du moins, Camille, excusez ma franchise.
Je vois fort bien que quoy que je vous dise,
Je vous déplais. Mon zele me nuira.
Mais nuise ou non, Constanse vous adore :

Méprisez-la, chassez-la, batez-la ;
Si vous pouvez, faites-luy pis encore ;
Elle est à vous. Alors le Jouvenceau :
Critiquer gens m’est, dit-il, fort nouveau ;
Ce n’est mon fait ; et toutefois Madame
Je vous diray tout net que ce discours
Me surprend fort, et que vous n’estes femme
Qui deust ainsi prévenir nos amours.
Outre le sexe, et quelque bienseance
Qu’il faut garder, vous vous estes fait tort.
À quel propos toute cette éloquence ?
Vostre beauté m’eust gagné sans effort,
Et de son chef. Je vous le dis encor,
Je n’aime point qu’on me fasse d’avance.
Ce propos fut à la pauvre Constanse
Un coup de foudre. Elle reprit pourtant :
J’ay merité ce mauvais traitement,
Mais ose-t-on vous dire sa pensée ?
Mon procedé ne me nuiroit pas tant,
Si ma beauté n’estoit point effacée.
C’est compliment ce que vous m’avez dit ;
J’en suis certaine, et lis dans votre esprit :
Mon peu d’appas n’a rien qui vous engage.
D’où me vient-il ? Je m’en rapporte à vous.
N’est-il pas vray que n’aguere, entre-nous,
À mes attraits chacun rendoit hommage ?
Ils sont esteints, ces dons si précieux :
L’amour que j’ay m’a causé ce dommage ;
Je ne suis plus assez belle à vos yeux,
Si je l’estois, je serois assez sage.
Nous parlerons tantost de ce poinct-là,
Dit le Galand ; il est tard, et voilà
Minuit qui sonne ; il faut que je me couche.
Constanse crut qu’elle auroit la moitié
D’un certain lit que d’un œil de pitié
Elle voyoit : mais d’en ouvrir la bouche,
Elle n’osa de crainte de refus.
Le Compagnon, feignant d’estre confus,

Se teut long-temps ; puis dit : Comment feray-je ?
Je ne me puis tout seul des-habiller.
Et bien, Monsieur, dit-elle, appelleray-je ?
Non reprit-il ; gardez-vous d’appeller.
Je ne veux pas qu’en ce lieu l’on vous voye ;
Ny qu’en ma chambre une fille de joye
Passe la nuit au sceu de tous mes gens.
Cela suffit, Monsieur, repartit-elle.
Pour éviter ces inconveniens,
Je me pourrois cacher en la ruelle :
Mais faisons mieux, et ne laissons venir
Personne icy : l’amoureuse Constanse
Veut aujourd’huy de Laquais vous servir :
Accordez-luy pour toute recompense
Cet honneur-là. Le jeune homme y consent.
Elle s’approche ; elle le déboutonne ;
Touchant sans plus à l’habit, et n’osant
Du bout du doigt toucher à la personne.
Ce ne fut tout, elle le déchaussa.
Quoy ! de sa main ! quoy ! Constanse elle-mesme !
Qui fust-ce donc ? Est-ce trop que cela ?
Je voudrois bien déchausser ce que j’aime.
Le Compagnon dans le lit se plaça ;
Sans la prier d’estre de la partie.
Constance crut dans le commencement
Qu’il la vouloit éprouver seulement ;
Mais tout cela passoit la raillerie.
Pour en venir au poinct plus important :
Il fait, dit-elle, un temps froid comme glace ;
Où me coucher ?
 
Camille.
Par tout où vous voudrez.
 
Constanse.
Quoy ! sur ce siege ?
 
Camille
Et bien ! non ; vous viendrez

Dedans mon lit.

Constanse.
Delacez-moy, de grace.

Camille.
Je ne sçaurois, il fait froid, je suis nu ;
Delacez-vous.
Nostre Amante ayant veu
Prés du chevet un poignard dans sa gaisne,
Le prend, le tire, et coupe ses habits,
Corps piqué d’or, garnitures de prix,
Ajustemens de Princesse et de Reine.
Ce que les gens en deux mois à grand’peine
Avoient brodé perit en un moment,
Sans regreter ny plaindre aucunement
Ce que le sexe aime plus que sa vie.
Femmes de France, en feriez-vous autant ?
Je crois que non, j’en suis seur, et partant
Cela fut beau sans doute en Italie.
La pauvre Amante approche en tapinois,
Croyant tout fait, et que pour cette fois
Aucun bizarre et nouveau stratagême
Ne viendroit plus son aise reculer.
Camille dit : C’est trop dissimuler ;
Femme qui vient se produire elle-mesme
N’aura jamais de place à mes costez.
Si bon vous semble, allez vous mettre aux pieds.
Ce fut bien-là qu’une douleur extreme
Saisit la belle, et si lors par hazard
Elle avoit eu dans ses mains le poignard,
C’en estoit fait : elle eust de part en part
Percé son cœur. Toutefois l’esperance
Ne mourut pas encor dans son esprit.
Camille estoit trop connu de Constanse,
Et que ce fust tout de bon qu’il eust dit
Chose si dure, et pleine d’insolence,
Luy qui s’estoit jusque-là comporté
En homme doux, civil, et sans fierté,

