Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Philémon et Beaucis

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Œuvres complètes, tome 2, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 437-442).


PHILEMON ET BAUCIS.


SUJET TIRÉ DES METAMORPHOSES D’OVIDE.[1]


Poëme dedié


A Mgr LE DUC DE VENDOME[2]




Ny l’or ny la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux Divinitez n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquile :
Des soucis devorans c’est l’éternel asile ;
Veritables vautours, que le fils de Japet
Represente, enchainé sur son triste sommet.
L’humble toict est exempt d’un tribut si funeste.
Le Sage y vit en paix et méprise le reste :
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des Rois,
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne

Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Aproche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin : c’est le soir d’un beau jour.
Philémon et Baucis nous en offrent l’exemple :
Tous deux virent changer leur Cabane en un Temple.
Hymenée et l’Amour, par des desirs constans,
Avoient uni leurs cœurs dés leur plus doux printemps :
Ny le temps ny l’hymen n’éteignirent leur flâme ;
Cloton prenoit plaisir à filer cette trame.
Ils sceurent cultiver, sans se voir assistez,
Leur enclos et leur champ par deux fois vingt Estez.
Eux seuls ils composoient toute leur Republique,
Heureux de ne devoir à pas-un domestique
Le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendoient.
Tout vieillit : sur leurs fronts les rides s’étendoient ;
L’amitié modera leurs feux sans les détruire,
Et par des traits d’amour sçût encor se produire.
Ils habitoient un Bourg plein de gens dont le cœur
Joignoit aux duretez un sentiment moqueur.
Jupiter resolut d’abolir cette engeance.
Il part avec son fils, le Dieu de l’Eloquence ;
Tous deux en Pelerins vont visiter ces lieux.
Mille logis y sont, un seul ne s’ouvre aux Dieux.
Prests enfin à quitter un séjour si prophane,
Ils virent à l’écart une étroite cabane,
Demeure hospitaliere, humble et chaste maison.
Mercure frappe : on ouvre ; aussi-tôt Philémon
Vient au-devant des Dieux et leur tient ce langage :
Vous me semblez tous deux fatiguez du voyage,
Reposez-vous. Usez du peu que nous avons ;
L’aide des Dieux a fait que nous le conservons :
Usez-en. Salüez ces Penates d’argile :
Jamais le Ciel ne fut aux humains si facile,
Que quand Jupiter même étoit de simple bois ;
Depuis qu’on l’a fait d’or, il est sourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point ; faites tiédir cette onde :
Encor que le pouvoir au desir ne réponde,
Nos Hôtes agréront les soins qui leurs sont dûs.

Quelques restes de feu sous la cendre épandus
D’un souffle haletant par Baucis s’allumerent :
Des branches de bois sec aussi-tôt s’enflammerent.
L’onde tiéde, on lava les pieds des Voyageurs.
Philémon les pria d’excuser ces longueurs :
Et pour tromper l’ennuv d’une attente importune,
Il entretint les Dieux, non point sur la fortune,
Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des Rois,
Mais sur ce que les champs, les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare.
Cependant par Baucis le festin se prepare.
La table où l’on servit le champêtre repas
Fut d’aix non façonnez à l’aide du compas :
Encore assure-t-on, si l’histoire en est cruë,
Qu’en un de ses supports le temps l’avoit rompuë.
Baucis en égala les appuis chancelans
Du débris d’un vieux vase, autre injure des ans.
Un tapis tout usé couvrit deux escabelles :
Il ne servoit pourtant qu’aux fêtes solemnelles.
Le linge orné de fleurs fut couvert, pour tout mets,
D’un peu de lait, de fruits, et des dons de Céres.
Les divins Voyageurs, alterez de leur course,
Méloient au vin grossier le cristal d’une source.
Plus le vase versoit, moins il s’alloit vuidant.
Philémon reconnut ce miracle évident ;
Baucis n’en fit pas moins : tous deux s’agenoüillerent ;
A ce signe d’abord leurs yeux se désillerent.
Jupiter leur parut avec ces noirs sourcis
Qui font trembler les Cieux sur leurs Pôles assis.
Grand Dieu ! dit Philémon, excusez nôtre faute :
Quels humains auroient crû recevoir un tel Hôte ?
Ces mets, nous l’avoüons, sont peu delicieux ;
Mais quand nous serions Rois, que donner à des Dieux ?
C’est le cœur qui fait tout : que la terre et que l’onde
Aprêtent un repas pour les Maîtres du monde,
Ils luy prefereront les seuls presens du cœur.
Baucis sort à ces mots pour reparer l’erreur.
Dans le verger couroit une perdrix privée,

