Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/On ne s’avise jamais de tout

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes de La Fontaine, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 109-110).


X. — ON NE S’AVISE JAMAIS DE TOUT.
Conte tiré des cent Nouvelles Nouvelles[1].


Certain jaloux, ne dormant que d’un œil,
Interdisoit tout commerce à sa femme.
Dans le dessein de prévenir la Dame,
Il avoit fait un fort ample recueil
De tous les tours que le sexe sçait faire.
Pauvre ignorant ! comme si cette affaire
N’estoit une hydre, à parler franchement !
Il captivoit sa femme cependant ;
De ses cheveux vouloit sçavoir le nombre ;
La faisoit suivre, à toute heure, en tous lieux,
Par une vieille au corps tout remply d’yeux,
Qui la quittoit aussi peu que son ombre.
Ce fou tenoit son recueil fort entier :
Il le portoit en guise de Psautier,
Croyant par là cocuage hors de game[2].

Un jour de feste, arrive que la Dame,
En revenant de l’Église, passa
Prés d’un logis d’où quelqu’un luy jetta
Fort à propos plein un pannier d’ordure.
On s’excusa. La pauvre creature,
Toute vilaine, entra dans le logis.
Il luy falut dépoüiller ses habits.
Elle envoya querir une autre jupe,
Dés en entrant, par cette doüagna,
Qui hors d’haleine à Monsieur raconta
Tout l’accident. Foin ! dit-il, celuy-là
N’est dans mon Livre, et je suis pris pour dupe :
Que le recueil au diable soit donné.
Il disoit bien ; car on n’avoit jetté
Cette immondice, et la Dame gasté,
Qu’afin qu’elle eust quelque valable excuse
Pour éloigner son dragon quelque-temps.
Un sien Galant, amy de là dedans,
Tout aussi-tost profita de la ruse.
Nous avons beau sur ce sexe avoir l’œil :
Ce n’est coup seur encontre tous esclandres.
Maris jaloux, brûlez vostre Recueil,
Sur ma parole, et faites-en des cendres.


  1. Nouvelle XXXVII.
  2. Edition de 1685 :
    Croyant par là les galans hors de game.