Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Préface de la deuxiesme partie

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 45-50).



P R E F A C E


DE LA


DEUXIESME PARTIE [1]




Voicy les derniers Ouvrages de cette nature qui partiront des mains de l’Auteur, et par consequent la derniere occasion de justifier ses hardiesses, et les licences qu’il s’est données. Nous ne parlons point des mauvaises rimes, des Vers qui enjambent, des deux voyelles sans elision, ny en general de ces sortes de negligences qu’il ne se pardonneroit pas luy-mesme en un autre genre de Poësie, mais qui sont inseparables, pour ainsi dire, de celuy-cy. Le trop grand soin de les éviter jetteroit un faiseur de Contes en de longs détours, en des recits aussi froids que beaux, en des contraintes fort inutiles, et luy feroit negliger le plaisir du cœur pour travailler à la satisfaction de l’oreille. Il faut laisser les narrations estudiées pour les grands sujets, et ne pas faire un Poëme Epique des avantures de Renaud d’Ast. Quand celuy qui a rimé ces Nouvelles y auroit apporté tout le soin et l’exactitude qu’on luy demande, outre que ce soin s’y remarqueroit d’autant plus qu’il y est moins necessaire, et que cela contrevient aux preceptes de Quintilien, encore l’Autheur n’auroit-il pas satisfait au principal point, qui est d’attacher le Lecteur, de le réjoüir, d’attirer malgré luy son attention, de luy plaire enfin : car, comme l’on sçait, le secret de plaire ne consiste pas toûjours en l’ajustement, ny mesme en la regularité: il faut du piquant et de l’agreable, si l’on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautez regulieres qui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? Nous ne voulons pas oster aux modernes la louange qu’ils ont meritée. Le beau tour de Vers, le beau langage, la justesse, les bonnes rimes, sont des perfections en un Poëte ; cependant, que l’on considere quelques-unes de nos Epigrammes où tout cela se rencontre ; peut-estre y trouvera-t-on beaucoup moins de sel, j’oserois dire encore bien moins de graces, qu’en celles de Marot et de Saint Gelais, quoy que les ouvrages de ces derniers soient presque tout pleins de ces mesmes fautes qu’on nous impute. On dira que ce n’estoient pas des fautes en leur siecle, et que c’en sont de trés-grandes au nostre. A cela nous répondons par un mesme raisonnement, et disons, comme nous avons déja dit, que c’en seroient en effet dans un autre genre de Poësie, mais que ce n’en sont point dans celuy-cy. Feu Monsieur de Voiture en est le garend. Il ne faut que lire ceux de ses ouvrages où il fait revivre le caractere de Marot. Car nostre Autheur ne pretend pas que la gloire luy en soit deuë, ny qu’il ait merité non plus de grands applaudissemens du public pour avoir rimé quelques Contes. Il s’est veritablement engagé dans une carriere toute nouvelle, et l’a fournie le mieux qu’il a pû ; prenant tantost un chemin, tantost l’autre, et marchant toujours plus asseurément quand il a suivy la maniere de nos vieux Poëtes, QUORUM IN HAC RE IMITARI NEGLEGENTIAM EXOPTAT, POTIUS QUAM ISTORUM DILIGENTIAM[2]. Mais, en disant que nous voulions passer ce point-là, nous nous sommes insensiblement engagez à l’examiner ; et possible n’a-ce pas esté inutilement ; car il n’y a rien qui ressemble mieux à des fautes que ces licences. Venons à la liberté que l’Auteur se donne de tailler dans le bien d’autruy ainsi que dans le sien propre, sans qu’il en excepte les nouvelles mesme les plus connuës, ne s’en trouvant point d’inviolable pour luy. Il retranche, il amplifie, il change les incidens et les circonstances, quelquesfois le principal évenement et la suite ; enfin ce n’est plus la mesme chose, c’est proprement une Nouvelle Nouvelle, et celuy qui l’a inventée auroit bien de la peine à reconnoistre son propre ouvrage. NON SIC DECET CONTAMINARI FABULAS[3], diront les Critiques. Et comment ne le diroient-ils pas ? Ils ont bien fait le mesme reproche à Terence ; mais Terence s’est mocqué d’eux, et a pretendu avoir droit d’en user ainsi. Il a meslé du sien parmy les sujets qu’il a tirez de Menandre, comme Sophocle et Euripide ont meslé du leur parmy ceux qu’ils ont tirez des Escrivains qui les precedoient, n’épargnant Histoire ny Fable où il s’agissoit de la bien-seance et des regles du dramatique. Ce privilege cessera-t-il à l’égard des Contes faits à plaisir, et faudra-t-il avoir doresnavant plus de respect, et plus de Religion, s’il est permis d’ainsi dire, pour le mensonge, que les Anciens n’en ont eu pour la verité ? Jamais ce qu’on appelle un bon Conte ne passe d’une main à l’autre sans recevoir quelque nouvel embellissement. D’où vient donc, nous pourra-t-on dire, qu’en beaucoup d’endroits l’Auteur retranche au lieu d’encherir ? Nous en demeurons d’accord, et il le fait pour éviter la longueur et l’obscurité, deux defauts intolerables dans ces matieres, le dernier sur tout : car si la clarté est recommandable en tous les Ouvrages de l’esprit, on peut dire qu’elle est necessaire dans les recits, où une chose, la pluspart du temps, est la suite et la dépendance d’une autre, où le moindre fonde quelquefois le plus important ; en sorte que si le fil vient une fois à se rompre, il est impossible au Lecteur de le renouer. D’ailleurs, comme les narrations en Vers sont trés-malaisées, il se faut charger de circonstances le moins qu’on peut : par ce moyen vous vous soulagez vous-mesme, et vous soulagez aussi le Lecteur, à qui l’on ne sçauroit manquer d’apprester des plaisirs sans peine. Que si l’Auteur a changé quelques incidens et mesme quelque catastrophe, ce qui preparoit cette catastrophe et la necessité de la rendre heureuse l’y ont contraint. Il a cru que dans ces sortes de Contes chacun devoit estre content a la fin : cela plaist toûjours au Lecteur ; à moins qu’on ne luy ait rendu les personnes trop odieuses : mais il n’en faut point venir là si l’on peut, ny faire rire et pleurer dans une mesme Nouvelle. Cette bigarrure déplaist à Horace sur toutes choses : il ne veut pas que nos compositions ressemblent aux crotesques, et que nous fassions un ouvrage moitié femme moitié poisson. Ce sont les raisons generales que l’Autheur a euës. On en pourroit encore alleguer de particulieres, et deffendre chaque endroit ; mais il faut laisser quelque chose à faire à l’habileté et à l’indulgence des Lecteurs. Ils se contenteront donc de ces raisons-cy. Nous les aurions mises un peu plus en jour et fait valoir davantage, si l’estenduë des Prefaces l’avoit permis.

  1. Publiée en 1666
  2. La Fontaine modifie ici, sans doute par pure politesse, ce passage de Térence:
    Quorum æmulari exoptat neglegentiam
    Potius quam istorum obscuram diligentiam.
    (Andria, prologus v. 20.)
  3. ..... Atque in eo disputant Contaminari non decere fabulas.
    (Ibid. v. 15.)