Œuvres complètes de Mathurin Régnier/éd. Viollet le Duc, 1853/Satyre IV

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A MONSIEUR MOTIN*.
SATYRE IV.

Motin, la muse est morte, ou la faveur pour elle.
En vain dessus Parnasse Apollon on appelle,
En vain par le veiller on acquiert du sçavoir,
Si Fortune s’en moque, et s’on ne peut avoir
Ny honneur, ny credit, non plus que si nos peines
Estoient fables du peuple inutiles et vaines.
Or va, romps-toi la teste, et de jour et de nuict
Pallis dessus un livre, à l’appetit d’un bruict
Qui nous honore après que nous sommes souz terre ;
Et de te voir paré de trois brins de lierre ;
Comme s’il importoit, estans ombres là-bas,
Que nostre nom vescut ou qu’il ne vescut pas.
Honneur hors de saison, inutile mérite,
Qui vivants nous trahit, et qui morts ne profite,

Sans soin de l’avenir je te laisse le bien
Qui vient à contre-poil alors qu’on ne sent rien ;
Puis que vivant icy de nous on ne fait conte,
Et que nostre vertu engendre notre honte.
Doncq’ par d’autres moyens à la cour familiers,
Par vice, ou par vertu, acquerons des lauriers ;
Puis qu’en ce monde icy on n’en fait difference,
Et que souvent par l’un, l’autre a sa récompense.
Apprenons à mentir, mais d’une autre façon
Que ne fait Calliope, ombrageant sa chanson
Du voile d’une fable, afin que son mystère
Ne soit ouvert à tous, ny cognu du vulgaire.
Apprenons à mentir, nos propos deguiser,
A trahir nos amis, nos ennemis baiser,
Faire la cour aux grands, et dans leurs antichambres,
Le chapeau dans la main, nous tenir sur nos membres,
Sans oser ny cracher, ny toussir, ny s’asseoir,
Et nous couchant au jour, leur donner le bon-soir.
Car puis que la fortune aveuglément dispose
De tout, peut estre en fin aurons nous quelque chose
Qui pourra destourner l’ingratte adversité,
Par un bien incertain à tastons débité,
Comme ces courtisans qui s’en faisant accroire
N’ont point d’autre vert sinon de dire, voire.
Or laissons doncq’la muse, Apollon et ses vers,
Laissons le luth, la lyre et ces outils divers,
Dont Apollon nous flatte : ingratte frénésie !
Puis que pauvre et quaymande on voit la poésie,

Où j’ai par tant de nuicts mon travail occupé.
Mais quoy ? je te pardonne, et si tu m’as trompé,
La honte en soit au siècle, où vivant d’âge en âge
Mon exemple rendra quelqu’autre esprit plus sage.
Mais pour moy, mon amy, je suis fort mal payé
D’avoir suivy cet art. Si j’eusse estudié,
Jeune, laborieux sur un banc à l’escole,
Galien, Hipocrate, ou Jason ou Bartole,
Une cornette au col debout dans un parquet,
A tort et à travers je vendrois mon caquet ;
Ou bien tastant le poulx, le ventre et la poitrine,
J’aurais un beau teston pour juger d’une urine ;
Et me prenant au nez, loûcher dans un bassin,
Des ragousts qu’un malade offre à son médecin ;
En dire mon advis, former une ordonnance,
D’un réchape s’il peut, puis d’une révérence,
Contre-faire l’honneste, et quand viendroit au point,
Dire, en serrant la main, dame il n’en falloit point.
Il est vray que le ciel, qui me regarda naistre,
S’est de mon jugement tousjours rendu le maistre ;
Et bien que, jeune enfant, mon pere me tansast,
Et de verges souvent mes chansons menassast,
Me disant de despit, et bouffy de colere :
Badin, quitte ces vers, et que penses-tu faire ?
La muse est inutile ; et si ton oncle a sceu
S’avancer par cet art, tu t’y verras deceu.
Un mesme astre toujours n’esclaire en ceste terre ;
Mars tout ardent de feu nous menace de guerre,

Tout le monde fremit, et ces grands mouvements
Couvent en leurs fureurs de piteux changements.
Pense-tu que le luth, et la lyre des poëtes
S’accorde d’harmonie avecques les trompettes,
Les fiffres, les tambours, le canon et le fer,
Concert extravagant des musiques d’enfer ?
Toute chose a son regne, et dans quelques années,
D’un autre œil nous verons les fieres destinées.
Les plus grands de ton temps dans le sang aguerris,
Comme en Trace seront brutalement nourris,
Qui rudes n’aymeront la lyre de la muse,
Non plus qu’une viéle, ou qu’une cornemuse.
Laisse donc ce mestier, et sage prens le soin
De t’acquerir un art qui te serve au besoin.
Je ne sçay, mon amy, par quelle prescience,
Il eut de nos destins si claire connoissance
Mais, pour moy, je sçay bien que, sans en faire cas,
Je mesprisois son dire, et ne le croyois pas ;
Bien que mon bon démon souvent me dist le mesme.
Mais quand la passion, en nous est si extresme,
Les advertissemens n’ont ny force ny lieu ;
Et l’homme croit à peine aux parolles d’un Dieu.
Ainsi me tançoit-il d’une parolle esmuë.
Mais comme en se tournant je le perdoy de vuë,
Je perdy la mémoire avecques ses discours,
Et resveur m’esgaray tout seul par les destours
Des antres et des bois affreux et solitaires,
Où la Muse, en dormant, m’enseignoit ses misteres,

