Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 1/Philosophie/Commentaire
Le marquis de la Maisonfort était un de ces émigrés français qui avaient suivi la cour sur la terre étrangère, et qui avaient ébloui, pendant dix ans, l’Europe de leur insouciance et de leur esprit. Il avait été l’ami de Rivarol, de Champcenetz, et de tous ces jeunes et brillants écrivains des Actes des Apôtres, satire ménippée de 89, journal à peu près semblable au Chariravi d’aujourd’hui, dans lequel ils décochaient à la révolution des flèches légères, pendant qu’elle combattait le trône avec la sape, et bientôt avec la hache.
Après le retour des Bourbons en 1814, le marquis de la Maisonfort avait été nommé, par Louis XVIII, ministre plénipotentiaire à Florence. En 1825, je fus nommé secrétaire de légation dans la même cour. Le marquis de la Maisonfort était poëte : il m’accueillit comme un père, et m’ouvrit plus de portefeuilles de vers que de portefeuilles de dépêches. Il vivait nonchalamment et voluptueusement dans ce doux exil des bords de l’Arno. C’était le plus naïf et le plus piquant mélange de philosophie voltairienne, épicurienne et sceptique de l’ancien régime, avec les théories officielles, et le langage assaisonné de trône et d’autel, de légitimité et de culte monarchique, dont il avait pris l’habitude, à la cour d’Hartwell ; un Voltaire charmant, converti par l’exil, le malheur, la situation à la cour, mais conservant, sous son habit de diplomate et d’homme d’État, la séve, la grâce et l’incrédulité railleuse de sa première vie.
Il me priait souvent d’encadrer son nom dans mes vers, qui avaient, disait-il, plus d’ailes que les siens pour le porter au delà de sa vie. Je lui adressai ceux-ci, écrits, un soir d’automne, sous les châtaigniers de la sauvage colline de Tresserves, qui domine le lac du Bourget, en Savoie.
Le marquis de la Maisonfort mourut l’année suivante à Lyon, en revenant de Paris à Florence. Je le remplaçai en Toscane. Sa mémoire me resta chère, douce comme ces souvenirs d’un entretien semi-sérieux qui font encore sourire le lendemain du plaisir d’esprit qu’on a eu la veille.
Cette race charmante de l’émigré français n’existe plus : elle s’est éteinte avec celle des abbés de cour, que j’ai encore entrevus dans ma jeunesse, et qu’on ne retrouve plus qu’en Italie. Les émigrés étaient les conteurs arabes de nos jours. Le marquis de la Maisonfort fut un des plus spirituels et des plus intéressants.