Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Faucon

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 193-200).


V. — LE FAUCON.


Nouvelle tirée de Bocace[1].


Je me souviens d’avoir damné jadis
L’amant avare ; et je m’en dédis.
Si la raison des contraires est bonne,
Le liberal doit estre en Paradis :
Je m’en rapporte à Messieurs de Sorbonne.
Il estoit donc autrefois un Amant
Qui dans Florence aima certaine femme.
Comment aimer ? c’estoit si follement,
Que, pour luy plaire, il eust vendu son ame.
S’agissoit-il de divertir la Dame,
A pleines mains il vous jettoit l’argent
Sçachant tres-bien qu’en amour comme en guerre
On ne doit plaindre un métail[2] qui fait tout,
Renverse murs, jette portes par terre,
N’entreprend rien dont il ne vienne à bout ;
Fait taire chiens, et, quand il veut, servantes,
Et, quand il veut, les rend plus eloquentes
Que Ciceron, et mieux persuadantes :
Bref, ne voudroit avoir laissé debout
Aucune place, et tant forte fust-elle.
Si laissa-t-il sur ses pieds nostre Belle.
Elle tint bon ; Federic échoüa
Prés de ce roc, et le nez s’y cassa ;
Sans fruit aucun vendit et fricassa

Tout son avoir ; comme l’on pourroit dire
Belles Comtez, beaux Marquisats de Dieu,
Qu’il possedoit en plus et plus d’un lieu.
Avant qu’aimer on l’appeloit Messire
A longue queuë ; enfin, grace à l’Amour,
Il ne fut plus que Messire tout court.
Rien ne resta qu’une ferme au pauvre homme,
Et peu d’amis ; mesme amis Dieu sçait comme.
Le plus zelé de tout se contenta,
Comme chacun, de dire c’est dommage.
Chacun le dit, et chacun s’en tint là :
Car de prester, à moins que sur bon gage,
Point de nouvelle : on oublia les dons,
Et le merite, et les belles raisons
De Federic, et sa premiere vie.
Le Protestant de Madame Clitie
N’eut du credit qu’autant qu’il eut du fonds.
Tant qu’il dura, le Bal, la Comedie
Ne manqua point à cet heureux objet :
De maints tournois elle fut le sujet ;
Faisant gagner marchands de toutes guises,
Faiseurs d’habits, et faiseurs de devises,
Musiciens, gens du sacré valon :
Federic eut à sa table Apollon.
Femme n’estoit ny fille dans Florence
Qui n’employast, pour débaucher le cœur
Du Cavalier, l’une un mot suborneur,
L’autre un coup d’œil, l’autre quelqu’autre avance :
Mais tout cela ne faisoit que blanchir.
Il aimoit mieux Clitie inexorable
Qu’il n’auroit fait Helene favorable.
Conclusion, qu’il ne la put fléchir.
Or, en ce train de dépense effroyable,
Il envoya les Marquisats au diable
Premierement ; puis en vint aux Comtez,
Titres par luy plus qu’aucuns regretez,
Et dont alors on faisoit plus de conte.
De-là les monts chacun veut estre Comte,

Icy Marquis, Baron peut estre ailleurs.
Je ne sçay pas lesquels sont les meilleurs ;
Mais je sçay bien qu’avecque la patente
De ces beaux noms on s’en aille au marché,
L’on reviendra comme on estoit allé :
Prenez le titre, et laissez-moy la rente.
Clitie avoit aussi beaucoup de bien,
Son mary mesme estoit grand terrien.
Ainsi jamais la belle ne prit rien,
Argent ny dons ; mais souffrit la dépense
Et les cadeaux, sans croire pour cela
Estre obligée à nulle recompense.
S’il m’en souvient, j’ay dit qu’il ne resta
Au pauvre Amant rien qu’une métairie,
Chetive encor, et pauvrement bastie.
Là Federic alla se confiner ;
Honteux qu’on vist sa misere en Florence ;
Honteux encor de n’avoir sceu gagner,
Ny par amour, ny par magnificence,
Ny par six ans de devoirs et de soins
Une beauté qu’il n’en aimoit pas moins.
Il s’en prenoit à son peu de merite,
Non à Clitie ; elle n’oüit jamais,
Ny pour froideurs, ny pour autres sujets,
Plainte de luy ny grande ny petite.
Nostre amoureux subsista comme il put
Dans sa retraite, où le pauvre homme n’eut
Pour le servir qu’une vieille édentée,
Cuisine froide et fort peu frequentée ;
A l’écurie un cheval assez bon,
Mais non pas fin : sur la perche un Faucon
Dont à l’entour de cette métairie
Défunt Marquis s’en alloit, sans valets,
Sacrifiant à sa mélancolie
Mainte perdrix, qui, las ! ne pouvoit mais
Des cruautez de Madame Clitie.
Ainsi vivoit le mal-heureux Amant ;
Sage s’il eust, en perdant sa fortune,

