Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 3/Secondes Harmonies poétiques et religieuses/Épitre à M. Sainte-Beuve/Commentaire

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 75-76).
COMMENTAIRE

DE LA SEPTIÈME HARMONIE



C’était en 1829.

J’aimais alors beaucoup un jeune homme pâle, blond, frêle, sensible jusqu’à la maladie, poëte jusqu’aux larmes, ayant une grande analogie avec Novalis en Allemagne, avec les poëtes intimes qu’on nomme les Lakistes en Angleterre : il s’appelait M. Sainte-Beuve. Il vivait à Paris avec une mère âgée, sereine, absorbée en lui, dans une petite maison sur un jardin retiré, dans le quartier du Luxembourg. Il venait souvent chez moi, j’allais chez lui avec bonheur aussi. Ce recueillement, cette mère, cette retraite, ce jardin, ces colombes, me plaisaient à moi, trop emporté dans le courant littéraire, mondain et politique de l’existence. Cela me rappelait les presbytères et les aimables curés de campagne que j’avais tant aimés dans mon enfance.

M. Sainte-Beuve écrivit le poëme des Consolations. On ne l’apprécia pas à sa valeur. C’était une note nouvelle dans notre poésie d’imitation. J’en fus enthousiaste : j’adressai ces vers à l’auteur. Je crois qu’il ne les comprit pas, et qu’il crut trouver dans quelques critiques trop amicalement articulées un dénigrement de son talent. C’était une erreur. J’admirais extrêmement cette œuvre. La froideur injuste du public découragea trop ce jeune poëte des vers. Il ne faut céder au public qu’en mourant. M. Sainte-Beuve, en persévérant, l’aurait forcé à comprendre et soumis à admirer.

Depuis ce temps, à mon grand regret, il s’éloigna de moi, qui l’aimais d’une prédilection forte et constante. Il se jeta dans le roman philosophique, genre inférieur à son talent, et dans la critique, puissance des impuissants. Il me traita en général avec une indulgence où je sentais le souvenir de l’amitié dans le jugement du juge ; quelquefois avec sévérité ; mais jamais je n’en eus le moindre ressentiment. Je regrette M. Sainte-Beuve pour la poésie, je le regrette pour l’amitié. Je le suis d’un œil attentif dans sa carrière d’écrivain. C’est un de ces hommes qui, en s’éloignant, emportent toujours un morceau du cœur : ils ne vous deviennent jamais étrangers, fussent-ils même ennemis.