Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Mazet de Lamporechio

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 146-153).


XVI. — MAZET DE LAMPORECHIO [1].


Nouvelle tirée de Bocace[2].


Le voile n’est le rempart le plus sûr
Contre l’Amour, ny le moins accessible :
Un bon mary, mieux que grille ny mur,
Y pourvoira, si pourvoir est possible.
C’est à mon sens une erreur trop visible
A des Parens, pour ne dire autrement,
De presumer, aprés qu’une personne,
Bon gré, mal gré, s’est mise en un Couvent[3],
Que Dieu prendra ce qu’ainsi l’on luy donne :
Abus, abus ! je tiens que le malin
N’a revenu plus clair et plus certain
(Sauf toutesfois l’assistance Divine).
Encore un coup, ne faut qu’on s’imagine,
Que d’estre pure et nette de peché
Soit privilege à la guimpe attaché.
Nenny da, non ; je pretens qu’au contraire
Filles du monde ont toûjours plus de peur
Que l’on ne donne atteinte à leur honneur ;
La raison est qu’elles en ont affaire.
Moins d’ennemis attaquent leur pudeur.
Les autres n’ont pour un seul adversaire.
Tentation, fille d’oisiveté,

Ne manque pas d’agir de son costé :
Puis le desir, enfant de la contrainte.
Ma fille est Nonne, Ergo c’est une Sainte,
Mal raisonner. Des quatre parts les trois
En ont regret et se mordent les doigts ;
Font souvent pis ; au moins l’ay-je oüy dire,
Car pour ce poinct je parle sans sçavoir.
Bocace en fait certain Conte pour rire,
Que j’ay rimé comme vous allez voir.
  Un bon Vieillard en un Couvent de filles
Autrefois fut, labouroit le jardin.
Elles estoient toutes assez gentilles,
Et volontiers jasoient dés le matin.
Tant ne songeoient au service divin
Qu’à soy montrer és Parloirs aguimpéees[4],
Bien blanchement, comme droites poupées,
Preste chacune à tenir coup aux gens ;
Et n’estoit bruit qu’il se trouvast leans[5]
Fille qui n’eût dequoy rendre le change,
Se renvoyant l’une à l’autre l’éteuf.
Huit Sœurs estoient, et l’Abbesse sont neuf,
Si mal d’accord que c’estoit chose étrange.
De la beauté, la pluspart en avoient ;
De la jeunesse, elles en avoient toutes.
En cettuy lieu beaux Peres frequentoient,
Comme on peut croire, et tant bien supputoient,
Qu’il ne manquoit à tomher sur leurs routes[6].

  Le bon Vieillard Jardinier dessus-dit
Prés de ces Sœurs perdoit presque l’esprit ;
A leur caprice il ne pouvoit suffire.
Toutes vouloient au Vieillard commander ;
Dont ne pouvant entre elles s’accorder,
Il souffroit plus que l’on ne sçauroit dire.
  Force luy fût de quitter la maison.
Il en sortit de la mesme façon
Qu’estoit entré là dedans le pauvre homme,
Sans croix ne pile[7], et n’ayant rien en somme
Qu’un vieil habit. Certain jeune garçon
De Lamporech, si j’ay bonne memoire,
Dit au Vieillard un beau jour aprés boire,
Et raisonnant sur le fait des Nonains,
Qu’il passeroit bien volontiers sa vie
Prés de ces Sœurs, et qu’il avoit envie
De leur offrir son travail et ses mains,
Sans demander recompense ny gages.
Le Compagnon ne visoit à l’argent :
Trop bien croyoit, ces Sœurs estant peu sages,
Qu’il en pourroit croquer une en passant,
Et puis une autre, et puis toute la troupe.
Nuto luy dit (c est le nom du Vieillard) :