Et par de tendres soins dés l’enfance élevée ;
Elle en veut faire un mets, et la poursuit en vain :
La volatille échape à sa tremblante main ;
Entre les pieds des Dieux elle cherche un asile.
Ce recours à l’oyseau ne fut pas inutile ;
Jupiter intercede. Et déja les valons
Voyoient l’ombre en croissant tomber du haut des monts.
Les Dieux sortent enfin, et font sortir leurs hôtes.
De ce Bourg, dit Jupin, je veux punir les fautes ;
Suivez-nous. Toy, Mercure, apelle les vapeurs.
O gens durs ! vous n’ouvrez vos logis ny vos cœurs !
Il dit : et les Autans troublent déja la plaine.
Nos deux Epoux suivoient ne marchans qu’avec peine
Un appuy de roseau soulageoit leurs vieux ans :
Moitié secours des Dieux, moitié peur, se hâtans,
Sur un mont assez proche enfin ils arriverent ;
A leurs pieds aussi-tôt cent nuages creverent.
Des ministres du Dieu les escadrons flottans
Entraînerent, sans choix, animaux, habitans,
Arbres, maisons, vergers, toute cette demeure ;
Sans vestige de[3] Bourg, tout disparut sur l’heure.
Les vieillards déploroient ces severes destins.
Les animaux perir ! car encor les humains,
Tous avoient dû tomber sous les celestes armes ;
Baucis en répandit en secret quelques larmes.
Cependant l’humble Toict devient Temple, et ses murs
Changent leur fresle enduit aux marbres les plus durs,
De pilastres massifs les cloisons revétuës
En moins de deux instans s’élevent jusqu’aux nuës ;
Le chaume devient or, tout brille en ce pourpris.
Tous ces evenemens sont peints sur le lambris.
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis et d’Apelle !
Ceux-cy furent tracez d’une main immortelle.
Nos deux Epoux, surpris, étonnez, confondus,
Se crurent, par miracle, en l’Olimpe rendus.
Vous comblez, dirent-ils, vos moindres creatures :

Aurions-nous bien le cœur et les mains assez pures
Pour presider icy sur les honneurs divins,
Et Prêtres vous offrir les vœux des Pelerins ?
Jupiter exauça leur priere innocente.
Helas ! dit Philémon, si vôtre main puissante
Vouloit favoriser jusqu’au bout deux mortels,
Ensemble nous mourrions en servant vos autels.
Cloton feroit d’un coup ce double sacrifice ;
D’autres mains nous rendroient un vain et triste office ;
Je ne pleurerois point celle-cy, ny ses yeux
Ne troubleroient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce vœu fut encor favorable :
Mais oseray-je dire un fait presque incroyable ?
Un jour qu’assis tous deux dans le sacré parvis
Ils contoient cette histoire aux Pelerins ravis,
La troupe à l’entour d’eux debout prétoit l’oreille ;
Philémon leur disoit : Ce lieu plein de merveille
N’a pas toûjours servi de temple aux Immortels :
Un Bourg étoit autour, ennemy des autels,
Gens barbares, gens durs, habitacle d’impies ;
Du celeste couroux tous furent les hosties.
Il ne resta que nous d’un si triste debris :
Vous en verrez tantost la suite en nos lambris ;
Jupiter l’y peignit. En contant ces annales,
Philémon regardoit Baucis par intervales ;
Elle devenoit arbre, et luy tendoit les bras :
Il veut luy tendre aussi les siens, et ne peut pas.
Il veut parler, l’écorce a sa langue pressée.
L’un et l’autre se dit adieu de la pensée :
Le corps n’est tantôt plus que feüillage et que bois.
D’étonnement la Troupe, ainsi qu’eux, perd la voix.
Même instant, même sort à leur fin les entraîne ;
Baucis devient Tilleul, Philémon devient Chêne.
On les va voir encore, afin de meriter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter.
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des époux sejournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.

Ah ! si... Mais autre-part j’ay porté mes presens.
Celebrons seulement cette metamorphose.
De fideles témoins m’ayant conté la chose,
Clio me conseilla de l’étendre en ces vers,
Qui pourroit quelque jour l’apprendre à l’Univers.
Quelque jour on verra chez les Races futures,
Sous l’appuy d’un grand nom passer ces avantures.
Vendôme, consentez au los que j’en attens ;
Faites-moy triompher de l’Envie et du Temps :
Enchaînez ces démons, que sur nous ils n’attentent,
Ennemis des Heros et de ceux qui les chantent.
Je voudrois pourtant dire en un stile assez haut
Qu’ayant mille vertus vous n’avez nul défaut.
Toutes les celebrer seroit œuvre infinie ;
L’entreprise demande un plus vaste génie :
Car quel mérite enfin ne vous fait estimer ?
Sans parler de celuy qui force à vous aimer.
Vous joignez à ces dons l’amour des beaux ouvrages,
Vous y joignez un goût plus seur que nos suffrages ;
Don du Ciel, qui peut seul tenir lieu des presens
Que nous font à regret le travail et les ans.
Peu de gens élevez, peu d’autres encor même,
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
Si quelque enfant des Dieux les possede, c’est vous ;
Je l’ose dans ces vers soutenir devant tous.
Clio, sur son giron, à l’exemple d’Homere,
Vient de les retoucher, attentive à vous plaire :
On dit qu’elle et ses Sœurs, par l’ordre d’Apollon,
Transportent dans Anet tout le sacré Vallon ;
Je le crois. Puissions-nous chanter sous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ses rivages !
Pussent-ils tout d’un coup élever leurs sourcis,
Comme on vid autrefois Philémon et Baucis !



  1. Lib. VIII.
  2. Ce poëme, publié sous ce titre en 1685 dans les Ouvrages de prose et de poësie des sieurs de Maucroix et de la Fontaine, t.I, p.78, forme la fable XXV du recueil de Fables choisies de 1694.
  3. Du, dans les Fables choisies de 1694.