Cela sembloit contre toute apparence.
Elle va donc en travers se placer
Aux pieds du Sire, et d’abord les luy baise ;
Mais point trop fort, de peur de le blesser
On peut juger si Camille estoit aise.
Quelle victoire ! Avoir mis à ce poinct
Une beauté si superbe et si fiere !
Une beauté ! Je ne la décris point ;
Il me faudroit une semaine entiere :
On ne pouvoit reprocher seulement
Que la pasleur à cet objet charmant ;
Pasleur encor dont la cause estoit telle
Qu’elle donnoit du lustre à nostre Belle.
Camille donc s’estend, et sur un sein
Pour qui l’yvoire auroit eu de l’envie
Pose ses pieds, et sans ceremonie
Il s’accommode, et se fait un coussin[3] :
Puis feint qu’il cede aux charmes de Morphée :
Par les sanglots nostre Amante estouffée
Lasche la bonde aux pleurs cette fois-là.
Ce fut la fin. Camille l’appella
D’un ton de voix qui plut fort à la Belle.
Je suis content, dit-il, de vostre amour :
Venez, venez, Constanse, c’est mon tour.
Elle se glisse ; et luy s’approchant d’elle :
M’avez-vous cru si dur et si brutal
Que d avoir fait tout de bon le severe ?
Dit-il d’abord ; vous me connoissez mal :
Je vous voulois donner lieu de me plaire.
Or bien je sçais le fonds de vostre cœur.
Je suis contant, satisfait, plein de joye,
Comblé d’amour : et que vostre rigueur,
Si bon luy semble a son tour se deploye ;
Elle le peut : usez-en librement.
Je me declare aujourd’huy vostre Amant,

Et vostre Epoux, et ne sçais nulle Dame,
De quelque rang et beauté que ce soit,
Qui vous valust pour maistresse et pour femme ;
Car le passé rappeler ne se doit
Entre nous deux. Une chose ay-je à dire :
C’est qu’en secret il nous faut marier.
Il n’est besoin de vous specifier
Pour quel sujet : cela vous doit suffire.
Mesme il est mieux de cette façon là.
Un tel Himen a des Amours ressemble ;
On est Epoux et Galand tout ensemble.
L’histoire dit que le drosle ajoûta :
Voulez-vous pas, en attendant le Prestre,
A vostre Amant vous fier aujourd’huy ?
Vous le pouvez, je vous réponds de luy ;
Son cœur n’est pas d’un perfide et d’un traître.
A tout cela Constanse ne dit rien.
C’estoit tout dire : il le reconnut bien,
N’estant Novice en semblables affaires.
Quand au surplus, ce sont de tels mysteres,
Qu’il n’est besoin d’en faire le recit.
Voila comment Constanse réussit.
Or, faites-en, Nymphes, vostre profit.
Amour en a dans son Academie,
Si l’on vouloit venir à l’examen,
Que j’aimerois pour un pareil Himen
Mieux que mainte autre à qui l’on se marie.
Femme qui n’a filé route sa vie
Tasche à passer bien des choses sans bruit.
Témoin Constanse et tout ce qui s’ensuit,
Noviciat d’épreuves un peu dures :
Elle en receut abondamment le fruit :
Nonnes, je sçais qui voudroient, chaque nuit,
En faire un tel, à toutes avantures.
Ce que possible on ne croira pas vray,
C’est que Camille en caressant la Belle,
Des dons d’Amour luy fit gouster l’essay.
L’essay ? je faux : Constanse en estoit-elle

Aux Elemens ? Ouy, Constanse en estoit
Aux Elemens : ce que la Belle avoit
Pris et donné de plaisir en sa vie,
Conter pour rien jusqu’à lors se devoit :
Pourquoy cela ? Quiconque aime le die[4].


  1. Decameron, giornata V, novella I.
  2. Edition de 1685 :
    Qui vous croiroit, reprit-il, demeurée ?
  3. Edition de 1685 :
    Il s’accommode et s’en fait un coussin.
  4. La Fontaine a expliqué ailleurs (page 30) ce qu’il laisse deviner ici :
    … Quand l’amour d’un et d’autre costé
    Veut s’entremettre, et prend part à l’affaire,
    Tout va bien mieux, comme m’ont asseuré
    Ceux que l’on tient sçavans en ce mystere.