Perdu l’amour qui l’alloit consumant ;
Mais de ses feux la memoire importune
Le talonnoit ; toûjours un double ennuy
Alloit en croupe à la chasse avec luy.
Mort vint saisir le mary de Clitie.
Comme ils n’avoient qu’un fils pour tous enfans,
Fils n’ayant pas pour un pouce de vie,
Et que l’Epoux, dont les biens estoient grands,
Avoit toûjours consideré sa femme,
Par testament il declare la Dame
Son heritiere, arrivant le deceds
De l’enfançon, qui peu de temps aprés
Devint malade. On sçait que d’ordinaire
A ses enfans mere ne sçait que faire,
Pour leur montrer l’amour qu’elle a pour eux ;
Zele souvent aux enfans dangereux.
Celle-cy, tendre et fort passionnée,
Autour du sien est toute la journée
Luy demandant ce qu’il veut, ce qu’il a ;
S’il mangeroit volontiers de cela,
Si ce joüet, enfin si cette chose
Est à son gré. Quoy que l’on luy propose
Il le refuse ; et pour toute raison
Il dit qu’il veut seulement le Faucon
De Federic ; pleure et meine une vie
A faire gens de bon cœur detester :
Ce qu’un enfant a dans la fantaisie
Incontinent il faut l’executer,
Si l’on ne veut l’ouïr toûjours crier.
Or il est bon de sçavoir que Clitie
A cinq cens pas, de cette métairie,
Avoit du bien, possedoit un Chasteau :
Ainsi l’enfant avoit pu de l’oyseau
Ouïr parler : on en disoit merveilles ;
On en contoit des choses nompareilles :
Que devant luy jamais une perdrix
Ne se sauvoit, et qu’il en avoit pris
Tant ce matin, tant cette apresdinée ;

Son maistre n’eust donné pour un tresor
Un tel Faucon. Qui fut bien empeschée,
Ce fut Clitie. Aller oster encor
A Federic l’unique et seule chose
Qui luy restoit ! et supposé qu’elle ose
Luy demander ce qu’il a pour tout bien,
Auprés de luy meritoit-elle rien ?
Elle l’avoit payé d’ingratitude :
Point de faveurs ; toûjours hautaine et rude
En son endroit. De quel front s’en aller
Aprés cela le voir et luy parler,
Ayant esté cause de sa ruine ?
D’autre costé l’enfant s’en va mourir,
Refuse tout, tient tout pour medecine :
Afin qu’il mange il faut l’entretenir
De ce Faucon : il se tourmente, il crie :
S’il n’a l’oiseau c’est fait que de sa vie.
Ces raisons-cy l’emporterent enfin.
Chez Federic la Dame un beau matin
S’en va sans suite, et sans nul équipage.
Federic prend pour un Ange des Cieux
Celle qui vient d’apparoistre à ses yeux.
Mais cependant, il a honte, il enrage,
De n’avoir pas chez soy pour luy donner
Tant seulement un mal-heureux disner.
Le pauvre estat où sa Dame le treuve
Le rend confus. Il dit donc à la veuve :
Quoy ! venir voir le plus humble de ceux
Que vos beautez ont rendus amoureux !
Un Villageois, un haire, un miserable !
C’est trop d’honneur ; vostre bonté m’accable.
Assurément vous alliez autre part.
A ce propos nostre veuve repart :
Non, non, Seigneur, c’est pour vous la visite.
Je viens manger avec vous ce matin.
Je n’ay, dit-il, cuisinier ny marmite :
Que vous donner ? N’avez-vous pas du pain,
Reprit la Dame. Incontinent luy-mesme