M’apprenoit des secrets et m’eschauffant le sein,
De gloire et de renom relevoit mon dessein.
Inutile science, ingrate et mesprisée,
Qui sert de fable au peuple, et aux grands de risée !
Encor’ seroit-ce peu, si, sans estre avancé,
L’on avoit en cet art son âge despensé,
Après un vain honneur que le temps nous refuse ;
Si moins qu’une putain l’on estimoit la muse.
Eusses-tu plus de feu, plus de soin, et plus d’art,
Que Jodelle n’eu oncq’, des-Portes, ny Ronsard,
L’on te fera la mouë, et pour fruict de ta peine,
Ce n’est, ce dira-t’on, qu’un poëte à la douzaine.
Car on n’a plus le goust comme on l’eut autrefois.
Apollon est gesné par de sauvages loix
Qui retiennent souz l’art sa nature offusquée,
Et de mainte figure est sa beauté masquée.
Si pour sçavoir former quatre vers empoullez,
Faire tonner des mots mal joincts et mal collez,
Amy, l’on estoit poëte, on verroit (cas estranges !)
Les poëtes plus espois que mouches en vendanges.
Or que dès ta jeunesse Apollon t’ait appris,
Que Calliope mesme ait tracé tes escrits,
Que le neveu d’Atlas les ait mis sur la lyre,
Qu’en l’antre Thespéan on ait daigné les lire ;
Qu’ils tiennent du sçavoir de l’antique leçon,
Et qu’ils soient imprimez des mains de Patissson ;
Si quelqu’un les regarde, et ne leur sert d’obstacle,
Estime, mon amy, que c’est un grand miracle.

L’on a beau faire bien, et semer ses escrits
De civette, bainjoin, de musc, et d’ambre gris ;
Qu’ils soyent pleins, relevez, et graves à l’orielle ;
Qu’ils fassent sourciller les doctes de merveilles ;
Ne pense, pour cela, estre estimé moins fol,
Et sans argent contant, qu’on te preste un licol ;
Ny qu’on n’estime plus (humeur extravagante !)
Un gros asne pourveu de mille escus de rente.
Ce malheur est venu de quelques jeunes veaux,
Qui mettent à l’encan l’honneur dans les bordeaux ;
Et ravalant Phœbus, les muses, et la grace,
Font un bouchon à vin du laurier de Parnasse ;
A qui le mal de teste est commun et fatal,
Et vont bizarrement en poste en l’hospital,
Disant, s’on n’est hargneux, et d’humeur difficile,
Que l’on est mesprisé de la troupe civile ;
Que pour estre bon poëte, il faut tenir des fous ;
Et desirent en eux, ce qu’on mesprise en tous.
Et puis en leur chanson, sottement importune,
Ils accusent les grands, le ciel et la fortune,
Qui fustez de leurs vers en sont si rebattus,
Qu’ils ont tiré cet art du nombre des vertus ;
Tiennent à mal d’esprit leurs chansons indiscrettes,
Et les mettent au rang des plus vaines sornettes.
Encore quelques grands, afin de faire voir,
De Mœcene rivaux, qu’ils ayment le sçavoir,
Nous voyent de bon œil, et tenant une gaule,
Ainsi qu’à leurs chevaux, nous en flattent l’espaule ;

Avecque bonne mine, et d’un langage doux,
Nous disent souriants : et bien que faictes-vous ?
Avez-vous point sur vous quelque chanson nouvelle ?
J’en vy ces jours passez de vous une si belle,
Que c’est pour en mourir ; ah ! ma foi, je voy bien
Que vous ne m’aimez plus ; vous ne me donnez rien.
Mais on lit à leurs yeux et dans leur contenance,
Que la bouche ne parle ainsi que l’âme pense ;
Et que c’est, mon amy, un grimoire et des mots,
Don tous les courtisans endorment les plus sots.
Mais je ne m’aperçoy que, trenchant du preud’homme,
Mon temps en cent caquets sottement je consomme ;
Que mal instruit je porte en Broüage du sel,
Et mes coquilles vendre à ceux de Sainct Michel.
Doncques, sans mettre enchere aux sottises du monde,
Ny gloser des humeurs de dame Fredegonde,
Je diray librement, pour finir en deux mots,
Que la plus part des gens sont habillez en sots.