Croy-moy, Mazet, mets-toy quelque autre part.
J’aimerois mieux être sans pain ny soupe
Que d’employer en ce lieu mon travail.
Les Nones sont un étrange bestail :
Qui n’a tasté de cette marchandise
Ne sçait encor ce que c’est que tourment.
Je te le dis, laisse-là ce Couvent ;
Car d’esperer les servir à leur guise,
C’est un abus ; l’une voudra du mou,
L’autre du dur ; parquoy je te tiens fou,
D’autant plus fou que ces filles sont sottes ;
Tu n’auras pas œuvre faite, entre nous ;
L’une voudra que tu plantes des choux,
L’autre voudra que ce soit des carottes.
Mazet reprit : Ce n’est pas là le poinct.
Voy-tu, Nuto, je ne suis qu’une beste ;
Mais dans ce lieu tu ne me verras point
Un mois entier sans qu’on m’y fasse feste.
La raison est que je n’ay que vingt ans,
Et comme toy je n’ay pas fait mon temps.
Je leur suis propre, et ne demande en somme
Que d’estre admis. Dit alors le bon homme :
Au Fac-totum tu n’as qu’à t’adresser ;
Allons-nous-en de ce pas luy parler.
Allons, dit l’autre. Il me vient une chose
Dedans l’esprit : je feray le müet
Et l’idiot. Je pense qu’en effet,
Reprit Nuto, cela peut estre cause
Que le Pater avec le Fac-totum
N’auront de toy ny crainte ny soupçon.
La chose alla comme ils l’avoient preveuë.
Voilà Mazet, à qui pour bien venuë
L’on fait bescher la moitié du jardin[8].
Il contre-fait le sot et le badin,

Et cependant laboure comme un sire.
Autour de luy les Nones alloient rire.
  Un certain jour le Compagnon dormant[9],
Ou bien feignant de dormir, il n’importe,
Bocace dit qu’il en faisoit semblant,
Deux des Nonains le voyant de la sorte
Seul au jardin, car sur le haut du jour,
Nulle des Sœurs ne faisoit long sejour
Hors le logis, le tout crainte du hasle,
De ces deux donc l’une, approchant Mazet,
Dit à sa Sœur : Dedans ce cabinet[10]
Menons ce sot : Mazet estoit beau masle,
Et la Galande à le considerer
Avoit pris goust ; pourquoy sans differer[11]
Amour luy fit proposer cette affaire.
L’autre reprit, Là-dedans ? et quoy faire[12] ?
Quoy ? dit la Sœur, je ne sçay, l’on verra ;
Ce que l’on fait alors qu’on en est là :
Ne dit-on pas qu’il se fait quelque chose ?
Jesus, reprit l’autre Sœur se signant,
Que dis-tu là ? nostre Regle défend
De tels pensers. S’il nous fait un enfant ?
Si l’on nous voit ? Tu t’en vas estre cause
De quelque mal. On ne nous verra point,
Dit la premiere ; et, quant à l’autre poinct
C’est s’allarmer avant que le coup vienne.
Usons du temps sans nous tant mettre en peine,
Et sans prevoir les choses de si loin.

Nul n’est icy, nous avons tout à poinct,
L’heure, et le lieu, si touffu que la veuë
N’y peut passer : et puis sur l’avenuë
Je suis d’avis qu’une fasse le guet :
Tandis que l’autre estant avec Mazet,
A son bel aise aura lieu de s’instruire :
Il est müet et n’en pourra rien dire.
Soit fait, dit l’autre ; il faut à ton desir[13]
Acquiescer, et te faire plaisir.
Je passeray si tu veux la premiere
Pour t’obliger : au moins à ton loisir
Tu t’ébatras puis aprés de maniere
Qu’il ne sera besoin d’y retourner :
Ce que j’en dis n’est que pour t’obliger.
Je le voy bien, dit l’autre plus sincere :
Tu ne voudrois sans cela commencer
Assurement, et tu serois honteuse[14].
Tant y resta cette Sœur scrupuleuse,
Qu’à la fin l’autre, allant la dégager,
De faction la fut faire changer.
 Nostre muët fait nouvelle partie :

