Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Les Quiproquo

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 352-358).


VIII. — LES QUIPROQUO.[1]


Dame fortune aime souvent à rire,
Et, nous joüant un tour de son métier,
Au lieu des biens où nôtre cœur aspire,
D’un quiproquo se plaist à nous payer.
Ce sont ses jeux. J’en parle à juste cause :
Il m’en souvient ainsi qu’au premier jour.
Cloris et moy nous nous aimions d’amour ;
Au bout d’un an la Belle se dispose
A me donner quelque soulagement,
Foible et leger, à parler franchement :
C’étoit son but ; mais, quoy qu’on se propose,
L’occasion et le discret Amant
Sont à la fin les maistres de la chose.
Je vais un soir chez cet objet charmant :
L’Epoux estoit aux champs heureusement,
Mais il revint la nuit à peine close.
Point de Cloris. Le dédommagement
Fut que le sort en sa place suppose
Une Soubrette à mon commandement :
Elle paya cette fois pour la Dame.
Disons un troc où, reciproquement,
Pour la Soubrette on employa la Femme.
De pareils traits tous les livres sont pleins.
Bien est-il vray qu’il faut d’habiles mains
Pour amener chose ainsi surprenante ;
Il est besoin d’en bien fonder le cas,

Sans rien forcer et sans qu’on violente
Un incident qui ne s’attendoit pas.
L’aveugle Enfant, joueur de passe-passe,
Et qui voit clair à tendre maint panneau,
Fait de ces tours ; celui-là du berceau
Leve la paille à l’égard du Bocace[2] ;
Car, quant à moy, ma main pleine d’audace
En mille endroits a peut-être gâté
Ce que la sienne a bien exécuté.
Or il est temps de finir ma preface,
Et de prouver par quelque nouveau tour
Les quiproquo de Fortune et d’Amour.
On ne peut mieux établir cette Chose
Que par un fait à Marseille arrivé ;
Tout en est vray, rien n’en est controuvé.
Là Clidamant, que par respect je n’ose
Sous son nom propre introduire en ces vers,
Vivoit heureux, se pouvoit dire en femme
Mieux que pas un qui fust en l’Univers.
L’honnesteté, la vertu de ! a Dame,
Sa gentillesse, et même sa beauté,
Devoient tenir Clidamant arresté.
Il ne le fut. Le diable est bien habile,
Si c’est adresse et tour d’habileté
Que de nous tendre un piége anssi facile
Qu’est le desir d’un peu de nouveauté.
Prés de la Dame estoit une personne,
Une Suivante, ainsi qu’elle mignonne,
De même taille et de pareil maintien,
Gente de corps ; il ne lui manquoit rien
De ce qui plaist aux chercheurs d’avantures.
La Dame avoit un peu plus d’agrément,
Mais sous le masque on n’eust sceu bonnement
Laquelle élire entre ces creatures.
Le Marseillois, Provençal un peu chaud,
Ne manque pas d’attaquer au plustost

Madame Alix : c’estoit cette Soubrette :
Madame Alix, encor qu’un peu coquette,
Renvoya l’homme[3]. Enfin il lui promet
Cent beaux écus bien comptez clair et net.
Payer ainsi des marques de tendresse
(En la Suivante) estoit, veu le pays[4],
Selon mon sens, un fort honneste prix.
Sur ce pied-là, qu’eust cousté la Maistresse ?
Peut-être moins, car le hazard y fait.
Mais je me trompe, et la Dame estoit telle,
Que tout Amant, et tant fust-il parfait,
Auroit perdu son latin auprés d’elle :
Ni dons, ni soins, rien n’auroit réussi.
Devrois-je y faire entrer les dons aussi ?
Las ! ce n’est plus le siecle de nos peres :
Amour vend tout, et Nimphes, et Bergeres ;
C’estoit un Dieu[5], ce n’est qu’un Eschevin.
O temps, ô mœurs ! ô coûtume perverse !
Alix d’abord rejette un tel commerce,
Fait l’irritée, et puis s’appaise enfin,
Change de ton ; dit que le lendemain,
Comme Madame avoit dessein de prendre
Certain remede, ils pourroient le matin
Tout à loisir dans la cave se rendre.
Ainsi fut dit, ainsi fut arresté ;
Et la Soubrette ayant le tout conté
A sa Maistresse, aussitost les femelles
D’un quiproquo font le projet entre elles.

Le pauvre époux n’y reconnoistroit rien,
Tant la Suivante avoit l’air de la Dame ;
Puis, supposé qu’il reconnust la Femme,
Qu’en pouvoit-il arriver que tout bien ?
Elle auroit lieu de lui chanter sa gâme.
Le lendemain, par hazard Clidamant,
Qui ne pouvoit se contenir de joye,
Trouve un Amy, lui dit éteurdiment
Le bien qu’Amour à ses desirs envoye.
Quelle faveur ! Non qu’il n’eust bien voulu
Que le marché pour moins se fût conclu ;
Les cent écus lui faisoient quelque peine.
L’Amy lui dit : Hé bien ! soyons chacun
Et du plaisir et des frais en commun.
L’Epoux n’ayant alors sa bourse pleine,
Cinquante écus à sauver étoient bons ;
D’autre costé, communiquer la belle,
Quelle apparence ! y consentiroit-elle ?
S’aller ainsi livrer à deux Gascons !
Se tairoient-ils d’une telle fortune ?
Et devoit-on la leur rendre commune ?
L’Amy leva cette difficulté,
Representant que dans l’obscurité
Alix seroit fort aisement trompée :
Une plus fine y seroit attrapée.
Il suffiroit que tous deux tour à tour,
Sans dire mot, ils entrassent en lice,
Se remettant du surplus à l’amour,
Qui volontiers aideroit l’artifice.
Un tel silence en rien ne leur nuiroit ;
Madame Alix, sans manquer, le prendroit
Pour un effet de crainte et de prudence ;
Les murs ayant des oreilles (dit-on).
Le mieux estoit de se taire ; à quoy bon
D’un tel secret leur faire confidence ?
Les deux galans ayant de la façon
Reglé la chose, et disposez à prendre
Tout le plaisir qu’Amour leur promettoit,

