Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/Pensée des Morts/Commentaire

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 365-367).
COMMENTAIRE

DE LA PREMIÈRE HARMONIE



Cela fut écrit à la villa Luchesini, dans la campagne de Lucques, pendant l’automne de 1825. La campagne de Lucques est l’Arcadie de l’Italie. En quittant Pise et ses monuments de marbre blanc étincelant sous son ciel bleu, qui font de cette ville un musée en plein soleil, on s’enfonce dans des gorges fertiles, où l’olivier, le figuier, le grenadier, le maïs oriental, le peuplier, l’if poudreux, la vigne grimpante, inondent la campagne de végétation. Bientôt ces vallées s’élargissent et deviennent un bassin de quelques lieues de circonférence, dont la ville de Lucques occupe le centre. Ses remparts, ses clochers, ses tours, les toits crénelés de ses palais, jaillissent du sein des arbres, c’est une Florence en miniature. Mais aussitôt qu’on a traversé la capitale, on découvre sur le penchant des montagnes une nature infiniment plus accidentée, plus ombragée, plus arrosée, plus creusée, plus étagée, plus alpestre, plus apennine que la nature en Toscane : les cimes, voilées de châtaigniers et dentelées de roches, se perdent en une hauteur immense dans le ciel. Des ermitages, des couvents, des hameaux, des maisons de chevriers isolées, éclatent de blancheur, au milieu des figuiers et des caroubiers presque noirs, sur chaque piédestal de rocher, au bord écumant de chaque cascade. Au-dessous, cinq ou six villas majestueuses sont assises sur des pelouses entourées de cyprès, précédées de colonnades de marbre entrevues derrière la fumée des jets d’eau ; elles dominent la plaine de Lucques d’un côté, et de l’autre elles s’adossent aux flancs ombragés des montagnes. Des chemins étroits, encaissés par les murs des poderi et par le lit des torrents, mènent en serpentant à ces villas, où les grands seigneurs de Florence, de Pise, de Lucques, et les ambassadeurs étrangers, passent dans les plaisirs les mois d’automne. J’habitais un de ces magiques séjours ; je gravissais souvent le matin les sentiers rocailleux qui mènent au sommet de ces montagnes, d’où l’on aperçoit les maremmes de Toscane et la mer de Pise. Rien n’était triste alors dans ma vie, rien vide dans mon cœur, un soleil répercuté par les cimes dorées des rochers m’enveloppait ; les ombres des cyprès et des vignes me rafraîchissaient ; l’écume des eaux courantes et leurs murmures m’entretenaient ; l’horizon des mers m’élargissait le ciel et ajoutait le sentiment de l’infini à la voluptueuse sensation des scènes rapprochées que j’avais sous les pieds ; l’amitié, l’amour, le loisir, le bonheur, m’attendaient au retour à la villa Luchesini. Je ne rencontrais sur les bords des sentiers que des spectacles de vie pastorale, de félicité rustique, de sécurité et de paix. Des paysages de Léopold Robert, des moissonneurs, des vendangeurs, des bœufs accouplés ruminant à l’ombre, pendant que des enfants chassaient les mouches de leurs flancs avec des rameaux de myrte ; des muletiers ramenant aux villages lointains leurs femmes, qui allaitaient leurs enfants, assises dans un des paniers ; de jeunes filles dignes de servir de type à Raphaël, s’il eût voulu diviniser la vie et l’amour, au lieu de diviniser le mystère et la virginité ; des fiancés précédés des pifferari (joueurs de cornemuse), allant à l’église pour faire bénir leur félicité ; des moines, le rosaire à la main, bourdonnant leurs psaumes comme l’abeille bourdonne en rentrant à la ruche avec son butin ; des frères quêteurs, le visage coloré de soleil et de santé, le dos plié sous le fardeau de pain, de fruits, d’œufs, de fiasques d’huile et de vin, qu’ils rapportaient au couvent ; des ermites assis sur leurs nattes au seuil de leur ermitage ou de leur grotte de rocher au soleil, et souriant aux jeunes femmes et aux enfants qui leur demandaient de les bénir, voilà les spectacles de cette nature ; il n’y avait là rien pour la tristesse et la mort. Qu’est-ce qui me ramena donc à cette pensée ? Je n’en sais rien ; je m’imagine que ce fut précisément le contraste, l’étreinte de la volupté sur le cœur qui le presse trop fort, et qui en exprime trop complétement la puissance de jouir et d’aimer, et qui lui fait sentir que tout va finir promptement, et que la dernière goutte de cette éponge du cœur qui boit et qui rend la vie est une larme. Peut-être cela fut-il simplement la vue d’un de ces beaux cyprès immobiles se détachant en noir sur le lapis éclatant du ciel, et rappelant le tombeau.

Quoi qu’il en soit, j’écrivis les premières strophes de cette Harmonie aux sons de la cornemuse d’un pifferaro aveugle qui faisait danser une noce de paysans de la plus haute montagne sur un rocher aplani pour battre le blé, derrière la chaumière isolée qu’habitait la fiancée ; elle épousait un cordonnier d’un hameau voisin, dont on apercevait le clocher un peu plus bas, derrière une colline de châtaigniers. C’était la plus belle de ces jeunes filles des Alpes du midi qui eût jamais ravi mes yeux ; je n’ai retrouvé cette beauté accomplie de jeune fille, à la fois idéal et incarné, qu’une fois dans la race grecque ionienne, sur la côte de Syrie. Elle m’apporta des raisins, des châtaignes et de l’eau glacée, pour ma part de son bonheur ; je remportai, moi, son image. Encore une fois, qu’y avait-il là de triste et de funèbre ? Eh bien ! la pensée des morts sortit de là. N’est-ce pas parce que la mort est le fond de tout tableau terrestre, et que la couronne blanche sur ces cheveux noirs me rappela la couronne blanche sur son linceul ? J’espère qu’elle vit toujours dans son chalet adossé à son rocher, et qu’elle tresse encore les nattes de paille dorée en regardant jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari chante, en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cordonnier des Abruzzes : « Pour qui fais-tu cette chaussure ? Est-ce une sandale pour le moine ? est-ce une guêtre pour le bandit ? est-ce un soulier pour le chasseur ? — C’est une semelle pour ma fiancée, qui dansera la tarentelle sous la treille, au son du tambour orné de grelots. Mais, avant de la lui porter chez son père, j’y mettrai un clou plus fort que les autres, un baiser sous la semelle de ma fiancée ! J’y mettrai une paillette plus brillante que toutes les autres, un baiser sous le soulier de mon amour ! Travaille ! travaille, calzolaïo ! »