Aller au contenu

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/La Servante justifiée

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 86-90).


VI. — LA SERVANTE JUSTIFIÉE.

Nouvelle tirée des Contes de la Reine de Navarre[1].


Bocace n’est le seul qui me fournit ;
Je vas par fois en une autre boutique.
Il est bien vray que ce divin esprit
Plus que pas un me donne de pratique ;
Mais, comme il faut manger de plus d’un pain[2],
Je puise encore en un vieux magazin :
Vieux, des plus vieux, où Nouvelles Nouvelles
Sont jusqu’à cent, bien déduites et belles
Pour la pluspart, et de trés-bonne main.
Pour cette fois, la Reine de Navarre
D’un « c'estoit moy » naïf autant que rare,
Entretiendra dans ces Vers le Lecteur.
Voicy le fait, quiconque en soit l’Auteur :
J’y mets du mien selon les occurrences ;
C’est ma coutume, et, sans telles licences
Je quitterois la charge de conteur.
Un homme donc avoit belle servante ;
Il la rendit au jeu d’Amour sçavante.
Elle estoit fille à bien armer un lit,

Pleine de suc, et donnant appetit ;
Ce qu’on appelle en François bonne robbe.
Par un beau jour cet homme se dérobe
D’avec sa femme, et d’un trés-grand matin
S’en va trouver sa Servante au jardin.
Elle faisoit un bouquet pour Madame :
C’estoit sa feste. Voyant donc de la femme[3]
Le bouquet fait, il commence à loüer
L’assortiment ; tâche à s’insinüer :
S’insinüer, en fait de Chambriere,
C’est proprement couler sa main au sein,
Ce qui fut fait. La Servante soudain
Se défendit : mais de quelle maniere ?
Sans rien gaster : c’estoit une façon
Sur le marché ; bien sçavoit sa leçon.
La Belle prend les fleurs qu’elle avoit mises
En un monceau, les jette au Compagnon.
Il la baisa pour en avoir raison :
Tant et si bien qu’ils en vinrent aux prises.
En cet étrif la Servante tomba.
Luy d’en tirer aussi-tost avantage.
Le mal-heur fut que tout ce beau ménage
Fut découvert d’un logis prés de là.
Nos gens n’avoient pris garde à cette affaire.
Une voisine apperceut le mystere ;
L’Epoux la vit, je ne sçais pas comment.
Nous voilà pris, dit-il à sa Servante,
Nostre voisine est languarde et méchante ;
Mais ne soyez en crainte aucunement.
Il va trouver sa femme en ce moment,
Puis fait si bien que s’estant éveillée
Elle se leve, et, sur l’heure habillée,
Il continuë à joüer son rollet,

Tant qu’à dessein d’aller faire un bouquet,
La pauvre Epouse au jardin est menée.
Là fut par luy procedé de nouveau ;
Mesme debat, mesme jeu se commence.
Fleurs de voler : tetons d’entrer en danse !
Elle y prit goust ; le jeu luy sembla beau :
Somme, que l’herbe en fut encor froissée.
La pauvre Dame alla l’apresdînée
Voir sa voisine, à qui ce secret là
Chargeoit le cœur : elle se soulagea
Tout dés l’abord. Je ne puis, ma commere,
Dit cette femme avec un front severe,
Laisser passer sans vous en avertir
Ce que j’ay veu. Voulez-vous vous servir
Encor long-temps d’une fille perdüe ?
A coups de pied, si j’estois que de vous,
Je l’envoyrois ainsi qu’elle est venuë.
Comment ! elle est aussi brave que nous !
Or bien ; je sçais celuy de qui procede
Cette piafe : apportez-y remede
Tout au plustost, car je vous avertis
Que ce matin estant à la fenestre,
(Ne sçais pourquoy) j’ay veu de mon logis
Dans son jardin vostre mary paroistre,
Puis la Galande ; et tous deux se sont mis
A se jetter quelques fleurs à la teste.
Sur ce propos l’autre l’arresta coy.
Je vous entends, dit-elle, c’estoit moy.
La Voisine.
Voire ! écoutez le reste de la feste :
Vous ne sçavez où je veux en venir.
Les bonnes gens se sont pris à cueillir
Certaines fleurs que baisers on appelle.
La Femme.
C’est encor moy que vous preniez pour elle.
La Voisine.
Du jeu des fleurs à celuy des des tetons

Ils sont passez : aprés quelques façons,
A pleines mains l’on les a laissez prendre.
La Femme.
Et pourquoy non ? c’estoit moy : vostre Epoux
N’a-t-il donc pas les mesmes droits sur vous ?
La Voisine.
Cette personne enfin sur l’herbe tendre
Est trebuchée, et, comme je le croy,
Sans se blesser ; vous riez ?
La Femme.
C’estoit moy.
La Voisine.
Un cotillon a paré la verdure.
La Femme.
C’estoit le mien.
La Voisine.
Sans vous mettre en courroux :
Qui le portoit, de la fille ou de vous ?
C’est là le point ; car Monsieur vostre Epoux
Jusques au bout a poussé l’avanture.
La Femme.
Qui ? c’estoit moy : Vostre teste est bien dure.
La Voisine
Ah ; c’est assez. Je ne m’informe plus ;
J’ay pourtant l’œil assez bon, ce me semble :
J’aurois juré que je les avois veus
En ce lieu-là se divertir ensemble.
Mais excusez, et ne la chassez pas.
La Femme.
Pourquoi chasser ? j’en suis trés-bien servie.
La Voisine.
Tant pis pour vous : c’est justement le cas.

Vous en tenez, ma commere m’amie.

Baise ta Servante en un coin,
Si tu ne veux baiser ta femme en un jardin[4].


  1. Heptameron, journée V, nouvelle V.
  2. Éditions de 1666 et de 1668 :
    Mais, comme il faut gouster de plus d’un pain.
  3. Édition de 1668 :
    C’estoit sa feste. Voyant donc de sa femme.
    Ce vers a été ainsi corrigé dans les éditions modernes :
    C’estoit sa feste. Or voyant de la femme.
  4. Ce singulier conseil ne se trouve que dans l’édition de 1669.