Chez le mary d’abord ils se vont rendre.
Là dans le lit l’Epouse encore estoit.
L’Epoux trouva prés d’elle la Soubrette,
Sans nuls atours qu’une simple cornette,
Bref, en état de ne lui point manquer[6].
L’heure arriva, les Amis contesterent
Touchant le pas, et long-temps disputerent.
L’Epoux ne fit l’honneur de la maison,
Tel compliment n’estant là de saison.
A trois beaux dez, pour le mieux, ils reglerent
Le precurseur, ainsi que de raison.
Ce fut l’amy. L’un et l’autre s’enferme
Dans cette cave, attendant de pied ferme
Madame Alix, qui ne vient nullement :
Trop bien la Dame, en son lieu, s’en vint faire
Tout doucement le signal necessaire.
On ouvre, on entre, et sans retardement,
Sans lui donner le temps de reconnoistre
Cecy, cela, l’erreur, le changement,
La difference enfin qui pouvoit estre
Entre l’Epoux et son Associé,
Avant qu’il pût aucun change paroistre,
Au Dieu d’Amour il fut sacrifié.
L’heureux Amy n’eut pas toute la joye :
Qu’il auroit euë en connoissant sa proye.
La Dame avoit un peu plus de beauté,
Outre qu’il faut compter la qualité.
A peine fut cette scene achevée,
Que l’autre Acteur, par la prompte arrivée,
Jetta la Dame en quelque étonnement ;
Car, comme Epoux, comme Clidamant même,

Il ne montroit toûjours si frequemment
De cette ardeur l’emportement extrême.
On imputa cet excez de fureur
A la Soubrette, et la Dame en son cœur
Se proposa d’en dire sa pensée :
La fête estant de la sorte passée,
Du noir séjour ils n’eurent qu’à sortir.
L’Associé des frais et du plaisir
S’en court en haut en certain vestibule :
Mais quand l’Epoux vit sa Femme monter
Et qu’elle eut vu l’Amy presenter,
On peut juger quel soupçon, quel scrupule,
Quelle surprise, eurent les pauvres gens ;
Ni l’un ni l’autre ils n’avoient eu le temps
De composer leur mine et leur visage.
L’Epoux vit bien qu’il falloit estre sage,
Mais sa Moitié pensa tout découvrir.
J’en suis surpris ; femmes sçavent mentir.
La moins habile en connoit la science[7].
Aucuns ont dit qu’Alix fit conscience
De n’avoir pas mieux gagné son argent,
Plaignant l’Epoux, et le dédommageant,
Et voulant bien mettre tout sur son compte ;
Tout cela n’est que pour rendre le conte
Un peu meilleur. J’ay veu les gens mouvoir
Deux questions : l’une, c’est à sçavoir
Si l’Epoux fut du nombre des confreres,
A mon avis n’a point de fondement,
Puisque la Dame et l’Amy nullement
Ne pretendoient vacquer à ces misteres.
L’autre point est touchant le talion ;
Et l’on demande en cette occasion
Si, pour user d’une juste vangeance,
Pretendre erreur et cause d’ignorance

A cette Dame auroit esté permis.
Bien que ce soit assez là mon avis,
La Dame fut toûjours inconsolable ;
Dieu gard’ de mal celles qu’en cas semblable
Il ne faudroit nullement consoler !
J’en connois bien qui n’en feroient que rire :
De celles-là je n’ose plus parler,
Et je ne vois rien des autres à dire.
 

  1. Nous suivons le texte des Œuvres postumes ; M. Walckenaer, pensant qu’il a été publié sur une copie qui ne contenoit pas les dernieres corrections de l’auteur, donne celui d’un manuscrit dont l’origine n’est pas indiquée. Nous reproduisons en note les variantes qu’on y trouve.
  2. Voyez ci-dessus, page 66.
  3. Renvoyoit, dans le manuscrit suivi par M. Walckenaër ;
  4. Manuscrit suivi par M. Walckenaër :
    D’une suivante…
  5. Manuscrit suivi par M. Walckenaër :
    Il met le taux à maint objet charmant ;
    C’estoit un Dieu, ce n’est plus qu’un marcband.
  6. Dans le texte des Œuvres postumes il n’y a point de vers pour rimer avec celui-ci, mais cette irrégularité n’existe pas dans le manuscrit suivi par M. Walckenaër ; on y trouve comme variante :
    Même un clin d’œil qu’il pût bien remarquer
    L’en assura ; les amis disputerent
    Touchant le pas et long-temps contesterent.
  7. Manuscrit suivi par M. Walckenaër :
    J’en suis surpris ; la plus sotte, à mentir
    Est trés-habile, et sçait cette science.