Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Les Lunettes

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 295-300).


XII. — LES LUNETTES.


J’avois juré de laisser là les Nones :
Car, que toûjours on voye en mes écrits
Mesme sujet et semblables personnes,
Cela pourroit fatiguer les esprits.
Ma muse met Guimpe sur le tapis ;
Et puis quoy ? Guimpe, et puis Guimpe sans cesse ;
Bref, toûjours Guimpe, et Guimpe sous la presse.
C’est un peu trop. Je veux que les Nonains
Fassent les tours en amour les plus fins ;
Si ne faut-il pour cela qu’on épuise
Tout le sujet. Le moyen ? c’est un fait
Par trop fréquent ; je n’aurois jamais fait :
Il n’est Greffier dont la plume y suffise.
Si j’y tâchois, on pourroit soupçonner
Que quelque cas m’y feroit retourner,
Tant sur ce poinct mes Vers font de rechutes ;
Toûjours souvient à Robin de ses flûtes.
Or apportons à cela quelque fin ;
Je le prétends, cette tâche icy faite.
Jadis s’estoit introduit un blondin
Chez des Nonains, à titre de fillette.
Il n’avoit pas quinze ans que tout ne fust ;

Dont le galant passa pour sœur Colette,
Auparavant que la barbe luy crust.
Cet entre temps ne fust sans fruit : le Sire
L’employa bien : Agnés en profita.
Las ! quel profit ! j’eusse mieux fait de dire
Qu’à sœur Agnés malheur en arrira.
Il luy falut élargir sa ceinture,
Puis mettre au jout petite creature
Qui ressembloit comme deux goutes d’eau,
Ce dit l’histoire, à la sœur Jouvenceau.
Voila scandale et bruit dans l’Abbaye ;
D’où cet enfant est-il plu ? comme a-t-on,
Disoient les sœurs en riant, je vous prie,
Trouvé ceans ce petit champignon ?
Si ne s’est-il aprés tout fait luy mesme.
La Prieure est en un courroux extreme :
Avoir ainsi soüillé cette maison !
Bien tost on mit l’accouchée en prison ;
Puis il falut faire enqueste du pere.
Comment est-il entré, comment sorti ?
Les murs sont hauts, antique la touriere,
Double la grille, et le tour trés petit.
Seroit-ce point quelque garçon en fille ?
Dit la Prieure, et parmi nos brebis
N’aurions-nous point, sous de trompeurs habits,
Un jeune loup ? Sus, qu’on se des-habille ;
Je veux sçavoir la verité du cas.
Qui fut bien pris ? ce fut la feinte oüaille :
Plus son esprit à songer se travaille,
Moins il espere échaper d’un tel pas.
Necessité, mere de stratagême,
Luy fit…. eh bien ? luy fit en ce moment
Lier…. eh quoy ? Foin ! je suis court moy mesme :
Où prendre un mot qui dise honnestement
Ce que lia le pere de l’enfant ?
Comment trouver un détour suffisant
Pour cet endroit ? Vous avez oüi dire
Qu’au temps jadis le genre humain avoit

Fenestre au corps, de sorte qu’on pouvoit
Dans le dedans tout à son aise lire :
Chose commode aux Medecins d’alors,
Mais si d’avoir une fenestre au corps
Estoit utile, une au cœur au contraire
Ne l’estoit pas, dans les femmes sur tout :
Car le moyen qu’on pust venir à bout
De rien cacher ? Nostre commune mere,
Dame Nature, y pourveut sagement
Par deux lacets de pareille mesure.
L’homme et la femme eurent également
Dequoy fermer une telle ouverture.
La femme fut lacée un peu trop dru :
Ce fut sa faute ; elle mesme en fut cause,
N’estant jamais à son gré trop bien close.
L’homme au rebours ; et le bout du tissu
Rendit en luy la nature perplexe.
Bref, le lacet à l’un et l’autre sexe
Ne put quadrer, et se trouva, dit-on,
Aux femmes court, aux hommes un peu long.
Il est facile à présent qu’on devine
Ce que lia nostre jeune imprudent ;
C’est ce surplus, ce reste de machine,
Bout de lacet aux hommes excedant.
D’un brin de fil il l’attacha de sorte
Que tout sembloit aussi plat qu’aux Nonains :
Mais, fil ou soye, il n’est bride assez forte
Pour contenir ce que bien tost je crains
Qui ne s’échape. Amenez-moy des saints ;
Amenez-moy, si vous voulez, des Anges ;
Je les tiendray creatures estranges,
Si vingt Nonains, telles qu’on les vid lors,
Ne font trouver à leur esprit un corps.
J’entends Nonains ayant tous les tresors
De ces trois sœurs dont la fille de l’onde
Se fait servir ; chiches et fiers appas
Que le soleil ne void qu’au nouveau monde,
Car celuy-cy ne les luy monstre pas.

