Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Tableau

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 311-318).


XVI. — LE TABLEAU.


On m’engage à conter d’une maniere honneste
Le sujet d’un de ces tableaux
Sur lesquels on met des rideaux ;
Il me faut tirer de ma teste
Nombre de traits nouveaux, piquans et delicats,
Qui disent et ne disent pas,

Et qui soient entendus sans notes
Des Agnés mesme les plus sottes.
Ce n’est pas coucher gros ; ces extremes Agnés
Sont oiseaux qu’on ne vit jamais.
 
Toute Matrône sage, a ce que dit Catule,
Regarde volontiers le gigantesque don
Fait au fruit de Vénus par la main de Junon[1] ;
A ce plaisant objet si quelqu’une recule,
Cette quelqu’une dissimule.
Ce principe posé, pourquoy plus de scrupule,
Pourquoy moins de licence aux oreilles qu’aux yeux ?
Puisqu’on le veut ainsi, je feray de mon mieux :
Nuls traits à découvert n’auront icy de place ;
Tout y sera voilé, mais de gaze, et si bien,
Que je crois qu’on n’en perdra rien.
Qui pense finement et s’exprime avec grace
Fait tout passer, car tout passe ;
Je l’ay cent fois éprouvé :
Quand le mot est bien trouvé,
Le sexe, en sa faveur, à la chose pardonne :
Ce n’est plus elle alors, c’est elle encor pourtant ;
Vous ne faites rougir personne,
Et tout le monde vous entend.
J’ay besoin aujourd’huy de cet art important.
Pourquoy ? me dira-t-on, puisque sur ces merveilles
Le sexe porte l’œil sans toutes ces façons.
Je réponds à cela : Chastes sont ses oreilles,
Encor que les yeux soient fripons.
Je veux, quoy qu’il en soit, expliquer à des belles
Cette chaise rompuë, et ce rustre tombé.
Muses, venez m’ayder ; mais vous estes pucelles,

Au joly jeu d’amour ne sçachant A ny B :
Muses, ne bougez donc ; seulement par bonté
Dites au Dieu des vers que dans mon entreprise
Il est bon qu’il me favorise,
Et de mes mots fasse le choix,
Ou je diray quelque sotise
Qui me fera donner du busque sur les doigts.
C’est assez raisonner ; venons à la peinture :
Elle contient une avanture
Arrivée au pays d’Amours.
Jadis la ville de Citere
Avoit en l’un de ses faux-bourgs
Un Monastere ;
Venus en fit un Séminaire.
Il estoit de Nonains, et je puis dire ainsi
Qu’il estoit de galans aussi.
En ce lieu hantoient d’ordinaire
Gens de Cour, Gens de Ville, et Sacrificateurs,
Et Docteurs,
Et Bacheliers sur tout. Un de ce dernier ordre
Passoit dans la maison pour estre des Amis.
Propre, toûjours razé, bien-disant, et beau-fils,
Sur son chapeau luisant, sur son rabat bien mis,
La médisance n’eust sceu mordre.
Ce qu’il avoit de plus charmant,
C’est que deux des Nonains alternativement
En tiroient maint et maint service.
L’une n’avoit quité les atours de Novice
Que depuis quelques mois ; l’autre encor les portoit.
La moins jeune à peine contoit
Un an entier par dessus seize :
Aage propre à soutenir these,
These d’amour : le Bachelier
Leur avoit rendu familier
Chaque poinct de cette science,
Et le tout par experience.
 