Il s’en tira non si gaillardement ;
Cette Sœur fut beaucoup plus mal lotie ;
Le pauvre Gars acheva simplement
Trois fois le jeu, puis aprés il fit chasse.
Les deux Nonains n’oublierent la trace
Du cabinet, non plus que du jardin ;
Il ne faloit leur montrer le chemin.
Mazet, pourtant, se ménagea de sorte
Qu’à Sœur Agnès, quelques jours ensuivant,
Il fit apprendre une semblable note
En un pressoir tout au bout du Couvent.
Sœur Angelique et sœur Claude suivirent,
L’une au Dortoir, l’autre dans un Cellier ;
 Tant qu’à la fin la Cave et le Grenier
Du fait des Sœurs maintes choses apprirent.
Point n’en resta que le sire Mazet
Ne régalast au moins mal qu’il pouvoit :
L’Abbesse aussi voulut entrer en danse.
Elle eut son droit, double et triple pitance,
Dequoy les Sœurs jeûnerent trés-longtemps.
Mazet n’avoit faute de restaurans ;
Mais restaurans ne sont pas grande affaire
A tant d’employ. Tant presserent le here,
Qu’avec l’Abbesse un jour venant au choc,
J’ai toûjours oüy, ce dit-il, qu’un bon Coq
N’en a que sept ; au moins qu’on ne me laisse[15]
Toutes les neuf. Miracle, dit l’Abbesse ;
Venez, mes Sœurs, nos jeusnes ont tant fait
Que Mazet parle. Alentour du muët,
Non plus muët, toutes huit accoururent ;
Tinrent Chapitre, et sur l’heure conclurent,
Qu’à l’avenir Mazet seroit choyé
Pour le plus seur ; car qu’ils fust renvoyé,
Cela rendroit la chose manifeste.

Le Compagnon, bien nourry, bien payé,
Fit ce qu’il pût, d’autres firent le reste.
Il les engea de petits Mazillons,
Desquels on fit de petits Moinillons ;
Ces Moinillons devinrent bien-tost Peres,
Comme les Sœurs devinrent bien-tost Meres,
A leur regret, pleines d’humilité ;
Mais jamais nom[16] ne fut mieux merité.

  1. Cette nouvelle est intitulée le Muet dans l’édition de 1668, où elle a paru pour la premiere fois.
  2. Decameron, giornata III, novella I.
  3. Edition de 1668 :
    Bon gré, mal gré, est mise en un Convent.
    On trouve toujours dans cette édition convent pour couvent.
  4. Edition de 1668 :
    Qu’à se montrer au Parloir aguimpées.
  5. Edition de 1668 :
    Et n’estoit jour qu’on ne trouvât leans.
  6. C’est ici le texte de l’édition de 1669, donnée par La Fontaine. Avec cette leçon le sens est fort clair : notre auteur veut dire que les bons Pères qui venoient voir les sœurs calculoient si bien qu’il y avoit pour eux de fréquentes occasions de faillir, de tomber. Malheureusement les éditions de 1668 et de 1685, suivies par tous les éditeurs modernes, portent :
    Qu’ils ne manquoient…,
    ce qui rend le passage un peu plus difficile. Aussi les commentateurs des Contes se sont-ils bien gardés d’en parler, à l’exception toutefois du bibliophile Jacob, qui a eu l’imprudence de mettre en note : « Cette phrase est très obscure, si l’on n’explique pas supputoient par buvoient. La Fontaine veut peut-être dire que les moines arrangeoient toujours leurs tournées de manière à rencontrer le couvent sur leur route. »
  7. Edition de 1668 :
    Sans croix ny pile…
  8. Edition de 1668 :
    On fait bescher la moitié du jardin.
  9. Edition de 1668 :
    Par un Midy le compagnon dormant.
  10. Edition de 1668 :
    Dit à sa sœur : Dedans le cabinet…
  11. Edition de 1668 :
    Avoit pris goust, partant sans differer.
  12. Edition de 1668 :
    L’autre repond : Là dedans ? et quoy faire ?
  13. Edition de 1668 :
    Fais, fais, dit l’autre…
  14. M. Walckennaer fait passer ici dans son texte les deux vers suivants :
    Disant ces mots, elle éveilla Mazet,
    Qui se laissa mener au Cabinet.
    Il les tire des manuscrits de Conrart et remarque qu’ils manquent dans toutes les éditions ; nous les trouvons néanmoins dans celle de 1668 ; nous ne pensons pas, d’ailleurs, qu’ils soient aussi nécessaires que le savant éditeur le suppose. La Fontaine les aura supprimés à cause de leur fâcheuse ressemblance avec ceux-ci, qu’on vient de lire un peu plus haut :
    De ces deux donc l’une, approchant Mazet,
    Dit à sa Sœur : Dedans ce cabinet,
  15. Edition de 1668 :
    N’en a que sept, ou moins ; qu’on ne me laisse…
  16. Edition de 1668 :
    Mais jamais rien ne fut mieux merité.