Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Cuvier

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 300-302).


XIII. — LE CUVIER.


Soiez Amant, vous serez inventif ;
Tour ny détour, ruse ny stratageme
Ne vous faudront : le plus jeune aprentif
Est vieux routier dés le moment qu’il aime :
On ne vit onc que cette passion

Demeurast court faute d’invention ;
Amour fait tant qu’enfin il a son conte.
Certain Cuvier, dont on fait certain conte,
En fera foy. Voicy ce que j’en sçais,
Et qu’un quidam me dit ces jours passés.
Dedans un bourg ou ville de Province
(N’importe pas du titre ny du nom),
Un Tonnelier et sa femme Nanon
Entretenoient un mesnage assez mince.
De l’aller voir amour n’eut à mépris,
Y conduisant un de ses bons amis,
C’est cocüage ; il fut de la partie :
Dieux familiers et sans ceremonie,
Se trouvans bien dans toute hostellerie :
Tout est pour eux bon giste et bon logis,
Sans regarder si c’est louvre ou cabane.
Un drosle donc caressoit Madame Anne :
Ils en estoient sur un poinct, sur un poinct…
C’est dire assez de ne le dire point ;
Lors que l’Espoux revient tout hors d’haleine
Du Cabaret ; justement, justement…
C’est dire encor ceci bien clairement.
On le maudit ; nos gens sont fort en peine.
Tout ce qu’on put fut de cacher l’Amant :
On vous le serre en haste et promptement
Sous un cuvier, dans une cour prochaine.
Tout en entrant l’Espoux dit : J’ay vendu
Nostre Cuvier. Combien ? dit Madame Anne.
Quinze beaux francs. Va, tu n’es qu’un gros asne,
Repartit-elle, et je t’ay d’un escu
Fait aujourd’huy profit par mon adresse,
L’ayant vendu six écus avant toy.
Le Marchand voit s’il est de bon alloy,
Et par dedans le taste piece à piece,
Examinant si tout est comme il faut,
Si quelque endroit n’a point quelque defaut.
Que ferois-tu, malheureux, sans ta femme ?
Monsieur s’en va chopiner, cependant

Qu’on se tourmente icy le corps et l’ame :
Il faut agir sans cesse en l’attendant.
Je n’ay gousté jusqu’icy nulle joye :
J’en gousteray desormais, atten t’y.
Voyez un peu : le galand a bon foye ;
Je suis d’avis qu’on laisse à tel mary
Telle moitié ! Doucement, nostre Espouse,
Dit le bonhomme. Or sus, Monsieur, sortés :
Çà, que je racle un peu de tous costés
Vostre Cuvier, et puis que je l’arrouse ;
Par ce moyen vous verrez s’il tient eau :
Je vous réponds qu’il n’est moins bon que beau.
Le galant sort ; l’époux entre en sa place,
Racle par tout, la chandelle à la main,
Deçà, delà, sans qu’il se doute brin
De ce qu’amour en dehors vous luy brasse :
Rien n’en put voir ; et pendant qu’il repasse,
Sur chaque endroit, affublé du cuveau,
Les Dieux susdits luy viennent de nouveau
Rendre visite, imposant un ouvrage
A nos Amans bien different du sien.
Il regrata, grata, frota si bien,
Que nôtre couple, ayant repris courage,
Reprit aussi le fil de l’entretien
Qu’avoit troublé le galant personnage.
Dire comment le tout se put passer,
Amy Lecteur, tu dois m’en dispenser :
Suffit que j’ay tresbien prouvé ma these.
Ce tour fripon du couple augmentoit l’aise ;
Nul d’eux n’estoit à tels jeux aprentif.
Soyez Amant, vous serez inventif.