Une assignation pleine d’impatience

Fut un jour par les sœurs donnée à cet Amant ;
Et, pour rendre complet le divertissement,
Bacchus avec Cérés, de qui la compagnie
Met Venus en train bien souvent,
Devoient estre ce coup de la cérémonie.
Propreté toucha seule aux apprets du régal ;
Elle sceut s’en tirer avec beaucoup de grace :
Tout passa par ses mains, et le vin et la glace,
Et les caraffes de cristal ;
On s’y seroit miré. Flore à l’haleine d’ambre
Sema de fleurs toute la chambre ;
Elle en fit un jardin. Sur le linge, ces fleurs
Formoient des las d’amour, et le chifre des sœurs,
Leurs Cloistrieres excellences
Aimoient fort ces magnificences :
C’est un plaisir de None. Au reste, leur beauté
Aiguisoit l’appetit aussi de son costé.
Mille secrettes circonstances
De leurs corps polis et charmans
Augmentoient l’ardeur des Amans.
Leur taille estoit presque semblable ;
Blancheur, delicatesse, embonpoint raisonnable,
Fermeté ; tout charmoit, tout estoit fait au tour.
En mille endroits nichoit l’amour :
Sous une guimpe, un voile, et sous un scapulaire,
Sous ceci, sous cela que void peu l’œil du jour,
Si celuy du galant ne l’appelle au mistere.
A ces sœurs l’enfant de Cytere
Mille fois le jour s’en venoit
Les bras ouverts, et les prenoit
L’une aprés l’autre pour sa mère.

Tel ce couple attendoit le Bachelier trop lent ;
Et de luy, tout en l’attendant,
Elles disoient du mal, puis du bien ; puis les belles
Imputoient son retardement
A quelques amitiez nouvelles.
Qui peut le retenir ? disoit l’une ; est-ce amour ?

Est-ce affaire ? est-ce maladie ?
Qu’il y revienne de sa vie,
Disoit l’autre ; il aura son tour.
Tandis qu’elles cherchoient là dessous du mystere,
Passe un Mazet portant à la dépositaire
Certain fardeau peu necessaire :
Ce n’estoit qu’un prétexte ; et, selon qu’on m’a dit,
Cette dépositaire, ayant grand appetit,
Faisoit sa portion des talens de ce Rustre,
Tenu, dans tels repas, pour un traiteur illustre.
Le coquin, lourd d’ailleurs, et de trés court esprit,
A la cellule se méprit ;
Il alla chez les attendantes
Fraper avec ses mains pesantes,
On ouvre, on est surpris, on le maudit d’abord,
Puis on void que c’est un tresor.
Les Nonains s’éclatent de rire.
Toutes deux commencent à dire,
Comme si toutes deux s’étoient donné le mot :
Servons nous de ce maistre sot ;
Il vaut bien l’autre ; que t’en semble ?
La Professe ajoûta : C’est trés bien avisé.
Qu’atendions-nous ici ? Qu’il nous fût debité
De beaux discours ? Non, non, ny rien qui leur ressemble.
Ce pitaut doit valoir, pour le poinct souhaité,
Bachelier et Docteur ensemble.
Elle en jugeoit trés-bien : la taille du garçon,
Sa simplicité, sa façon,
Et le peu d’interest qu’en tout il sembloit prendre,
Faisoient de luy beaucoup attendre.
C’estoit l’homme d’Esope ; il ne songeoit à rien ;
Mais il buvoit et mangeoit bien ;
Et, si Xantus l’eust laissé faire,
Il auroit poussé loin l’affaire.
Ainsi, bientost apprivoisé,
Il se trouva tout-disposé
Pour executer sans remise
Les ordres des Nonains, les servant à leur guise

Dans son office de Mazet,
Dont il luy fut donné par les sœurs un brévet.
 
Icy la peinture commence :
Nous voilà parvenus au poinct.
Dieu des vers, ne me quite point ;
J’ay recours à ton assistance.
Dy moy pourquoy ce Rustre assis,
Sans peine de sa part, et trés-fort à son aise,
Laisse le soin de tout aux amoureux soucis
De sœur Claude et de sœur Terese.
N’auroit-il pas mieux fait de leur donner la chaise ?
Il me semble des-ja que je vois Apollon
Qui me dit : Tout beau ! ces matieres
A fonds ne s’examinent gueres.
J’entends ; et l’amour est un étrange garçon ;
J’ay tort d’ériger un fripon
En Maistre de ceremonies.
Dés qu’il entre en une maison,
Regles et loix en sont bannies ;
Sa fantaisie est sa raison.
Le voila qui rompt tout : c’est assez sa coûtume :
Ses jeux sont violens. A terre on vid bien tost
Le galand Catedral. Ou soit par le défaut
De la chaise un peu foible, ou soit que du pitaud
Le corps ne fust pas fait de plume,
Ou soit que sœur Terese eust chargé d’action
Son discours véhément et plein d’émotion,
On entendit craquer l’amoureuse tribune :
Le Rustre tombe à terre en cette occasion.
Ce premier poinct eut par fortune
Malheureuse conclusion.
 