Il va chercher quelque œuf au poulailler,
Quelque morceau de lard en son grenier.
Le pauvre Amant en ce besoin extreme
Void son Faucon, sans raisonner le prend,
Luy tord le cou, le plume, le fricasse,
Et l’assaisonne, et court de place en place.
Tandis la vieille a soin du demeurant ;
Foüille au bahu ; choisit pour cette feste
Ce qu’ils avoient de linge plus honeste ;
Met le couvert ; va cueillir au jardin
Du serpolet, un peu de romarin,
Cinq ou six fleurs, dont la table est jonchée.
Pour abreger, on sert la fricassée.
La Dame en mange, et feint d’y prendre goust.
Le repas fait, cette femme resoud
De hazarder l’incivile Requeste,
Et parle ainsi : Je suis folle, Seigneur,
De m’en venir vous arracher le cœur
Encore un coup ; il ne m’est guere honneste
De demander à mon défunt Amant
L’oiseau qui fait son seul contentement :
Doit-il pour moy s’en priver un moment ?
Mais excusez une mere affligée,
Mon fils se meurt : il veut vostre Faucon :
Mon procedé ne merite un tel don :
La raison veut que je sois refusée.
Je ne vous ay jamais accordé rien.
Vostre repos, vostre honneur, vostre bien,
S’en sont allez aux plaisirs de Clitie.
Vous m’aimiez plus que vostre propre vie
A cet amour j’ay trés-mal répondu :
Et je m’en viens, pour comble d’injustice,
Vous demander…. et quoy ? c’est temps perdu ;
Vostre Faucon. Mais non, plustot perisse
L’enfant, la mere, avec le demeurant,
Que de vous faire un déplaisir si grand.
Souffrez sans plus que cette triste mere,
Aimant d’amour la chose la plus chere

Que jamais femme au monde puisse avoir,
Un fils unique, une unique esperance,
S’en vienne au moins s’acquitter du devoir
De la nature, et pour route allegeance
En votre sein décharge sa douleur.
Vous sçavez bien par vostre experience
Que c’est d’aimer, vous le sçavez, Seigneur.
Ainsi je crois trouver chez vous excuse.
Helas ! reprit l’Amant infortuné,
L’oiseau n’est plus ; vous en avez disné.
L’oiseau n’est plus ! dit la veuve confuse.
Non, reprit-il ; plust au Ciel vous avoir
Servy mon cœur, et qu’il eust pris la place
De ce Faucon : mais le sort me fait voir
Qu’il ne sera jamais en mon pouvoir
De meriter de vous aucune grace.
En mon pailler rien ne m’estoit resté :
Depuis deux jours la beste a tout mangé,
J’ay veu l’oiseau ; je l’ay tué sans peine :
Rien couste-t-il quand on reçoit sa Reine ?
Ce que je puis pour vous est de chercher
Un bon Faucon ; ce n’est chose si rare
Que dés demain nous n’en puissions trouver.
Non, Federic, dit-elle, je declare
Que c’est assez. Vous ne m’avez jamais
De vostre amour donné plus grande marque.
Que mon fils soit enlevé par la parque,
Ou que le Ciel le rende à mes souhaits,
J’auray pour vous de la reconnoissance.
Venez me voir, donnez m’en l’esperance.
Encore un coup, venez nous visiter.
Elle partit, non sans luy presenter
Une main blanche, unique témoignage
Qu’Amour avoit amolly ce courage.
Le pauvre Amant prit la main, la baisa,
Et de ses pleurs quelque temps l’arrosa.
Deux jours aprés l’enfant suivit le pere.
Le deüil fut grand : la trop dolente mere

Fit dans l’abord force larmes couler.
Mais, comme il n’est peine d’ame si forte
Qu’il ne s’en faille à la fin consoler,
Deux Medecins la traiterent de sorte
Que sa douleur eut un terme assez court ;
L’un fut le Temps, et l’autre fut l’Amour.
On épousa Federic en grand’pompe,
Non seulement par obligation,
Mais, qui plus est, par inclination,
Par amour mesme. Il ne faut qu’on se trompe
À cet exemple, et qu’un pareil espoir
Nous fasse ainsi consumer nostre avoir :
Femmes ne sont toutes reconnoissantes.
À cela prés, ce sont choses charmantes.
Sous le Ciel n’est un plus bel animal.
Je n’y comprens le sexe en general.
Loin de cela, j’en vois peu d’avenantes.
Pour celles-cy, quand elles sont aymantes[3],
J’ay les desseins du monde les meilleurs :
Les autres n’ont qu’à se pourvoir ailleurs.


  1. Decameron, giornata V, novella IX.
  2. Ainsi dans l’édition de 1671 ; métal dans celle de 1685.
  3. L’édition de 1671 porte charmantes, mais dans presque tous les exemplaires que j’ai vus la syllabe char a été effacée, et l’on a écrit au dessus : ay. Cette correction paroît être toujours de la même main, et a probablement été faite par La Fontaine.