Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Préface générale

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PRÉFACE GÉNÉRALE

DES

ŒUVRES COMPLÈTES DE M. DE LAMARTINE

1860




Voilà mes œuvres ! Je ne les publie pas par vanité ; je ne dis pas comme Horace : Exegi monumentum. Je suis si loin de me glorifier devant ce monceau de feuilles mortes ou éphémères tombées du rameau de l’arbre de ma vie, dont je sens déjà les racines mourir, que je dis en toute sincérité : Je voudrais n’avoir jamais su écrire.

Virgile lui-même, transplanté de son humble métairie des bords du lac de Garde dans les pompes et dans les tumultes de Rome, ne regrettait-il pas d’avoir jeté loin de lui l’aiguillon de ses bœufs ou la serpette de l’émondeur de ses vignes ? — O ! utinàm, etc., etc.

Si j’avais à recommencer la vie, sachant ce que je sais, je n’y chercherais pas le bonheur, parce que je sais qu’il n’y est pas, mais j’y chercherais soigneusement l’obscurité et le silence, ces deux divinités domestiques qui gardent le seuil des moins malheureux.

Si donc je livre encore mon nom presque posthume aux retentissements et aux controverses littéraires de mon temps, si je désire que la critique ou l’indulgence fassent encore un peu de bruit utile autour de ces volumes, ce n’est pas que j’aie le goût de la publicité, c’est que j’y suis condamné comme à mon supplice. Je paye la vaine gloire de ma jeunesse par l’humiliation de mes jours avancés.

Pourquoi ai-je réveillé l’écho qui dormait si bien dans les bois paternels ? Il me poursuit maintenant que je voudrais dormir à mon tour. C’est sa vengeance et c’est mon expiation.

Je le dis sans aucune fausse modestie, je ne crois pas léguer un héritage de chefs-d’œuvre à la plus courte postérité. J’ai trop écrit, trop parlé, trop agi, pour avoir pu concentrer dans une seule œuvre capitale et durable le peu de talent dont la nature m’avait plus ou moins doué. Comme le grand oiseau du désert (qui n’est pas l’aigle), j’ai semé dans le sable çà et là les germes de ma postérité, et je n’ai pas assez couvé pour les voir éclore les œufs dispersés du génie.

J’ai eu de l’âme, c’est vrai ; voilà tout. J’ai jeté quelques cris justes du cœur. Mais si l’âme suffit pour sentir, elle ne suffit pas pour exprimer. Le temps m’a manqué pour une œuvre parfaite, parce que j’ai dilapidé le temps, ce capital du génie.

Prodigue du temps, il est juste que l’avenir me manque. Je m’en afflige, mais ne m’en plains pas.

Le seul mérite de cet immense recueil de mes œuvres, ce sera d’être une faible partie de l’histoire intellectuelle, poétique, littéraire, philosophique, politique, des années qui se sont écoulées de 1820 à 1860, presque un demi-siècle. Ces volumes ne sont pas un monument, ce sont des traces, des pierres milliaires marquées de mon nom et laissées sur la route du temps pour mesurer les pas de la pensée. Ce demi-siècle a passé par les mêmes traces que moi ; j’ai noté les miennes en vers, en prose, en harangues, en actions plus ou moins mémorables ; les autres n’ont pas noté leur passage dans la vie. Voilà toute la différence.

Puisse le public ne pas se tromper au mobile qui me fait revenir sur ces traces de mes sentiments ou de mes idées ; c’est un sacrifice du devoir, très-pénible, mais très-obligatoire.

Ne pouvant pas vendre de la terre, je vends de l’amour-propre : car je ne prétends pas me glorifier de ces œuvres.

Certes j’aimerais mille fois mieux prendre toutes ces pages sans les relire et sans provoquer personne à les relire ; j’aimerais mieux en faire un bûcher de papier noirci, et en livrer au vent du soir la vaine fumée !

Mais la conscience est là qui me dit : « Arrête ! Tu dois du pain à des centaines de bouches ; tes œuvres ont un prix matériel avec lequel s’achète l’aliment de ces familles envers qui tu es redevable de leur existence. Prie les hommes d’acheter de toi ces vanités de plume ; ces vanités deviendront saintes en devenant du pain quotidien. » Encore une fois, aucun autre motif que celui-là ne me contraint à cette publication.

Il y a longtemps que la dernière racine de toute vanité littéraire ou politique est séchée en moi, comme si elle n’y avait jamais germé. Je ne me crois ni classique en poésie, ni infaillible en histoire, ni toujours irréprochable en politique. Quand je repasse mes œuvres ou ma vie, je me juge moi-même avec plus de justice, mais avec autant de sévérité que peuvent le faire mes ennemis. Pourquoi ? Parce que je me juge non devant les hommes, mais devant Dieu, dont la lumière éclatante fait ressortir toutes les taches. À quoi servirait donc la conscience, si ce n’était à se frapper la poitrine avant l’heure où le dernier soupir doit, à défaut d’innocence, emporter du moins toutes les honnêtetés de l’âme au Juge miséricordieux de nos faiblesses. Cette confession publique que les premiers chrétiens faisaient aux portes du temple doit se faire par l’honnête homme, à haute voix, devant les portes de la postérité. Ce sera une des étrangetés spéciales de cette édition finale et unique que ces jugements que j’y porterai, en notes, sans pitié pour moi-même, à chaque page de mes œuvres et de mes actes.

Je trouve à cette sévérité même un plaisir amer : le plaisir que fait à l’âme la justice exercée même contre soi.

Il faut être impitoyable envers ses passions, ses faiblesses ou ses fautes, pour mériter d’être pardonné ici-bas et absous là-haut.

La mort est l’amnistie de la vie.


LAMARTINE.


16 avril 1860.