Censeurs, n’aprochez point d’icy vostre œil prophane,
Vous, gens de bien, voyez comme sœur Claude mit
Un tel incident à profit.
Terese en ce malheur perdit la tramontane :
Claude la débusqua, s’emparant du timon.
Terese, pire qu’un demon,

Tasche à la retirer, et se remettre au trosne ;
Mais celle-cy n’est pas personne
A ceder un poste si doux.
Sœur Claude, prenez garde à vous ;
Terese en veut venir aux coups :
Elle a le poing levé. Qu’elle ayt. C’est bien répondre :
Quiconque est occupé comme vous ne sent rien.
Je ne m’étonne pas que vous sçachiez confondre
Un petit mal dans un grand bien.
Malgré la colere marquée
Sur le front de la débusquée,
Claude suit son chemin ; le Rustre aussi le sien
Terese est mal contante, et gronde.
Les plaisirs de Venus sont sources de debats ;
Leur fureur n’a point de seconde :
J’en prens à tesmoin les combats
Qu’on vid sur la terre et sur l’onde,
Lorsque Paris à Menelas
Osta la merveille du monde.
Qu’un Pitaut faisant naistre un aussi grand procés
Tinst icy lieu d’Helene, une foy sans excés
Le peut croire, et fort bien ; troublez None en sa joye
Vous verrez la guerre de Troye[2].
Quoy que Bellone ayt part icy,
J’y vois peu de corps de cuirasse ;
Dame Venus se couvre ainsi
Quand elle entre en champ clos avec le Dieu de Trace.
Cette armure a beaucoup de grace.
Belles, vous m’entendez ; je n’en diray pas plus :
L’habit de guerre de Venus
Est plein de choses admirables !
Les Ciclopes aux membres nus
Forgent peu de harnois qui lui soient comparables ;
Celuy du preux Achille auroit esté plus beau,
Si Vulcan eust dessus gravé nostre tableau.

Or ay-je des Nonains mis en vers l’avanture,
Mais non avec des traits dignes de l’action ;
Et comme celle-cy déchet dans la peinture,
La peinture déchet dans ma description.
Les mots et les couleurs ne sont choses pareilles ;
Ny les yeux ne sont les oreilles.

J’ay laissé long-temps au filet
Sœur Terese la détrônée :
Elle eut son tour ; nostre mazet
Partagea si bien sa journée
Que chacun fut content. L’histoire finit là ;
Du festin pas un mot. Je veux croire, et pour cause,
Que l’on but et que l’on mangea ;
Ce fut l’intermede et la pose.
Enfin tout alla bien, horsmis qu’en bonne foy
L’heure du rendez-vous m’enbarasse. Et pourquoy ?
Si l’Amant ne vint pas, sœur Claude et sœur Terese
Eurent à tout le moins dequoy se consoler ;
S’il vint, on sceut cacher le lourdaut et la chaise ;
L’Amant trouva bien tost encor à qui parler.
 

  1. Allusion aux deux vers suivants qui sont dans l’épi
    gramme VIII des Priapées ; ils ne sont pas de Catulle, comme le dit La Fontaine, mais d’un anonyme.
    Nimirum sapiunt, videntque magnam
    Matronæ quoque mentulam libenter.
    (Note de M, Boissonade.)
  2. Ces quatre derniers vers ont été supprimés à partir de l’édition de 1685.