La Prieure a sur son nez des lunettes,
Pour ne juger du cas legerement.
Tout à l’entour sont debout vingt Nonettes,
En un habit que vray-semblablement
N’avoient pas fait les tailleurs du Couvent.
Figurez-vous la question qu’au Sire
On donna lors : besoin n’est de le dire.
Touffes de lis, proportion du corps,
Secrets appas, enbonpoinct, et peau fine,
Fermes tetons, et semblables ressorts,
Eurent bien tost fait joüer la machine :
Elle eschapa, rompit le fil d’un coup,
Comme un coursier qui romproit son licou,
Et sauta droit au nez de la Prieure,
Faisant voler lunettes tout à l’heure
Jusqu’au plancher. Il s’en falut bien peu
Que l’on ne vist tomber la lunetiere.
Elle ne prit cet accident en jeu.
L’on tint Chapitre, et sur cette matiere
Fut raisonné long-temps dans le logis.
Le jeune loup fut aux vieilles brebis
Livré d’abord ; Elle vous l’empoignerent,
A certain arbre en leur cour l’attacherent,
Ayant le nez devers l’arbre tourné,
Le dos à l’air avec toute la suite,
Et cependant que la troupe maudite
Songe comment il sera guerdonné,
Que l’une va prendre dans les Cuisines
Tous les balays, et que l’autre s’en court
A l’Arsenal où sont les disciplines ;
Qu’une troisiesme enferme à double tour
Les Sœurs qui sont jeunes et pitoyables ;
Bref, que le sort, ami du marjeolet,
Ecarte ainsi toutes les détestables ;
Vient un Meusnier monté sur son mulet,
Garçon quarré, garçon couru des filles,
Bon Compagnon, et beau joüeur de quilles.
Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce là que je voy ?

Le plaisant saint ! Jeune homme, je te prie,
Qui t’a mis là ? sont-ce ces sœurs, dis-moy :
Avec quelqu’une as-tu fait la folie ?
Te plaisoit-elle ? estoit-elle jolie ?
Car, à te voir, tu me portes, ma foy
(Plus je regarde et mire ta personne),
Tout le minois d’un vray croqueur de None.
L’autre répond : Helas ! c’est le rebours ;
Ces Nones m’ont en vain prié d’amours :
Voila mon mal. Dieu me doint patience !
Car de commettre une si grande offence,
J’en fais scrupule, et fust-ce pour le Roy,
Me donnast-on aussi gros d’or que moy.
Le Meusnier rit, et sans autre mystere
Vous le délie, et luy dit : Idiot,
Scrupule, toy qui n’es qu’un pauvre haire !
C’est bien à nous qu’il appartient d’en faire !
Nostre Curé ne seroit pas si sot.
Viste fuy-t’en, m’ayant mis en ta place ;
Car aussi bien tu n’es pas, comme moy,
Franc du collier, et bon pour cet employ :
Je n’y veux point de quartier ny de grace.
Viennent ces sœurs ; toutes, je te répon,
Verront beau jeu, si la corde ne rompt.
L’autre deux fois ne se le fait redire ;
Il vous l’attache, et puis luy dit adieu.
Large d’épaule, on auroit veu le Sire
Attendre nud les Nonains en ce lieu.
L’escadron vient, porte en guise de Cierges
Gaules et foüets : procession de verges
Qui fit la ronde à l’entour du Meusnier,
Sans luy donner le temps de se montrer,
Sans l’avertir. Tout beau ! dit-il, mes Dames,
Vous vous trompez ; considerez-moy bien :
Je ne suys pas cet ennemi des femmes,
Ce scrupuleux qui ne vaut rien à rien.
Emploiez-moy : vous verrez des merveilles :
Si je dis faux, coupez-moy les oreilles.

D’un certain jeu je viendray bien à bout :
Mais quant au foüet je n’y vaux rien du tout.
Qu’entend ce Rustre, et que nous veut-il dire ?
S’écria lors une de nos sans-dents :
Quoy ! tu n’es pas nostre faiseur d’enfans ?
Tant pis pour toy, tu payras pour le sire ;
Nous n’avons pas telles armes en main
Pour demeurer en un si beau chemin.
Tien, tien, voila l’ébat que l’on desire.
A ce discours, foüets de rentrer en jeu,
Verges d’aller, et non pas pour un peu ;
Meusnier de dire en langue intelligible,
Crainte de n’estre assez bien entendu :
Mes Dames, je… feray tout mon possible
Pour m’acquiter de ce qui vous est dû.
Plus il leur tient des discours de la sorte,
Plus la fureur de l’antique cohorte
Se fait sentir. Long-temps il s’en souvint.
Pendant qu’on donne au Maistre l’anguillade,
Le mulet fait sur l’herbette gambade.
Ce qu’à la fin l’un et l’autre devint,
Je ne le sçais, ni ne m’en mets en peine :
Suffit d’avoir sauvé le jouvenceau.
Pendant un temps les lecteurs, pour douzaine
De ces Nonains au corps gent et si beau,
N’auroient voulu, je gage, être en sa peau.